Par Ammar Belhimer [email protected] Les relations entre l'Iran et l'Arabie Saoudite n'ont jamais été aussi exécrables qu'aujourd'hui. Aucun Etat de la région et aucun secteur d'activité n'échappe à cette animosité qui se manifeste, soit directement, soit par relais interposés. Le dernier épisode en date concerne la détérioration des prix du pétrole que Téhéran impute ouvertement à l'Arabie Saoudite, rendue coupable d'homicide économique prémédité contre son voisin. Pour une économie entièrement dépendante des recettes pétrolières, cela dépasse l'affront. D'où la multiplication de déclarations officielles iraniennes, ces derniers jours, attribués pour la plupart à des porte-parole du Corps des gardiens de la révolution iranienne. En décembre dernier, ces déclarations se sont succédé à une cadence qui a fait craindre le pire : que les protagonistes en arrivent aux mains ! Le 10 décembre, le président iranien Hassan Rohani avait ouvert les hostilités en assimilant la baisse des cours du prix du pétrole à un acte politique prémédité et planifié par des pays de la région – suivez mon regard ! –, tout en assurant que le peuple iranien n'oubliera pas cette «trahison» et saura «y répondre». Auparavant, le président du Majlis, Ali Larijani, s'était exprimé de façon tout aussi allusive. Lors d'une visite en Syrie, il avait déclaré : «Cette fois-ci, nous n'oublierons pas les pays qui ont comploté pour faire baisser le prix du pétrole.» Le 15 décembre, l'hebdomadaire du Corps des gardiens de la révolution, Sobh-e Sadeq, se fait plus direct et promet que l'Iran utiliserait «tous les moyens à sa disposition contre l'Arabie Saoudite». Le 27 décembre, Amir Moussavi, un ancien diplomate issu du même Corps des gardiens de la révolution, qui dirige aujourd'hui l'Institut des études stratégiques et des relations internationales, déclarait : «L'entreprise saoudienne est une étape suicidaire dans la lutte contre l'Iran dans la région... Jusqu'à présent, Téhéran avait agi avec modération, mais il semble que cette fois-ci, ce jeu avec le feu est une sorte de suicide.» Sorti de la bouche d'un diplomate, le propos équivaut à une déclaration de guerre. Il faut dire que le pétrole n'est intervenu que comme amplificateur d'une tension qui couve depuis longtemps : la question des minorités ethniques dans chacun des deux pays. Inquiet de l'agitation qui secoue ses nombreuses minorités, l'Iran accuse Riyad de les attiser, tandis que des sources iraniennes sont soupçonnées d'agir en direction de la communauté chiite de l'est de l'Arabie Saoudite, d'où est extrait l'essentiel de la ressource pétrolière. Les chiites représentent 16% des 24 millions de sujets du Royaume et constituent 30% des effectifs de l'Aramco dans l'est de l'Arabie Saoudite. Le 14 décembre 2014, une campagne médiatique saoudienne dénonçait «la répression des minorités ethniques en Iran». La chaîne de télé iranienne Al-Alaam TV émettant en langue arabe avait ouvertement accusé le quotidien saoudien Al-Watan d'appeler «effrontément les membres du Conseil de coopération des Etats du Golfe à s'immiscer dans les affaires intérieures de l'Iran et d'allumer le feu de la fitna dans le sud (de l'Iran)». Le quotidien saoudien avait en effet publié dans son édition du 19 octobre un entretien avec Habib Jaber, chef de l'Organisation nationale pour la libération d'Ahwaz, dans lequel il appelait les pays arabes à soutenir la lutte pour un Etat ahwazi sunnite arabe indépendant dans une région de l'Iran riche en réserves pétrolières(*). Les Ahwazis sont la plus grande communauté arabe d'Iran qui réside principalement dans la province du Khuzestan au sud du pays, limitrophe de l'Irak. La capitale du Khouzistan est Ahvaz. En réaction, le 20 décembre 2014, un compte Twitter attribué au Corps des gardiens de la révolution menaçait : «L'expérience de Ansar Allah (les Houthis au Yémen) et du Hezbollah (au Liban) sera renouvelée dans l'est de l'Arabie Saoudite. Les gens doivent se défendre contre les attaques militaires répétées du régime des Al Saoud.» De quels moyens dispose l'Iran pour mettre à exécution ses menaces ? Le 15 décembre 2014, l'hebdomadaire Sobh-e Sadeq publiait un article dont le titre ne souffre d'aucune équivoque : «La guerre du pétrole des Al Saoud est un signe de faiblesse». Il rappelait la capacité de l'Iran à réagir «par tous les moyens» dont elle dispose. Le discours ne peut être plus clair : «L'Arabie Saoudite peut être considérée comme l'ennemi majeur et le plus criminel de l'Iran dans la région. C'est un pays qui n'a jamais cessé son hostilité vis-à-vis de l'Iran, même dans les situations où leurs relations étaient considérées comme bonnes. Certes, jusqu'à une date récente, l'hostilité et l'inimitié (de la famille royale saoudienne) étaient tues, mais depuis un certain temps, elle recourt à des mesures anti-iraniennes ouvertement et publiquement – en d'autres termes, elle se prépare pour la bataille.» L'analyse cible la connivence américaine et élargit les visées à la Russie et au Venezuela, avec une pointe d'autocritique : «La dernière guerre du pétrole des Al Saoud contre l'Iran, la Russie et le Venezuela, commanditée par des patrons américains, est leur plus récente et plus manifeste marque d'hostilité... Tout d'abord, la nouvelle guerre du pétrole de l'Arabie Saoudite atteste une nouvelle fois qu'aussi longtemps que le budget du pays (l'Iran) repose presque entièrement sur le pétrole, l'ennemi pourra toujours exploiter cette arme pour faire pression sur elle. C'est pourquoi, tout doit être entrepris pour que, une fois pour toutes, les ressources iraniennes ne dépendent pas du pétrole ; par conséquent, les décideurs politiques et économiques iraniens doivent se pencher sérieusement sur "l'économie de résistance" – un plan sollicité au cours des dernières années par le Guide suprême Ali Khamenei, afin de neutraliser des armes de ce genre.» Elargissant leur champ de vision, les analystes iraniens attribuent à la décision saoudienne trois objectifs principaux : - réduire fortement les revenus de l'Iran afin de la contraindre à consentir un mauvais accord dans ses négociations nucléaires ; - exercer des pressions sur la Russie et l'Iran pour les amener à revoir leur position sur la question syrienne ; - garder le marché du pétrole sous contrôle saoudien en bloquant des concurrents pour lesquels il n'est économiquement pas rentable de produire du pétrole à moins de 60 dollars le baril. Dans sa stratégie de riposte, l'Iran ne se propose pas seulement de briser son addiction au pétrole. Dans l'immédiat, elle insigne qu'elle dispose de puissants relais internes (au royaume) pour mettre un terme à ce qu'elle qualifie de «tyrannie d'une famille médiévale». Ces relais, particulièrement nocifs, ne sont pas uniquement localisés dans la partie orientale du royaume, où les chiites sont largement majoritaires, mais englobent également les Houthis du Yémen qui sont considérés comme les ennemis jurés de Al Saoud. Les Houthis, du nom d'un de leurs dirigeants Husseïn Badreddin al-Houthi, représentent un puissant mouvement insurrectionnel issu de l'école théologique Zaydite du nord-ouest du Yémen. Husseïn Badreddin al-Houthi a été tué le 10 septembre 2004 dans la Guerre du Saâda durant laquelle l'armée saoudienne est intervenue en utilisant du phosphore blanc, arme interdite, qui a fait des milliers de victimes. Le mouvement mobiliserait aujourd'hui encore entre 2 000 et 10 000 hommes disposant de tanks, de plusieurs camions pris à l'armée yéménite, de mines anti-char et de missiles anti-char ainsi que diverses pièces d'artillerie lourde et légère. Il contrôle l'ensemble des gouvernorats de Saâda, d'Al Jawf et d'Amran, 40% de celui de Hajjah, une partie de celui d'Al Wawhit et de la capitale Sanaâ, et le village de Jabira en Arabie Saoudite. Il dispose également d'un accès à la mer Rouge. C'est dire que les Houthis frappent «à la porte arrière de l'Arabie Saoudite». L'Iran n'aurait qu'à lever un doigt pour qu'ils «désintègrent» les Al Saoud. Une victoire des Houthis au Yémen, la consolidation du pouvoir chiite en Irak, l'autonomisation du Hezbollah, la montée en puissance de l'Iran, et une possible victoire pour le président syrien Bachar Al-Assad – un alaouite-chiite – finiront par imploser le vieux et branlant royaume aux yeux de Téhéran.