[email protected] Rania rentre en pleurs à la maison. Sa maman, affolée, tente de comprendre pourquoi son enfant qui n'a pas encore onze ans sanglote. - Quelqu'un t'a frappée ? Tu as eu une mauvaise note ? Rania ne répond pas. La maman la rassure, lui caresse les cheveux, balaie de ses yeux son corps chétif et ne constate aucune anomalie, aucun signe d'agression. - Rania ma chérie, tu peux tout dire à ta maman. Qui t'a mise dans cet état ? Rania essuie ses larmes, baisse les yeux, et dit : - Avant de sortir de l'école, je suis passée aux toilettes et j'ai vu du sang dans ma culotte. J'ai eu la peur de ma vie. Je ne l'ai dit à personne, même pas à Zineb, ma meilleure amie. Je suis sortie en courant. Le visage de la maman passera par toutes les couleurs. A son tour, elle ne put prononcer une parole. Elle dira dans son for intérieur : «Mon Dieu, si jeune, je ne m'y attendais pas du tout, je pensais avoir un peu plus de temps pour la préparer.» Elle ne croyait pas si bien dire. Rania est une fille timide, réservée, très pudique, elle a une seule amie, Zineb. Bûcheuse, son seul souci : décrocher la meilleure note. Et c'est ce qu'elle fait depuis qu'elle a franchi les portes de l'école pour la première fois. Fille unique, Rania a toujours eu peur de la foule. De tempérament calme, elle préfère s'isoler pendant la récréation et éviter le chahut que font ses camarades. Elle a choisi Zineb, car elle lui ressemble quelque part. Le sang dans sa culotte, elle en avait entendu parler par accident lorsqu'elle avait surpris une conversation entre les élèves de deuxième année de son collège, mais elle n'en n'a pas saisi le sens, et elle était loin de se douter que ça pourrait lui arriver à elle aussi. La maman, désemparée et surtout prise au dépourvu, ne sait pas par où commencer. Elle panique, cherche ses mots et culpabilise. «Rania est tellement fragile, elle a dû être épouvantée. Comment ça a pu m'échapper, j'aurais dû la préparer avant même qu'elle ne passe au collège. Mais elle est tellement jeune ! Cela me replonge plusieurs années en arrière. J'ai eu la même frayeur, on ne m'avait pas préparée moi aussi. Mais à notre époque, c'était tabou. On ne parlait pas de ces choses-là avec les petits. Et c'est quand ça arrive que l'on donne des explications très lapidaires. Je me souviens que je tremblais quand je l'ai annoncé à ma mère. Elle m'a dit tout de go : ‘‘Tu sais, tu es une femme maintenant. Et tu peux avoir des enfants, alors fais très attention.'' Elle m'a ensuite préparé une aasida (purée de semoule) à laquelle elle a ajouté de l'huile, puis elle m'a demandé de bien regarder la nappe d'huile, un rituel que sa mère, et avant elle sa grand-mère, pratiquaient quand leurs filles avaient leurs premières menstruations. ‘‘Comme ça tu n'auras pas d'acné'', m'a-t-elle expliqué. Aujourd'hui, je ne sais pas comment expliquer à Rania la métamorphose. Je ne sais pas non plus si je dois perpétuer le rituel. Mais je m'en veux de n'avoir pas épargné à ma fille le traumatisme qu'elle vient de subir, exactement comme ma mère ne l'a pas fait pour moi. Je m'étais pourtant juré, moi, l'universitaire, la femme du XXIe siècle, de ne jamais reproduire la même faute avec mes enfants. Et je ne pouvais m'empêcher de penser au désarroi de toutes ces petites filles issues des régions de l'Algérie profonde. Rania ignorait tout de son corps, et pour elle, ces gouttes de sang qui coulent d'un «organe tabou» c'était la fin du monde. Les larmes aux yeux, je la serre dans mes bras, en me disant que mon bébé, l'insouciance, la naïveté personnifiée, est encore trop jeune pour être une femme.»