Pr Kamel Sanhadji(*) «Toute opinion est transitoire et toute œuvre est permanente.» (Man Ray, 1890-1976, peintre et photographe) La greffe rénale : sa petite histoire, sa réalisation et son suivi En matière de greffe rénale, beaucoup de travaux et d'expérimentations, empiriques ou rationnels, ont été tentés dans le passé, pas très lointain. Ces expérimentations ont aidé et permis le succès que connaît aujourd'hui la transplantation rénale si bien qu'il est possible de greffer cet organe en défiant même les lois biologiques de la compatibilité (histocompatibilité) entre donneur et receveur. Historiquement, en 1818, James Blundell, en Angleterre, réalise les premières transfusions sanguines d'homme à homme (la transfusion étant une greffe d'un tissu «liquide» qu'est le sang). La moitié des patients transfusés décède. Entre 1902 et 1908, Alexis Carrel, à Lyon, développe la technique de suture des vaisseaux sanguins, sans laquelle toute greffe d'organes serait impossible. Il découvre aussi l'intérêt du froid pour la conservation des organes. Il fut prix Nobel en 1912. En 1906, Mathieu Jaboulay tente de transplanter un rein de porc, au niveau du pli du coude, chez une femme à Lyon. L'opération est un échec. En 1933, le Russe Serguey Voronoy parvient à une conclusion fondamentale majeure que le rejet est un phénomène d'origine immunologique. Il réalise alors une transplantation de rein d'homme à homme : le donneur est une personne de 60 ans décédée et le receveur une jeune femme de 26 ans. Cette dernière décède. En 1947, David Milford Hume réalise avec succès mais clandestinement, à Boston, la greffe d'un rein chez une femme atteinte d'insuffisance rénale. Lorsque les propres reins de la patiente se remettent à fonctionner, le greffon est retiré. En 1951 à Chicago, Richard Lawler greffe avec succès, chez une femme souffrant de reins polykystiques (kystes dans les reins), un rein d'un donneur décédé. La patiente survit pendant six mois. A Paris, entre 1952 et 1964, les travaux de Jean Dausset et de Baruj Benacerraf aboutissent à la découverte du système HLA (Human Leucocyte Antigens : antigènes sur les globules blancs humains permettant d'établir le degré de compatibilité entre un donneur et un receveur d'organe). Il s'agit d'une sorte de carte d'identité génétique de l'Homme. Ils obtiennent le prix Nobel de médecine en 1980. Cette découverte fondamentale explique les rejets de greffes précédents. Et l'on comprend dons que pour qu'une greffe réussisse, il faudrait que les systèmes HLA du donneur et du receveur soient les plus proches possibles, comme c'est le cas pour les vrais jumeaux. Aussi, on pourrait agir en «affaiblissant», grâce aux médicaments anti-rejet ou immunosuppresseurs, le système immunitaire du receveur aux fins d'empêcher le rejet du greffon. En 1952, suite à un accident, le jeune charpentier Marius Renard perd l'usage de ses reins. Sa mère propose de lui donner un des siens. Jean Hamburger et Louis Michon, à Paris, décident de tenter une greffe chez le jeune homme. La greffe effectuée semble un succès, mais le patient ne survit que 21 jours suite à un rejet. En 1954 à Boston, l'équipe de Joseph Murray réalise la première transplantation réussie d'un organe prélevé chez un donneur vivant. Il s'agit de la première transplantation d'un rein entre vrais jumeaux. En 1960, René Küss et Marcel Legrain réalisent, à Paris, les trois premières greffes sur des patients non apparentés (sans lien familial). Deux des patients greffés survivent 18 mois. En 1962 à Boston, premier succès d'une greffe d'organe provenant d'une personne décédée, le patient survit pendant 21 mois grâce à des médicaments immunosuppresseurs (azathioprine et corticoïdes) par Joseph Murray. En 1963 au Colorado, la première tentative d'une greffe de foie est réalisée par Thomas Starzl chez un enfant. Ce fut un échec car l'enfant décède d'une hémorragie lors de l'opération. La première greffe du poumon (poumon gauche) est réalisée au Mississipi, par James Hardy. Le patient décède 18 jours plus tard suite à la défaillance de plusieurs organes. En 1966, Richard Lillche et William Kelly, à Minneapolis, réalisent la première transplantation de pancréas chez un patient souffrant du diabète et d'une insuffisance rénale. En 1967 à Denver, Thomas Starzl réussit la première greffe de foie. Le patient survit 13 mois. En 1967 en Afrique du Sud, Christiaan Barnard réalise la première greffe de cœur. Le patient survit 18 jours. En 1968, Christiann Cabrol réalise la même greffe en France, le patient survit 2 jours. En 1976, la loi Caillavet pose un premier cadre législatif sur le don d'organe en France. Elle stipule que les donneurs étant présumés d'accord par défaut. Néanmoins, ils peuvent faire savoir qu'ils sont opposés au prélèvement en s'inscrivant, de leur vivant, sur un registre des refus. A Stanford, en 1981, Norman Shumway et Bruce Reitz réalisent la première greffe de bloc cœur-poumon. En 1984 est réalisée la première transplantation d'un cœur de babouin sur un bébé par l'Américain Leonard Bailey. La petite fille décède à cause du traitement immunosuppresseur. En 1988, Jean-Louis Touraine réalise à Lyon la première greffe mondiale de cellules souches in utero chez un fœtus atteint de déficit immunitaire sévère. En 1989 à Chicago, Thomas Starzl réussit la première transplantation d'un fragment de foie d'un donneur vivant. Cette technique permet d'augmenter le nombre de donneurs potentiels car le foie est un organe qui se régénère. En 1990, le poumon droit d'une petite fille est remplacé par un lobe du poumon droit prélevé sur sa mère. Cette opération a été effectuée par Vaughn Starnes en Californie. 0Entre 1992-1993, Thomas Starzl à Pittsburg réalise deux greffes de foie du chimpanzé vers l'Homme. En 1998, la première greffe de main est réalisée à Lyon par Jean-Michel Dubernard. Cette greffe est plus complexe car elle met en jeu un nombre de tissus plus importants, ce qui augmente le risque de rejet. Elle pose aussi le problème de la greffe d'un organe qui n'est pas vital. En 2005, les équipes de Jean-Michel Dubernard et de Bernard Devauchelle réalisent la première greffe partielle d'un visage sur une jeune femme défigurée par un chien. Quant à la greffe de rein elle-même et techniquement, l'intervention se déroule sous anesthésie générale. Plusieurs voies d'abord permettent de transplanter un rein. Le choix ainsi que le côté sera fait en fonction de l'état des vaisseaux, des antécédents chirurgicaux ainsi que des habitudes de l'équipe chirurgicale de transplantation. Le transplant ou greffon rénal sera d'abord inspecté et préparé par le chirurgien transplanteur. Le transplant sera raccordé aux propres vaisseaux du receveur et son uretère généralement réimplanté dans la vessie. On pourra ainsi uriner normalement. Pour surveiller le bon fonctionnement du greffon et assurer la cicatrisation de la vessie, une sonde urinaire est mise en place pendant l'anesthésie. Une deuxième sonde reliant le transplant à la vessie peut aussi être mise en place. En fin d'intervention un ou plusieurs drains pourront être mis en place. Outre les précautions inhérentes à toute intervention chirurgicale, il faut cependant insister sur l'importance de l'antibioprophylaxie (dirigée contre le staphylocoque doré et les bacilles à Gram négatif) qui a permis de réduire considérablement la morbidité et la mortalité post-opératoires liées aux infections de paroi. Enfin, le traitement immunosuppresseur est débuté avant la transplantation proprement dite par la plupart des équipes. Suivi : évolution et complications de la transplantation L'évolution d'une transplantation rénale est fonction de multiples facteurs souvent intriqués et sources d'hétérogénéité. Il s'agit du choix du receveur et du donneur, conditions de prélèvement et de conservation du greffon, traitement immunosuppresseur, qualité du suivi, etc. L'évolution la plus favorable est celle observée chez les patients transplantés avec un rein de donneur vivant apparenté HLA identique. La reprise de diurèse et de fonction est en règle générale immédiate. Le lever est possible au deuxième jour ainsi que la reprise d'une alimentation. Les drains sont enlevés après 48 heures. En quelques jours, la fonction rénale est normalisée, la cicatrice est propre et le patient peut sortir de l'hôpital. Commence pour lui une période de surveillance médicale très rigoureuse, seule garante d'un diagnostic précoce et précis des diverses complications qui peuvent émailler l'évolution de la transplantation à court, moyen et long terme. Les complications On cite l'insuffisance rénale aiguë post-opératoire comme une éventuelle première complication. On peut schématiquement assister à une reprise non pas immédiate mais retardée de la diurèse et de la fonction. La première difficulté consiste à distinguer l'insuffisance rénale aiguë ou la reprise retardée de fonction. La définition la plus simple est le recours à l'hémodialyse dans les sept premiers jours suivant la greffe. On peut apprécier la sévérité de la reprise retardée de fonction par la durée de l'anurie (absence d'urine), la durée jusqu'à la reprise spontanée de fonction, le nombre total de séances d'hémodialyse. La reprise retardée de fonction est un facteur qui influence négativement la durée de survie du greffon surtout si un rejet aigu survient de façon concomitante. Il convient donc dans un premier temps de rechercher toutes les causes d'insuffisance rénale aiguë postopératoire avant de retenir le diagnostic de nécrose tubulaire aiguë. On élimine donc les causes vasculaires (thrombose de l'artère ou de la veine du greffon), les obstacles sur la voie urinaire (fuite urinaire, caillots, compression extrinsèque, sténose de l'anastomose urinaire), la néphrotoxicité des anticalcineurines, l'insuffisance de remplissage du compartiment extracellulaire, un rejet hyperaigu retardé, etc. L'incidence des rejets aigus est plus élevée pendant cette période de reprise retardée de fonction et certaines équipes réalisent de principe et à intervalles réguliers des biopsies rénales pour dépister ces rejets dont la traduction ne peut être qu'histologique. La deuxième complication est représentée par l'insuffisance rénale aiguë des premiers mois de greffe est à surveiller. L'attitude devant une insuffisance rénale aiguë survenant au cours des trois premiers mois suivant la transplantation doit être systématique et rigoureuse. Des examens techniques poussés y sont consacrés. Les rejets On peut schématiquement distinguer quatre types principaux de rejet : - le rejet hyperaigu, lié à la présence d'anticorps anti-HLA lymphocytotoxiques préexistants à la transplantation, et responsables alors d'un rejet immédiat dès le déclampage (remise en circulation en enlevant les petites pinces de clampage) des vaisseaux, ou lié à une réaction anamnestique rapide vis-à-vis des antigènes du donneur et survenant alors dans les dix premiers jours ; - le rejet aigu humoral, lié à l'apparition d'anticorps spécifiques du donneur ; - le rejet aigu cellulaire, lié principalement à une réaction cellulaire lymphocytaire T ; - le rejet chronique qui constitue stricto sensu la composante immunologique de la néphropathie d'allogreffe. Ces différents types de rejets posent à l'évidence des problèmes diagnostiques et thérapeutiques très différents et parfois intriqués. Le traitement du rejet par les immunosuppresseurs La greffe rénale est le traitement par excellence de l'insuffisance rénale terminale au stade des traitements de suppléance, tant en termes de survie, de qualité de vie que de coût pour la société. Elle nécessite cependant l'usage de médicaments. La pierre angulaire de ce traitement est l'immunosuppression afin d'éviter le rejet de l'allogreffe. Durant la dernière décennie, de nouveaux agents immunosuppresseurs ont permis d'améliorer les résultats de la transplantation rénale. Ainsi, en 1970, la survie du greffon atteignait seulement 75% à un an. A la fin des années1990, cette survie avait nettement progressé pour atteindre plus de 90% à trois, voire cinq ans. Récemment, l'attention s'est particulièrement portée sur les complications engendrées par les agents immunosuppresseurs (néphrotoxicité, risques cardiovasculaires, infections, intolérance au glucose, etc.). Ceci a parfois conduit à modifier, au cours du suivi du patient, le choix de ce traitement afin de diminuer la fréquence et les conséquences des effets secondaires spécifiques à certains agents. Les stratégies thérapeutiques ont pour but d'exposer le patient à moins d'effets secondaires, tout en diminuant le risque de rejet aigu, mais aussi chronique. L'objectif est de prolonger la survie du greffon, tout en préservant la qualité de vie du patient. Actuellement, les inhibiteurs des calcineurines, comprenant le tacrolimus (Prograft) et la ciclosporine (Néoral), restent la base d'un traitement immunosuppresseur standard. Ces molécules sont administrées avec un agent antiprolifératif, tels que le mycophénolate mofétil (MMF), l'azathioprine ou le sirolimus, avec ou sans corticostéroïdes. On peut également ajouter l'injection d'anticorps anti-IL-2 à la phase initiale de la greffe. En conclusion, l'apparition, il y a plus de 25 ans de cela, des inhibiteurs de la calcineurine a transformé le pronostic de la greffe rénale et en a fait un traitement de choix de l'insuffisance rénale terminale. Aujourd'hui, même des patients à haut risque immunologique peuvent être greffés, grâce à des combinaisons de plus en plus sophistiquées de traitements immunomodulateurs, permettant d'étendre la liste des donneurs et des receveurs potentiels. Grâce à une meilleure prévention du risque de rejet aigu et des complications infectieuses précoces, la survie des greffons à un an est de l'ordre de 95%. Assurer la survie des patients et la fonction du greffon à long terme est donc progressivement devenu le principal défi. Seule une meilleure maîtrise de la toxicité chronique des immunosuppresseurs, couplée à une acquisition de la tolérance de l'allogreffe rénale, permettront de le relever. K. S. * professeur des universités, directeur de recherches, service d'immunologie des transplantations,