Cette image sera automatiquement bloquée après qu'elle soit signalée par plusieurs personnes.
L'entretien de la semaine Pr Belhadj Rachid, spécialiste en médecine légale au CHU
Mustapha-Pacha, président du comité pédagogique régional de spécialité, faculté d'Alger, au soirmagazine :
«Nous sommes les témoin
Par Naïma Yachir Le professeur Belhadj, agrégé, expert auprès des tribunaux, nous éclaire sur la profession de la médecine légale. Il nous fait voyager dans les dédales de cette discipline pas comme les autres et nous livre les difficultés auxquelles sont confrontés les médecins légistes. Soirmagazine : la médecine légale est souvent considérée comme un métier plutôt funeste. Quelles sont les raisons qui vous ont amené à choisir cette spécialité ? Professeur Belhadj : Il faut peut-être préciser que nous ne travaillons pas uniquement avec les morts, il y a les vivants que nous examinons et écoutons. Après plus de vingt années d'exercice, je suis toujours sensible à leurs douleurs et à leur misère. Je suis connu pour être un humaniste. J'essayerai de faire de mon possible pour rendre la spécialité plus humaine. Nous entrons dans l'intimité des gens lorsque nous pratiquons une autopsie, et nous la faisons avec beaucoup de respect. Le médecin légiste est le premier défenseur des droits de l'homme, des enfants et des personnes vulnérables. Notre souhait, c'est de créer des sur-spécialisations. C'est un programme ambitieux du Comité pédagogique national de médecine légale. On prévoit des sur-spécialisations dans les domaines de l'anatomopathologie médicolégale, l'imagerie médicolégale, la victimologie. Mes camarades de promotion se souviennent de moi. J'étais bien classé dans les examens finaux, et je pouvais choisir n'importe quelle spécialité, mais j'ai opté pour cette discipline. Mes amis se sont levés et m'ont applaudi. Mon choix était raisonné. Ma grande satisfaction, c'est que j'exerce un métier que j'aime et où j'ai progressé. J'ai 50 ans, et je suis parmi les plus jeunes professeurs en Algérie. J'ai travaillé dans un service de renommée nationale du chu Mustapha. J'ai côtoyé de grandes personnalités scientifiques. Aussi, je sens que j'ai contribué à changer beaucoup de choses vis-à-vis des étudiants, de mes collègues ou de mes confrères. Mon père, que Dieu ait son âme, était fier de moi, parce que j'étais passionné pour mon métier, et j'ai toujours défendu la médecine légale. Je suis satisfait aussi car nous sommes en train de préparer la relève. Quelque 20 à 30 médecins légistes seront affectés aux hôpitaux dépourvus de service de médecine légale, comme le Sud et les Hauts-Plateaux. Pouvez-vous nous définir cette spécialité ? Je me souviens encore de ma première autopsie en 1989. J'avais effectué un stage de deux semaines en médecine légale. J'étais reçu par le professeur Mehdi, le premier médecin légiste algérien. A l'époque, la discipline était à ses premiers balbutiements. On commençait à peine à installer un service au sein des grands hôpitaux des plus grandes villes du pays. Certaines wilayas avaient droit à un, voire deux médecins légistes. En ce temps-là, ce sont les généralistes qui assuraient les tâches médicolégales. Je remarquais qu'il y avait beaucoup d'insuffisances par rapport aux outils de recherche utilisés à l'étranger, comme le labo de toxicologie. Il en existait un seul à Bab-El-Oued. L'Algérie était à la traîne. En fait, les pouvoirs publics ne voyaient pas cette spécialité comme leur priorité. En 1990, avec la montée du terrorisme, j'ai vécu une période où ces mêmes pouvoirs publics se sont rendu compte de l'apport de cette branche. Durant cette décennie noire, il nous arrivait de pratiquer 4 ou 5 autopsies par jour. Le médecin légiste était le témoin privilégié de la folie meurtrière. Je ne souhaite à aucune nation de vivre l'horreur que nous avons vécue et je souhaite aussi que les Algériens profitent de cette paix. Le malheur ne s'est pas arrêté là. L'Algérie a été ébranlée par deux catastrophes naturelles. 2001, les inondations de Bab-El-Oued, 2003, le séisme de Boumerdès. En tant qu'universitaire, j'anticipais sur les évènements. J'avais posé la problématique de l'Algérie face à ce genre de catastrophes. Nous n'étions pas outillés pour y faire face. Comment alors allons-nous gérer 500 corps ? Nous n'avions que la morgue de Bologhine qui pouvait en accueillir juste 50, celles d'El-Alia et du CHU Mustapha. C'était dérisoire. Et comment avez-vous géré cette situation ? J'ai géré les difficultés de l'identification des cadavres, justement lors des inondations, et je n'oublierai jamais l'image insoutenable des 700 cadavres allongés au parking d'El-Alia, et ces adolescents avec leur mère qui enjambaient les corps à la recherche des leurs. La mort se banalisait, et c'était un danger pour ces gamins qui inconsciemment se nourrissaient de violence. Les pouvoirs publics ont mûri depuis. A cet effet, un projet de réalisation d'une morgue digne d'une grande ville, nous l'espérons, verra le jour. Notre ambition est de créer pour chaque plan Orsec une morgue mobile composée d'un service de police ou de gendarmerie, un service d'identité judiciaire, de médecins légistes, un service juridique, des représentants de l'APC, des psychologues, c'est très important, car les vivants doivent être eux aussi pris en charge. Notre but est de gérer dans la dignité nos morts. Il faut préciser que parmi les cadavres, il y avait des disparus, ceux que l'on n'a jamais retrouvé, et les inconnus, ceux que personne n'a réclamés, des X. A ce sujet, permettez-moi de vous rapporter un fait qui illustre la cupidité de l'être humain que rien n'arrête, même pas la mort. Nous avons eu affaire à un homme qui a osé réclamer un corps qui ne lui a jamais appartenu pour pouvoir bénéficier des indemnités. Il a été démasqué et traduit en justice. Notre service est une page de l'histoire de l'Algérie. Après les catastrophes, nous avons eu droit à l'expertise d'ossements. Un charnier où 50 squelettes ont été découverts ; c'étaient des victimes du terrorisme. L'identification était très difficile, car, à l'époque, l'Algérie n'était pas dotée d'un instrument important : l'acide désoxyribonucléique (ADN). A ce propos, je me souviens, lors de la catastrophe de Bab-El-Oued, de ces deux familles qui se recueillaient sur une tombe en se disputant le corps d'une jeune fille de 23 ans. Chacune d'elle se l'appropriait. J'étais réquisitionné pour l'exhumation, il pleuvait ce jour-là, le corps était en putréfaction, c'était insupportable. J'ai répondu que je ne pouvais pas le faire, car je n'avais pas assez d'éléments de comparaison. J'ai donc convoqué les deux familles séparément, et là, à défaut d'ADN, c'est l'expérience qui est rentrée en jeu, et grâce à des investigations poussées, à des recoupements, j'ai conclu en mon âme et conscience que le corps appartenait à la famille B. Bien sûr, l'autre n'était pas satisfaite des résultats. Depuis ces évènements, y a-t-il une prise de conscience de nos gouvernants ? Oui, heureusement. C'est ainsi qu'un laboratoire complet agréé pour l'expertise médicolégale en matière d'identification humaine ou en analysant l'ADN a vu le jour à l'Ecole de police de Châteauneuf en 2006. L'Algérie a été renforcée d'un second laboratoire à Bouchaoui. Il est l'un des plus grands en matière d'expertise. Il est de loin le mieux doté d'Afrique en matériel et équipements. En tant qu'universitaire, j'avais demandé que certains CHU s'équipent de ce nouvel outil. Cela commence à se faire, mais je dis qu'il ne faut pas se contenter d'Alger. L'affaire de Tiguentourine (In Amenas) est révélatrice à plus d'un titre. J'ai personnellement participé à l'identification des corps avec l'équipe norvégienne, et croyez-moi, l'Algérie n'avait pas à rougir. Le rôle du médecin légiste est d'apporter des explications ou des preuves à caractère scientifique aux questions posées par les magistrats et les enquêteurs concernant des affaires liées aux violences portées à l'être humain. Chaque corps qu'on autopsie a son histoire. On dit souvent qu'il faut avoir un profil psychologique particulier pour exercer ce métier. Qu'en pensez-vous? Je ne parlerai pas de profil psychologique, je dirai plutôt qu'il faut être armé de sagesse, être fort de son expérience, avoir un bon bagage scientifique qu'on doit sans cesse perfectionner et surtout être humaniste. J'ai pratiqué 5000 autopsies depuis que j'ai embrassé cette spécialité, et ce n'est pas fini. Pour moi, j'ai toujours l'impression que c'est la première. Je n'oublierai jamais le visage de cet homme qui a été agressé mortellement parce qu'il a attiré l'attention d'une dame contre ses agresseurs. Il conduisait tranquillement sur le boulevard Mohammed V, sa fille était près de lui, quand il aperçoit des jeunes qui tentaient de lui crever les pneus l'incitant à sortir de son véhicule pour l'agresser. Son bienfaiteur lui faisait signe, les agresseurs l'ont surpris, ils sont venus vers lui ; en sortant de sa voiture, l'un deux lui assène un coup de couteau en pleine poitrine, il décède sur le coup. Il meurt pour avoir sauvé cette femme qui ne l'a même pas remarqué, ni elle ni personne d'ailleurs. Ce geste de bravoure lui a malheureusement coûté la vie et a fait basculer celle de ses proches et toute sa famille.