Par Arezki Metref [email protected] En vérité, c'est à mon ami Nacer Ouramdane que je dois cette chronique. Il m'a mis la puce à l'oreille. Echangeant l'autre jour avec lui sur Facebook, je lui racontai l'histoire d'un type qui avait, dans un souci de garder une forme d'anonymat, ouvert un compte sous un pseudo et, j'allais ajouter presque naturellement, sous une fausse date de naissance. Comme Facebook est programmé pour fêter l'anniversaire de ses inscrits, la personne en question fut étonnée de recevoir des vœux en nombre, y compris de certains de ses frères et sœurs. Pour un peu, lui-même y aurait cru. D'ailleurs, d'une certaine manière, il fit semblant d'y croire puisqu'au lieu de démentir, il remercia ses interlocuteurs. Toujours à l'affût de l'idée originale exploitable en littérature, Nacer Ouramdane me fit observer que cette histoire culminant dans l'automystification pourrait faire l'objet d'une nouvelle qui nous changerait certainement de l'inspiration fatalement politique observée chez la plupart des écrivains algériens. Je lui répondis qu'effectivement, l'idée était bonne mais que j'en avais une autre, bien meilleure d'après moi en tout cas, et qui, en outre, entrerait parfaitement, par l'entremise de ce vieux Luigi Pirandello, dans le mentir-vrai. Après tout, on peut raconter des salades. ça ne fait de mal à personne. Cette histoire, je la tiens d'un autre ami et collègue, Mohamed-Saïd Atamar, qui, ne désirant pas l'écrire lui-même, m'autorisa par défaut à le faire. Et me voilà donc, pas très glorieux, en train d'écrire l'histoire qui est arrivée à un ami, Atamar, sur instigation d'un autre ami, Ouramdane. Si ce n'est pas de la sous-traitance, c'est quoi alors ? Un jour, après la publication d'une chronique qu'il avait évidemment signée de son nom, Mohamed-Saïd Atamar qui écrit pour un blog très couru, reçut un mail d'un inconnu qui lui demanda s'il n'avait pas fréquenté la classe de Mouloud Feraoun dans les années 1950 à Taourirt-Moussa. Ce sont des choses qui arrivent fréquemment lorsque votre nom apparaît dans les médias. Mon camarade lui demanda pourquoi. L'inconnu répondit qu'il cherchait à retrouver un ami d'enfance qui portait le même nom et le même prénom que lui, et que cela faisait 50 ans qu'il ne l'avait pas revu. Mohamed-Saïd Atamar lui promit de le contacter si jamais il entrait en possession de quelque information que ce soit concernant son homonyme. Il faut préciser que mon confrère vit à Lille, en France. L'inconnu garda des échanges avec Atamar en dépit de sa quête infructueuse. Comme tous deux s'intéressaient à l'actualité, l'un par son métier de journaliste et l'autre par son implication citoyenne, ils entretinrent une correspondance autour de divers sujets oubliant bientôt l'homonyme dont la recherche avait permis d'établir le lien. Un jour, l'inconnu écrivit à mon confrère pour lui apprendre qu'il avait enfin retrouvé son homonyme et que ce dernier coulait une retraite presque paisible à... Lille. Pas possible. Un tel hasard relève de la démence ! Puis, de nouveau, raconta Atamar, plus aucune nouvelle de l'inconnu. Il interpréta ce silence comme une conséquence du fait d'avoir retrouvé son ami, l'autre Mohamed-Saïd Atamar. Ayant repris contact avec l'original, nul besoin de se contenter de l'ersatz. Mohamed-Saïd Atamar, le faux ou le vrai, allez savoir ! – c'était selon –, en tout cas, mon ami, se prit alors d'un intérêt singulier pour cet homonyme qui traînait quelque chose de lui dans des mondes qu'il ne connaissait pas. Puis, pour je ne sais quelle raison, il dut se rendre à Alger. Il raconta qu'il était au volant d'une voiture, sa sœur à ses côtés, coincé dans un embouteillage sur la Route-Moutonnière lorsque le destin se manifesta. Sa sœur reçut un coup de fil de l'une de ses amies en charge des petites annonces dans un journal. Celle-ci lui demanda précisément si elle avait des nouvelles de son frère Mohamed-Saïd. La sœur répondit que justement, il se trouvait à ses côtés dans la voiture. Disant cela, elle réalisa l'incongruité de la question. L'autre lui révéla qu'elle avait entre les mains un faire-part du décès de Mohamed-Saïd. Il y eut deux conséquences à la parution de cette annonce, l'une objective et l'autre subjective. La première, c'est que des amis perdus de vue depuis bien longtemps se manifestèrent. Et la seconde fut de lui procurer cette curieuse sensation d'être de ces morts privilégiés capables d'assister à leur propre enterrement. Il me confia que le nombre de coups de fil reçus le rassura dans son angoisse narcissique de tester la compassion de ses amis et connaissances. Atamar s'interrogea longuement sur la question de savoir s'il devait se rendre ou non à l'enterrement. Finalement, il y renonça considérant que sa présence pouvait jeter l'incompréhension parmi les proches du défunt. Par ailleurs, il ne se sentait pas très à l'aise avec cette forme de voyeurisme. Lorsque Mohamed-Saïd Atamar me conta cette histoire, il m'avoua confusément qu'il avait l'impression d'être à moitié mort ou à moitié vivant, là aussi ça dépend. Pourtant, hormis le nom et la ville où l'un et l'autre vivaient, les deux homonymes n'avaient rien en commun, ne se connaissaient pas et ignoraient tout l'un de l'autre. Et pour corser la chose, ils ne s'étaient jamais rencontrés. Ce qui rendait d'autant plus énigmatique ce sentiment de mon ami d'avoir perdu quelque chose de lui-même depuis la mort de cet inconnu. Bien évidemment, nous fûmes tous deux tentés de gloser sur un éventuel partage basé sur le fait de porter un nom identique. Les millions d'homonymes à travers le monde ont-ils, par ce seul fait, quelque chose en commun ? Il ne savait pas non plus si la nomination influait sur l'identité de la personne. Que de questions... Pour autant, Atamar ne trouva pas cet argument suffisant pour faire de ce trouble une histoire. Je lui suggérai de l'écrire avec quelques modifications, du point de vue d'un homme qui assiste à son propre enterrement. Etre là à se regarder ensevelir sous terre pose un sacré problème à votre identité. Et puis, c'est l'observatoire idéal pour répondre à la question à laquelle un mort ordinaire – je veux dire un mort qui ne laisse pas derrière lui, un double de guet pour surveiller qui vient à son enterrement – ne peut sensément pas répondre : suis-je regretté, pleuré ? Ai-je été, sur cette terre, aimé, estimé ? Mieux encore : on peut débusquer les hypocrites! Atamar m'avoua se sentir incapable de la consigner, et m'autorisa, si je le souhaitais, à m'approprier l'histoire. Dans un flash, Luigi Pirandello me revint. Je me demande d'ailleurs si ce n'est pas l'un de mes nombreux interlocuteurs avec qui je discute habituellement de projets de littérature qui l'a évoqué. Quelqu'un – oui – a dû me contrarier et me stimuler en même temps en me renvoyant vers Feu Mathias Pascal, ce roman paru en 1904 et qui fit des petits. Des films notamment. Tiens, c'est peut-être ce comédien italien à qui j'essayais de raconter l'histoire d'Atamar. - C'est du Pirandello, a-t-il dû me dire. Mais en fait, l'histoire est loin d'être la même. J'ai relu le Pirandello en question. Mathias Pascal avait hérité d'une importante fortune de son père qu'un administrateur peu scrupuleux dilapidait dans son village de Ligurie. Il épousa la nièce de cet administrateur et vécut une vie ennuyeuse à mourir. Dans le train de retour de Monaco où il venait de gagner une fortune au jeu, il lut un article dans un journal sur sa propre mort. Noyé dans un moulin à eau, sa belle-mère avait formellement reconnu son cadavre. Cette mort fut une renaissance. Il changea de nom, voyagea, désaliéné, puis finit par habiter à Rome où il rencontra une femme avec qui il envisagea de refaire sa vie. Mais non, pas possible ! Il n'avait plus d'identité ! Il ne put davantage porter plainte contre la personne qui lui avait volé ses économies. Mathias Pascal recouvra son identité. Sa femme se remaria à l'un de ses amis et il finit sa vie dans une bibliothèque où il écrivit son autobiographie. Je ne sais pas si, à l'instar de Mathias Pascal, Atamar vécut sa mort – la mort de quelqu'un qui, sans être lui, passait pour lui parce qu'il portait son nom et un peu de son identité – comme une renaissance. Et contrairement au personnage de Pirandello, il ne voulut même pas la traduire en fiction.