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La vérité sur la mort du colonel Lotfi
Publié dans Le Soir d'Algérie le 09 - 05 - 2015

Les livres sur la guerre d'Algérie sont rarement objectifs.
Cela est d'autant plus vrai quand il s'agit de récits autobiographiques.
Nous acceptons cela cependant, en considérant la forte charge émotionnelle des événements vécus. Mais il y a aussi des témoignages qui inspirent la révolte, voire le dégoût tant ils sont un tissu de mensonges. C'est le cas de la La guerre secrète en Algérie.
Son auteur, le colonel Henri Jacquin - nom de code IKS -, chef du 2e Bureau de l'EM d'Alger et chef et fondateur du BEL (Bureau études et liaisons) du commandant en chef, le général Salan, et «grand organisateur» de la guerre psychologique et de l'infiltration des réseaux du FLN.
Mon témoignage porte sur le passage du livre consacré au colonel Lotfi. Le poste radio récupéré lors de l'embuscade est l'élément central du récit de Jacquin/IKS Il prétend que celui-ci lui aurait permis d'exploiter la disparition de Lotfi pour manipuler assez longtemps les services algériens.
Pour mieux comprendre mon propos, il est nécessaire de lire les passages en question de ce livre La guerre secrète en Algérie du colonel Henri Jacquin, éditions Olivier Orban :
«Outre Lotfi et son adjoint politique, le convoi se compose d'une équipe radio dotée d'un poste ANGRC, perçu au dépôt de Zaîo, en zone espagnole, et d'une dizaine de HLL, combattants éprouvés, marcheurs infatigables, habitués des pistes rocailleuses et sablonneuses du Sud, entraînés à se contenter d'une poignée de dattes pour toute nourriture.
Le convoi quitte Bou Denib le 5 mars. Profitant de la pleine lune, il parcourt rapidement, de nuit, la Hamada jusqu'aux environs d'Abadla. Il franchit le Ghir, un mince filet d'eau, coupe la vallée trop fréquentée de la Zousfana, longe le grand erg pour atteindre enfin, le 26 mars, les pentes du djebel Béchar qui lui offre, pour rejoindre les monts des ksour, une meilleure sécurité que le désert.
Le 26 mars au soir, par message radio chiffré, Lotfi rend compte au PC d'Oujda de sa position et de son intention de prendre une journée de repos avant de poursuivre son voyage le 28 mars en direction de Ksar el Azouj. La compagnie portée de Légion est aussitôt mise en état d'alerte.
Le chef du BEL s'envole pour Colomb-Béchar, informe le commandant de zone, un peu surpris, de la présence d'une petite bande rebelle dans le djebel Béchar, donne au commandant de compagnie un premier point de rendez-vous pour le 28 au matin, demande à l'aviation de se tenir prête à intervenir. Lorsque le 28 mars au matin le colonel IKS qui, pour ne pas rendre sa présence insolite, arbore pour l'occasion les modestes galons de capitaine, arrive en hélicoptère sur les lieux, le combat est déjà engagé.
Surpris au débouché d'un ravin pavé d'éboulis, Lotfi et ses hommes sont encerclés, les chameaux du convoi, dispersés, affolés, blatèrent lamentablement. Retranchés derrière les rochers qui brillent au soleil, jetant d'étranges éclats mauves, on se fusille à moins de cent mètres. Dans l'air froid et sec du désert, les balles claquent avec une résonance argentine. Le sable, les cailloux jaillissent sous les impacts. Les rebelles se défendent avec acharnement.
- Aucun fuyard en vue, annonce le pilote de l'hélicoptère qui surveille les alentours.
- Si on leur proposait de se rendre ? suggère un chef de section.
- Pas question ! répond IKS à l'étonnement des légionnaires.
- J'ai deux tués, cinq blessés, annonce le commandant de compagnie.
- Appelez l'aviation : roquettes et mitrailleuses, ni bombes ni napalm, précise IKS.
Une demi-heure plus tard, une patrouille de T28 surgit dans le ciel blanc ; les légionnaires jalonnent leurs positions.
- C'est un mouchoir de poche, s'étonne le chef de patrouille, vous risquez des bavures, reculez.
- Pas question, on ne bouge pas, rétorque le capitaine. On vous fait confiance.
Au premier passage, les coups s'écrasent entre les fellagha et les légionnaires. Au second passage, après un piqué qui témoigne d'une certaine audace, car le T28, manquant de ressources, est un vrai fer à repasser, les roquettes explosent au milieu des rebelles.
Les légionnaires bondissent, les PM crépitent rageusement. Le feu cesse. C'est fini. On n'entend plus que le vent qui souffle dans les touffes de doum.
Vingt-deux hommes gisent parmi les rochers. Photo en main, le colonel IKS identifie Lotfi, une large plaie au cou, le regard vide, un peu étonné, il étreint son arme encore chaude. Il est mort courageusement, il lui eût été si facile d'agiter un chiffon blanc qui aurait bien embarrassé le chef du BEL. Un légionnaire lui ferme les yeux.
Un seul blessé : le radio. A chaque inspiration, un affreux gargouillement sort de sa poitrine, des bulles sanguinolentes viennent crever sur ses lèvres.
- Il est foutu, diagnostique brièvement l'infirmier, il a une rafale dans les poumons.
On récupère les armes, les munitions. IKS fait ramasser les papiers des morts, on brûle leurs effets. Le soleil déjà ardent, les chacals, les vautours, feront disparaître les cadavres.
Sur les chameaux, on trouve, intacts, le poste radio et une machine à écrire ainsi qu'une valise pleine de coupures de dix francs. Dans la sacoche du radio, un ordre de base des transmissions de la base de l'Ouest, le code de chiffrement et le cachet du commandant de la Wilaya V. C'était le 28 mars 1960, ce même jour où les délégués du général de Gaulle rencontraient à Médéa, préfecture du Titteri, les émissaires de la Wilaya IV qui vont proposer de mettre un terme aux combats. Le BEL est prêt à chausser les bottes du commandant de la Wilaya V dont le PC devient... le quartier Rignot, siège de l'état-major interarmées ! Seuls sont mis dans le secret de l'opération le commandant en chef, son chef d'état-major, deux officiers du BEL et les spécialistes des écoutes et du déchiffrement. A Paris... personne.»
Cette version est fausse.
Cela ne s'est pas déroulé de cette façon, des témoins encore vivants en témoignent.
En 1960, à l'époque des faits, cela fait 6 mois que je me trouve à Bouarfa, le PC de la Wilaya V, dirigé par le commandant Si Athmane — qui deviendra chef de la Wilaya V après la mort du colonel Lotfi. Je suis affecté au centre d'écoute avec d'autres jeunes. Nous surveillons tous les réseaux militaires de la région de Colomb-Béchar. Ils changent de fréquence et d'indicatifs très fréquemment mais nous avons acquis suffisamment d'expérience pour les retrouver assez vite et sans trop de peine. Les télégrammes que nous interceptons sont portés à la connaissance du chef de wilaya, en l'occurrence Si Athmane, et à la DDR (Direction des renseignements) et à la DVCR (Direction de vigilance et de contre renseignement). Notre base : une bourgade en plein désert, au milieu de nulle part. Les conditions de vie en clandestinité sont très difficiles : pendant de longues périodes, nous vivons coupés de tout avec stricte interdiction de sortir. Notre présence doit rester secrète.
Depuis quelques jours, nous sommes informés de la présence du colonel Lotfi au PC de la Wilaya. Il se prépare à rentrer en Algérie. Le 27 mars 1960 (la date du 28 indiquée par Jacquier est fausse). Vers 8 heures, le commandant Si Athmane nous rend visite comme à l'accoutumée. C'est aujourd'hui que colonel Lotfi rentre en Algérie, nous devons donc écouter les réseaux français avec une attention particulière. Cependant, toute la journée, le réseau reste désespérément mutique. Cela est inhabituel et n'augure rien de bon.
Si Athmane qui a un mauvais pressentiment multiplie les passages dans notre service. Ce n'est que vers 17 heures que les choses bougent enfin. J'intercepte un télégramme dont voici l'intégralité : «Cessez toutes activités ! Opération terminée STOP et FIN.» Un texte laconique dont le commandant Si Athmane saisit immédiatement la portée. Je me souviens avec précision de ses mots à ce moment-là : «Estachhadou !» Ainsi, contrairement à ce qu'écrit colonel Jacquin, le commandant de la Wilaya V était parfaitement informé de la mort du colonel Lotfi et de ses compagnons, et ce, dès le 27 mars 1960 grâce au télégramme.
Ils sont tombés au champ d'honneur, Lotfi et ses quatre compagnons : le comandant Faradj et trois moudjahidine connus pour leur courage et choisis pour leur connaissance du terrain : Zaoui Cheikh de la frontière marocaine à Djebel Béchar ; Laroussi Aïssa de Djebel Béchar à Géryville ; Braïk Ahmed (de la tribu des chaamba) de Géryville, à Laghouat.
Ils n'étaient que cinq face à des assaillants supérieurs en nombre et en matériel. Ils n'avaient aucune chance. Pourtant, ils se sont battus vaillamment, faisant même subir des pertes à l'ennemi. Seul survivant : Laroussi Aïssa, blessé et à court de minutions sera fait prisonnier. Colonel Jacquin/IKS, qui, dans son récit, n'en est pas à une inexactitude près, multiplie cependant leur nombre par quatre : pas moins de «vingt-deux hommes gisent parmi les rochers». Puis plus loin : «Un seul blessé : le radio blessé mortellement d'une rafale en pleine poitrine.» Faux ! Aucun opérateur radio n'a jamais fait partie de ce convoi.
Tidjeni Zidani, camarade de promotion et compagnon de lutte exploitant radio au PC de la Wilaya V au moment des faits, se souvient que la veille du départ du colonel Lotfi, le chef de réseaux des transmissions, M. Zoubir — de son vrai nom Guermouche Lahcène — avait tenu une réunion restreinte avec les exploitants radio. Ils reçoivent à ce moment des instructions fermes : en aucun cas le déplacement du colonel Lotfi vers l'Algérie ne devait être évoqué sur les ondes radio.
Jacquin ment donc également quand il prétend que le colonel Lotfi a envoyé, le 26 mars 1960, un message chiffré au PC d'Oujda, indiquant sa position et l'informant de son intention de prendre une journée de repos avant de poursuivre son voyage le 28 mars en direction de ksar el Azouj. Aucune équipe radio n'a jamais fait partie de son convoi. Le matériel radio prétendument récupéré ainsi que l'OBT (Ordre de base des transmissions) et les cartes de chiffrement est une invention : l'émetteur récepteur ANGRC9 et les cartes de chiffrement ne sont remis qu'à un personnel spécialisé, c'est-à-dire des opérateurs radio. Or aucun radio n'a jamais fait partie du convoi.
Je suis particulièrement choqué de lire ensuite : «On récupère les armes, les munitions. IKS/Jacquin fait ramasser les papiers des morts, on brûle leurs effets. Le soleil déjà ardent, les chacals, les vautours feront disparaître les cadavres.»  Cela n'est pas seulement indigne d'un officier supérieur français, c'est aussi un mensonge car l'armée française a bien ramené les quatre dépouilles à la morgue du cimetière de Béchar où ils furent enterrés en triomphe par la population algérienne. Une photographie de la tombe du colonel Lotfi a été prise une vingtaine de jour après son décès. Nous la devons à Hadja Adrari Safia, la grand-mère de Tdidjeni Zidani. Les deux ne s'étaient pas revus depuis 1956, l'année où il avait pris le maquis. 
Apprenant que son petit-fils est à Bouarfa, Hadja Adrari entreprend ce voyage au Maroc. Lors de sa visite elle fait la connaissance du capitaine Si Ferhat, héros de la bataille de l'RG en 1957 qui lui demande de photographier la tombe du colonel Lotfi à son retour à Béchar et de lui envoyer le cliché.
Après l'indépendance les dépouilles de nos glorieux moudjahidine ont été transférées au carré des martyrs de Béchar.
Interpellé par tous ces mensonges, notre devoir de mémoire est de rétablir la vérité. A ces Hommes déterminés, glorieux, tombés au champ d'honneur, fièrement, les armes à la main, nous leur devons reconnaissance et respect toute notre vie. Nous sommes les gardiens de leur mémoire.
ne les oublions pas.
Gloire à nos martyrs !
A. L.
* Membre de la Wilaya V historique.


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