[email protected] Nous n'étions pas toujours d'accord avec lui (il était à nos yeux coupable d'œuvre à tempérer nos ardeurs dogmato-révolutionnaires de jeunesse !), mais nous le respections pour sa rigueur et son érudition ; c'est à lui que nous devons encore l'essentiel de nos connaissances en matière de droit et institutions de la Régence et de l'Algérie coloniale. Les étudiants de la Faculté de droit d'Alger des années 1970 tiennent tous en haute estime Claude Bontems. Et il ne nous le rend bien. Il est resté fidèle à ses premières amours : après avoir publié une nouvelle édition des Annales algériennes en 2013, il vient encore de nous livrer Le droit musulman algérien à l'époque coloniale – de l'invention à la codification(*), un ouvrage de 375 pages préfacé par un autre monument de la même époque, le doyen Ahmed Mahiou. Ce dernier salue l'invitation que nous lance le professeur Claude Bontems à «revisiter toute une prétendue science du droit musulman dont il montre à la fois l'intérêt, l'importance et les mérites tout en dévoilant ses limites, ses faiblesses et ses présupposés». Il salue au passage la modestie de l'auteur de «simplement montrer comment un colonisateur, le colonisateur français en l'occurrence, incapable de concevoir la notion de droit savant et de l'appliquer au droit musulman, s'est ingénié à reformuler, à inventer ce dernier et, ce faisant, a contribué à pervertir le système original en substituant à ce qui était, ce qui n'a jamais été». La formule, au demeurant condensée et pertinente, résume bien comment, «partant d'un socle formé par le droit musulman selon le rite malékite, le colonisateur s'efforçait d'en altérer les règles pour les rapprocher du droit français considéré comme un modèle». Comme le rappelle l'auteur, «le droit musulman, comme le droit romain, a été un droit savant. C'est-à-dire un droit qui n'a pas pour prétention première d'édicter (ce mot ne veut rien dire à l'époque) des préceptes impératifs, mais un droit qui entend dégager un modèle idéal à partir duquel il est possible de raisonner et de se forger un esprit juridique». Dans le parcours qui s'étale de l'invention à la codification du droit musulman, l'auteur ouvre un premier chapitre pour se mettre «à la recherche du Jus Musulmanus» (De la nécessité d'un droit musulman algérien) où il fixe «le désert (juridique) des Barbares(ques)s» – mutisme des voyageurs, rareté des traductions accessibles aux Occidentaux, pénurie de sources juridiques écrites en Algérie précoloniale – avant de, nécessité requérant droit, voir apparaître les premiers traités coloniaux sur le droit musulman et la théorisation du droit foncier algérien. Cette première étape du long parcours qu'emprunte l'invention du droit musulman culmine avec ce que Bontems appelle «la résurrection de Sidi Khalil». En effet, le désir de mettre en évidence le rite malékite va déboucher entre 1840 et 1860 sur «l'exhumation du Mukhtassar de Sidi Khalil» – nom d'un docteur égyptien qui florissait dans la région au 14e siècle. Dans sa longue quête des connaissances sur le sujet, Bontems accorde une place particulière à un petit opuscule intitulé : Précis de jurisprudence musulmane suivant le rite malékite. «Les règles posées par cet auteur sont qualifiées de lois et deux éditions, l'une en français l'autre en arabe, sont publiées dans des formes qui acquièrent presque la valeur d'une promulgation officielle. Notons que cette démarche a pour effet de faire passer à l'arrière-plan les sources du commentaire de Khalil, ce dernier se substitue pour ainsi dire au Coran, à la Sunna, de même qu'il relègue à l'arrière-plan les dispositions coutumières et les kanouns émanant de l'autorité étatique, dans la mesure où elles ont existé sous cette forme en Algérie précoloniale.» Le second moment fort, objet du chapitre suivant, nous fait passer «du Jus Musulmanus au Corpus Juris Musulmanus», ou «comment le droit musulman acquiert sa consistance». Cette étape charnière est marquée par la réception judiciaire du droit musulman algérien (grâce à sa diffusion par les auxiliaires de justice, son intégration dans la jurisprudence et sa confirmation par les présidents de la cour d'Alger) et sa consécration universitaire (avec la mise en place de l'appareil universitaire et son enseignement au sein de la Faculté de droit d'Alger). Troisième et dernière étape du processus : «Du Corpus au Codex Juris Musulmanus» ou «les tentatives de codification du droit musulman algérien». Il est question ici «de faire en Algérie ce que Napoléon a fait en France avec le code civil : unifier les règles juridiques». Cette codification du droit musulman a connu plusieurs moments forts, à commencer par «les tentatives privées» et l'action sur le droit coutumier. Elle culmine avec l'entreprise officielle de projet de code musulman entamée dès la seconde moitié du dix-neuvième siècle. L'œuvre de Marcel Morand, «Introduction à l'étude du droit musulman algérien», publié à Alger en 1921, parachève cette entreprise. Elle corrobore un «processus d'acculturation profondément enclenché» à l'endroit duquel s'expriment de fortes réticences «puisque la très grande majorité des Algériens est prête à s'engager dans la défense d'un droit qui n'est pas le sien, mais qui lui est présenté comme tel par le colonisateur». La troisième étape culmine la codification du droit dans l'Algérie indépendante. En recouvrant leur souveraineté, les Algériens recueillent le droit musulman – et pas seulement – dans l'héritage. Ils retrouvent par la même occasion, enfouie mais toujours vivante et résistant aux «assauts coloniaux», la coutume kabyle. En décrétant la fin de l'ordre juridique colonial, l'ordonnance du 5 juillet 1973 (elle abroge la loi du 31 décembre 1962 reconduisant la législation coloniale à compter du 5 juillet 1975) va considérablement consolider le mouvement de codification, entamé avec le tout premier code, celui de la nationalité, accordée à «toute personne dont au moins deux ascendants en ligne paternelle sont nés en Algérie et y jouissant du statut musulman». Le code civil consacre alors la résurgence du droit musulman et de la coutume kabyle dans son art. 1er, mais c'est à l'occasion de l'élaboration du code de la famille, touchant au domaine du statut personnel, que seront enregistrées les percées les plus marquantes du législateur. Cette élaboration va s'étendre de 1963 à 1984, période pendant laquelle verront le jour cinq projets de code dont le dernier fut adopté sans grande discussion le 4 juin 1984. Les textes de l'Algérie contemporaine témoignent, à bien des égards, «d'une acculturation du droit musulman algérien post-indépendance». C'est particulièrement le cas du code de la famille : «L'Algérie devait se doter d'un code de la famille, fût-il contestable, le génie d'un peuple qui a su s'affranchir de tant d'entraves finira par le polir, par l'adapter aux exigences d'une société moderne. Ce processus, dont on peut déplorer la lenteur : 22 années pour accoucher d'un code en grande partie élaboré à l'époque coloniale, 21 années pour commencer à la peaufiner (l'auteur fait allusion ici à l'ordonnance 45-02 du 27 février 2005, ndlr), est en marche. Tout laisse à penser que même les combats d'arrière-garde, si fanatiques soient-ils, ne pourront l'empêcher d'aboutir à son terme.» A. B. (*) Claude Bontems, Le droit musulman algérien à l'époque coloniale – de l'invention à la codification, préface d'Ahmed Mahiou, 378 pages, Stakline Editions, Genève, 2014.