Par Rachid Grim, politologue En janvier 2007, l'auteur faisait paraître dans un quotidien national une contribution sous le titre général : «Le salut de l'islam viendra-t-il de l'Occident ?» Huit ans plus tard, hormis quelques mises à jour nécessaires dues à l'entrée en lice de nouveaux mouvements islamistes encore plus extrémistes et barbares que ceux qui existaient à l'époque, à une dégradation encore plus forte de l'image de la religion mahométane au sein de l'opinion publique internationale et à un développement exponentiel de par le monde du phénomène islamiste violent, l'analyse développée dans l'étude et les positions qui y sont défendues restent d'actualité. Le monde musulman dans son ensemble – sociétés et Etats – est complètement bloqué et a une tendance maladive à regarder derrière lui pour essayer de retrouver, non pas sa splendeur d'antan quand il était ouvert aux lumières de la science et de la raison critique mais aux balbutiements du premier Etat islamique, du temps du Prophète QSSSL et des quatre califes «bien guidés». La société islamique, malgré quelques tentatives intéressantes, mais très vite abandonnées, de s'intégrer au train de la modernité et de l'évolution pris par le monde entier, est restée accrochée au mode de pensée magique qui explique tout par la volonté et l'omnipotence d'un Dieu irascible et vengeur qui refuse toute évolution et qui veut garder les choses inchangées, figées dans des explications remontant à la nuit des temps. Toutes les réponses aux questions essentielles que se pose l'Homme sont inscrites une fois pour toutes dans Sa Parole, telle qu'il l'a dictée au dernier de Ses prophètes. Celles-ci sont immuables, même si d'évidence, elles ne répondent plus à la réalité du terrain et à l'évolution de l'humanité. Alors que les autres civilisations, à leur tête la civilisation occidentale qui constitue la locomotive du monde, ont adopté sans réserve la philosophie des Lumières et sa généralisation du rationalisme appliqué à tout, y compris à la foi et à la religion, la société musulmane est restée figée dans sa lecture littérale du Coran (et des hadiths dont personne n'a jamais pu garantir l'authenticité) pour expliquer l'inexplicable et justifier l'injustifiable. Depuis la fin du XIIIe siècle et le début de la Renaissance occidentale qui a pris la relève d'une civilisation musulmane déclinante – les Etats arabo-islamiques sont sortis de l'histoire de l'évolution de l'humanité et n'ont plus contribué concrètement à son développement. L'Empire ottoman qui a pris la relève, au début du XIVe siècle, des califats précédents et qui a duré plus de six siècles, avec ses fastes et ses splendeurs, n'a pas pu ou su (ou voulu) participer à l'irrésistible évolution des sciences et des connaissances initiée par un Occident triomphant, rapidement débarrassé de la mainmise stérile des églises au profit d'une pensée positive basée sur la science et la raison. Les musulmans sont, depuis, restés à la marge de cette évolution. Ce que, souvent, ils revendiquent haut et fort, fiers d'avoir gardé les valeurs d'antan et d'avoir évité de s'approprier les valeurs sociales «rétrogrades» des Occidentaux, contraires à la morale islamique et qui mènent tout droit en enfer. Aujourd'hui encore, les musulmans réfutent l'«Occident way of live», tout en acceptant l'utilisation et l'appropriation de sa technologie. L'Occident est considéré comme l'ennemi qu'il faut combattre. Même si militairement il est plus fort, il faut le combattre sur les plans dogmatique et idéologique, en utilisant l'arme absolue que constitue la religion musulmane. Islam et Occident, une opposition séculaire Le monde musulman doit nécessairement initier une réforme, non pas de l'islam lui-même mais de la pensée qui l'accompagne et qui le dénature. La sphère géographique de la religion mahométane vit depuis plusieurs siècles une période de décadence générale qu'aucun penseur honnête, y compris les très nombreux guides spirituels des populations musulmanes, ne saurait nier. Cette décadence, qui a sa source et ses causes dans l'histoire, ne s'est pas arrêtée, ni même ralentie, en ce début du XXIe siècle, au contraire de la civilisation occidentale qui, elle, a pris son envol et domine le monde par sa puissance, sa science, sa technologie et sa culture. L'Occident, pour arriver à sa situation actuelle de domination universelle, a dû, pendant des siècles, lutter contre l'immobilisme et l'obscurantisme des églises chrétiennes, se réapproprier l'esprit rationnel et séparer science et religion qui ne pouvaient plus cohabiter. L'esprit des Lumières ne s'est pas installé aussi facilement qu'on pourrait, à première vue, le croire : il a dû surmonter toutes sortes d'obstacles et livrer toutes sortes de batailles (y compris des guerres) pour finir par s'installer définitivement dans une sphère géographique déterminée. Depuis, il a conquis le monde et plus personne, sauf aujourd'hui les fondamentalistes et intégristes musulmans, ne remet en cause sa puissance dans tous les domaines : militaire, bien sûr, mais aussi scientifique, économique, social et même culturel. Les musulmans sont aujourd'hui les seuls qui cherchent à s'opposer à la domination occidentale, mais en prenant des chemins de traverse qui ne mènent nulle part, sinon au chaos. L'opposition du monde islamique, sous la direction de ses guides fondamentalistes, à l'Occident, a pris, depuis une trentaine d'années, la forme du rejet catégorique de l'autre. L'autre, c'est l'impie, celui qui a pour objectif ultime la destruction de l'islam, seule vraie religion et seule planche de salut pour les hommes et leurs âmes. L'autre, c'est le nouveau croisé, celui qui a pour mission de continuer l'œuvre des anciens croisés et d'évangéliser le monde, y compris islamique. L'autre, c'est l'allié indéfectible d'Israël, qui a usurpé la terre sacrée de la Palestine et qui a fait d'El-Qods sa capitale éternelle. L'autre, c'est enfin le juif qui a phagocyté l'Occident et qui en est devenu l'élément moteur. Pour l'immense majorité des musulmans, l'Occident est perçu comme «exploiteur, matérialiste et dominateur». A cette perception d'ordre politique, il convient d'en ajouter une autre plus teintée de morale et de religion : l'Occident est invariablement qualifié d'athée, d'impie, de matérialiste, d'immoral, de cynique, d'arrogant... Dans l'imaginaire musulman, l'Occident (dont le leadership est assuré par les Etats-Unis) figure le Mal suprême (ou le «Grand Satan», selon la terminologie des chiites iraniens) qu'il faut, dans le meilleur des cas, maintenir au loin, sinon combattre à mort jusqu'à la victoire finale, pour la plus grand gloire d'Allah. L'Occident, quant à lui, a depuis des lustres (en fait depuis la naissance et l'expansion de la religion mahométane) intériorisé une crainte maladive de l'islam et des musulmans. Crainte qui n'a fait que se développer, pour finir par dépasser les limites du rationnel, depuis les tragiques évènements qui ont endeuillé certaines de ses grandes capitales : Paris, New York, Washington, Madrid, Londres. L'Occident s'est mis depuis en situation d'état de guerre déclarée contre le terrorisme islamiste, volontairement assimilé à l'islam qui en serait la source et le vecteur. L'Occident dans sa grande majorité fait l'amalgame, volontairement ou non, entre le fondamentalisme islamique tel qu'il se manifeste à travers ses organisations les plus extrémistes (pas seulement l'EI, El-Qaïda et les autres mouvements terroristes armés) et l'islam en tant que dernière religion monothéiste révélée, d'essence universelle, pratiquée par plus d'un milliard de personnes à travers les cinq continents. Pour justification théorique (ou idéologique), les tenants occidentaux de la confrontation affirment que l'islam est par essence violent et a pour seul objectif la domination totale, définitive et par tous les moyens du monde judéo-chrétien. Ajoutons-y l'incapacité supposée de l'islam et des musulmans d'intégrer l'universalité, la modernité et la rationalité qui sont l'apanage des seuls Occidentaux. Pour eux, l'islam n'a aucune vocation à rejoindre le monde de la science et de la raison. Les musulmans, ceux qui ne se sont pas mis en situation de guerre sainte contre l'Occident impie, se lamentent et condamnent cette hostilité généralisée, qu'elle entre ou non dans ce que certains théoriciens appellent le «choc des civilisations». Cette hostilité, si elle n'a pas encore pris la forme d'une confrontation violente généralisée, est bien réelle et touche pratiquement toutes les nations occidentales, y compris celles qui sont considérées comme les fiefs séculaires de la démocratie : les Etats-Unis, qui ont érigé une législation anti-arabe et anti-islamique liberticide et raciste ; le Royaume-Uni, pays de l'habeas corpus, a lui aussi édicté une législation liberticide dirigée contre les musulmans ; la France qui se considère comme le berceau des droits de l'Homme a édicté les lois Sarkosy qui sont des lois d'exclusion, etc. L'Arabe et le musulman sont devenus les parias dont on se méfie et que l'on surveille de très près. Des hommes politiques, des hommes de religion, de grands intellectuels y vont chacun de leurs formules ou déclarations chocs qui ne font qu'accentuer la largeur et la profondeur du fossé qui sépare les deux mondes. Même le pape Benoît XVI, le prédécesseur de l'actuel pape François qui, lui, a une position plus nuancée, y a mis du sien en déclarant en substance que l'islam et la violence sont consubstantiels, donc inséparables. Il n'y a pas de meilleure justification à la confrontation (ou au choc) civilisationnelle, vu qu'elle émane du chef suprême des catholiques. Avant lui, d'autres grands responsables politiques avaient fait des déclarations allant dans le même sens : Vladimir Poutine en Russie pour justifier la sale guerre qu'il mène en Tchétchénie ; Sylvio Berlusconi, l'ex-président du Conseil italien, de manière presque gratuite («la civilisation occidentale est supérieure à la civilisation islamique») ; sans parler de tous ces hommes politiques des différentes droites européennes qui ne manquent aucune occasion pour montrer du doigt l'islam et les musulmans et les rendre coupables de toutes les dérives de leurs sociétés (y compris les dérives brutales des banlieues des grandes villes européennes qui sont souvent mises sur le compte d'un islam trop actif sur le terrain). Les Occidentaux sont-ils pour autant les seuls à devoir être blâmés ? Les musulmans, en tant que sociétés et en tant que personnes, sont loin d'être innocents dans l'état de dégradation des relations qu'ils entretiennent avec l'Occident. Observons l'image qu'ils donnent d'eux en ce début du XXIe siècle. Elle est pour le moins surréaliste : la religion musulmane donne d'elle une image dévoyée, faite d'obscurantisme, d'intolérance, de brutalités et d'horreurs. La société musulmane contemporaine est une société qui évolue à contresens de l'histoire et qui plonge, inexorablement, avec un sentiment de fierté perverse, dans la régression. Qu'il s'agisse de l'Iran des ayatollahs, de l'Afghanistan des talibans (et même post-taliban), du Yémen, du Pakistan du pourtant pro-occidental Pervez Musharaf et de ses successeurs, du Soudan du général El Béchir, de la Somalie des shebabs, des Etats du nord du Nigeria où est né et se développe Boko Haram, des parties de l'Irak, de la Syrie et de la Libye tombées entre les mains de l'Etat islamique, etc., les images qui en sortent ne sont pas des images de paix, de tolérance et encore moins de modernité. Loin de là. Même le pays phare de l'Islam, l'Arabie Saoudite, est loin d'être une référence en termes de modernité et de progrès social. Les mêmes images d'intolérance et d'obscurantisme (même si, grâce à la manne pétrolière, la situation matérielle des élites et d'une partie importante des populations de ces régions est plutôt enviable) parviennent de la très riche région du golfe Arabique. Une région qui se permet même le luxe d'utiliser les outils occidentaux de communication les plus sophistiqués (essentiellement les télévisions satellitaires), pour propager la doctrine religieuse musulmane la plus rétrograde qui soit : le wahhabisme, qui a enfanté Ben Laden, El Zawahiri, Zerkaoui, Aboubakr El Baghdadi, El Joulani de Djebhat El Nosra en Syrie et consorts. L'ambiguïté des relations entre l'islam, religion révélée qui proclame haut et fort son pacifisme et sa tolérance envers les autres religions abrahamiques, et la violence n'est ni nouvelle ni hors sujet. Il est connu que l'expansion initiale de la religion mahométane s'est faite par les armes. L'islam ne s'est pas développé par les prêches et les discussions mais par les conquêtes militaires ; ce qui était tout a fait normal et acceptable en ces temps-là. Par ailleurs, toute l'histoire du monde islamique, à l'image de celle de monde chrétien, et avant lui, du monde hébraïque, est jalonnée de combats pour la prise ou le maintien du pouvoir et de tueries de toutes sortes. Même la période originelle de l'Etat islamique (celle des califes «bien guidés») : seul le premier calife – Abou Bakr – est mort dans son lit (peut-être parce qu'il n'a gouverné que très peu de temps) ; les trois autres ont tous été assassinés, pour des raisons liés au pouvoir. Et après eux, on ne compte pas les guerres et fitnas qui ont jalonné les différentes dynasties qui se sont succédé ou qui ont régné en parallèle.La fin du XXe et le début du XXIe siècles ont montré au monde le visage le plus hideux de ce qui pouvait se faire au nom de la religion musulmane : Algérie, Maroc, Afghanistan, Inde, Indonésie, Philippines, Arabie Saoudite, Irak, Syrie, Nigeria, Soudan, Somalie, Kenya, etc., et aussi France, Etats-Unis, Angleterre, Espagne, Belgique, Pays Bas. L'épée, le fusil et la bombe ont remplacé la confrontation d'idées et l'explication pacifique. Le plus grave est que ceci est appelé djihad et est accepté comme tel par une grande partie des populations musulmanes trompées, d'un côté, dans leurs convictions, par une éducation religieuse édulcorée et, de l'autre, par un comportement occidental irresponsable. En effet le parti-pris flagrant et permanent de l'Occident et de son leader américain vis-à-vis d'Israël n'a pas peu joué dans la montée de l'anti-occidentalisme primaire et violent des masses musulmanes. Les fondamentalistes et les intégristes de tous bords et de tous horizons (salafistes, wahhabistes, djihadistes, khomeinistes, Frères musulmans, etc.) prêchent en milieu déjà conquis : rien de plus facile que de mobiliser les peuples musulmans contre l'impie, le pro-israélien (compris ici comme pro-juif) et d'en montrer l'image la plus répulsive. Il y a dans le comportement des musulmans beaucoup d'irrationalité qui est en grande partie le fruit d'un système scolaire aux antipodes de la science et de la raison. Par ailleurs, l'éducation islamique est laissée aux mains d'une nomenklatura religieuse sans culture, dont le seul point fort est la connaissance littérale du Coran et une grande capacité à vociférer et à jeter l'anathème sur tous ceux qui ne s'inscrivent pas dans leur logique d'exclusion : point d'ijtihad, ni d'esprit critique. Tout ce qui est demandé au croyant, c'est de répéter à l'infini les gestes ostentatoires qui feront de lui un «bon» musulman et de suivre, les yeux fermés, les directives de ses maîtres à penser. C'est en grande partie ce qui explique que le monde musulman, dans sa totalité, continue de sombrer dans l'obscurantisme et le fait de se battre contre la modernité, qu'il ne voit que d'un seul côté de la lorgnette, celle qui la présente comme attentatoire aux bonnes mœurs. Fi du développement scientifique, de l'évolution des techniques et technologies, du développement des idées et des cultures, du combat pour l'émancipation humaine, du développement durable... Tout ce qui a une relation directe avec le rationnel est devenu l'ennemi mortel du musulman de base. Il a été formaté à l'intérieur d'un système dans lequel l'islam a le visage et les idées de ses chefs ; il prend fait et cause pour eux, même si au bout il n'y a que le sacrifice de la vie (la sienne et celle de tous ceux qu'il compte tuer pour faire aboutir le projet d'Etat islamiste de ses dirigeants). Cet islam-là a un immense besoin d'évoluer, sinon d'être réformé de fond en comble, pour ne garder de lui que le message originel du Prophète Mohamed QSSSL et la philosophie universelle qui en découle. Les musulmans devront faire l'effort de se mettre au diapason du progrès et de l'universalité, et se remettre ainsi dans la logique de leurs ancêtres qui ont porté la science et le progrès à bout de bras pendant des siècles, avant de les laisser tomber et de sombrer dans l'obscurantisme. Ils devront aussi faire l'effort nécessaire pour changer cette image déplorable de l'islam devenu la religion du retour à l'obscurantisme, de l'intolérance et qui, pour une majorité d'Occidentaux, est synonyme de terrorisme. Les musulmans devront tout faire pour effacer ces images d'actes terroristes d'une sauvagerie jamais atteinte ailleurs, de lapidations de femmes adultères au nom d'une charia rétrograde, de femmes privées d'éducation, de soins et de travail, de jeunes filles mutilées par les excisions, de condamnations à mort pour délits d'opinion, de massacres organisés contre les minorités ethniques et religieuses, de droits de l'Homme bafoués, et beaucoup d'autres choses encore, toutes aussi négatives les unes que les autres. En un mot, les musulmans devraient avoir le courage et l'honnêteté de reconnaître que l'islam est en crise, contrairement à l'idée fortement répandue qu'elle est l'unique religion en situation de croissance. L'islam et les élites intellectuelles réformistes Les intellectuels musulmans,conscients de la situation, ont le devoir de réveiller les consciences, de leur montrer le mur vers lequel la société musulmane est en train de se diriger toutes voiles dehors, et de leur indiquer le chemin à suivre pour rejoindre le train de la modernité et de l'universalité. L'Occident étant ici un référent pour les objectifs de connaissances et de développement qu'il a atteints et de voies intellectuelles qu'il a choisies pour les atteindre, et non pas un modèle à imiter ou à mimer au risque d'y perdre son âme. Les musulmans devront tout d'abord changer en eux la représentation totalement négative qu'ils ont de l'Occident. Il n'y a pas que du mal dans cette partie géographique de l'humanité. Il y a aussi tout ce qui a permis à des centaines de millions de personnes de sortir de la misère et de la pauvreté, de permettre aux sciences d'expliquer et de domestiquer les lois de la nature, d'inventer des systèmes politiques mettant le pouvoir entre les mains des peuples ; en un mot, de mettre la raison au pouvoir. L'Occident n'est pas uniquement cette société matérialiste et immorale dénoncée dans toutes les mosquées du monde islamique. Beaucoup de choses fondamentales peuvent lui être empruntée pour faire évoluer les sociétés musulmanes vers un avenir meilleur. Et avant toute chose, son esprit rationnel. N'oublions pas que dans l'histoire, les musulmans avaient (déjà) puisé de l'Occident (Grèce antique surtout) une grande partie de la science qu'ils ont développée et transmise à l'humanité. Dans le monde musulman, les élites religieuses ont dans leur grande majorité adopté les idées prônées par les islamistes, qu'ils soient d'obédience Frères musulmans comme en Egypte et dans certains pays du Proche-Orient, ou d'obédience salafiste ou wahhabiste comme dans les pays du Golfe, en Asie centrale, au Sud-Est asiatique et au Caucase. Le cas des élites religieuses chiites est identique ; la majorité des imams et ayatollahs les plus prestigieux se complaît dans des références passéistes liées aux conditions dramatiques de la naissance et du développement du mouvement chiite. Les élites intellectuelles musulmanes sont, dans leur grande majorité, restées totalement silencieuses ; ou quand elles s'expriment, c'est le plus souvent pour soutenir le pouvoir en place, qu'il soit d'essence religieuse, comme cela se passe en Iran ou en Arabie Saoudite, ou profane (mais avec une très forte tendance à instrumentaliser la religion au seul profit des castes dirigeantes) comme c'est le cas partout ailleurs, comme en Algérie, au Maroc, en Egypte, ou même en Turquie où pourtant le système politique est laïc. Les intellectuels courageux (ou téméraires, car beaucoup ont payé de leur vie ou de leur liberté leurs prises de position non conformistes) qui s'attaquent aux dogmes établis et aux positions officielles sont très minoritaires ; et quand ils se manifestent par des prises de position modernes et d'avant-garde, ils sont donnés en pâture à la rue par des islamistes en mal de popularité qui vont jeter l'anathème sur eux et leurs familles et les pourchasser jusqu'à ce qu'ils jettent l'éponge ou quittent leurs pays pour rejoindre l'Occident. Ces intellectuels courageux ont pourtant le mérite d'exister, de lutter et, paradoxalement, de faire la preuve de leur impuissance à faire évoluer les choses. Ceux qui ont une quelconque chance d'être écoutés (généralement parce qu'ils ont acquis une reconnaissance internationale dans d'autres domaines) sont immédiatement et violemment combattus, y compris par des manifestations de rue pour les intimider. Parmi les avatars connus de cette politique d'intimidation, la mésaventure de l'ancien ministre égyptien de la Culture sous Moubarak (Farouk Hosni) qui avait critiqué le port du hidjab et les «cheikhs à trois millimes» (allusion faite à la gouvernance religieuse par le biais des fatwas) et qui a été obligé de présenter ses excuses, face au boycott organisé par les Frères musulmans. C'est aussi le cas en Algérie du grand écrivain Rachid Boudjedra poussé par une animatrice/inquisitrice d'une télévision privée à avouer qu'il était athée et qui a dû se rétracter face à une réaction violente sur les réseaux sociaux. C'est aussi le cas de l'écrivain Kamal Daoud qu'un imam salafiste autoproclamé et ayant pignon sur rue a exigé du gouvernement de le condamner à mort pour apostasie. Les intellectuels musulmans réformateurs vivant en pays d'islam, qui ne disposent pas d'une aura intellectuelle qui a dépassé le cadre de leurs pays d'origine, sont soit pourchassés soit, pour les plus chanceux, tenus dans un isolement total et souvent dans un état de grave suspicion relatif à leur mode de vie ou à leurs idées (communiste, athée, consommateur d'alcool, impie, vie dissolue, francophone, anglophone, pro-occidental, etc.). Des penseurs musulmans continuant, malgré le danger, d'appeler à la réforme de l'islam, il en existe pourtant dans tous les pays islamiques. On peut en citer ici quelques-uns dont on ne peut qu'admirer le courage et la ténacité, compte tenu de la suspicion politico-religieuse qui pèse sur eux : - Hamadi Reddissi, tunisien, professeur à la faculté de droit et sciences politiques de Tunis, qui milite pour une coexistence entre l'islam et la modernité et demande aux musulmans d'avoir la lucidité d'ouvrir le procès de la culture islamique dans son historicité ; - Raja Benslama, intellectuelle tunisienne, qui se bat pour la libération de la femme musulmane, l'ouverture des portes de l'ijtihad, la renonciation à la condamnation de l'apostasie et la reconnaissance de la citoyenneté des minorités religieuses ; Djamal El Bana (décédé le 30 janvier 2013) égyptien, frère cadet de Hassan El Bana, le fondateur du mouvement des Frères musulmans, qui est entré dans la controverse sur le port du hidjab en affirmant que celui-ci n'est pas une prescription religieuse, mais une simple affaire de tradition et de coutumes. «Si le voile était un devoir religieux, affirme-t-il, il y aurait dans le Coran un verset clair à ce sujet qui ne pourrait pas faire l'objet d'interprétations variées. Ce qui est écrit dans le Coran est très général et peut être interprété de diverses façons ; certains des versets en question se référant spécifiquement aux épouses du Prophète.» - Dr Mamoun Fandy, savant égyptien, qui s'est aussi intéressé à «l'approche hypocrite» du terrorisme caractéristique d'un grand nombre d'intellectuels arabes qui ne font que le justifier. «Ils prennent du Viagra politique, entrent en état d'ivresse et d'excitation quand ils maudissent les Etats-Unis et applaudissent les terroristes», affirme-t-il, ajoutant qu'«ils ne comprennent pas qu'ils attisent des flammes qui consumeront tout le monde, qu'agir ainsi revient à se suicider, à l'instar des conducteurs de voitures piégées (...)» Adonis (Ali Ahmed Saïd), grand écrivain et poète syrien, s'est lui aussi invité dans la controverse devenue permanente sur le port du hidjab et critique durement le symbole de séparatisme social qu'est le voile. Il affirme que toutes les opinions qui considèrent le port du voile comme un devoir religieux ne sont que des interprétations et n'engagent que ceux qui y adhèrent ; - Amir Taheri, journaliste et écrivain iranien (aujourd'hui exilé à Paris), considère que le voile ne constitue pas un devoir religieux pour la femme musulmane car n'étant sanctionné ni dans le Coran ni dans les hadiths ; par contre, il constitue un instrument politique qui n'a rien à voir avec l'islam en tant que religion ; Shirin Ebadi, intellectuelle iranienne, prix Nobel de la paix, qui se bat très durement en Iran même pour les droits de la femme et de l'enfant et également pour faire comprendre aux musulmans eux-mêmes que leur religion n'est pas ennemie de la démocratie. Bien d'autres noms pourront être ajoutés à cette liste, sans que le total soit exhaustif, tant les sujets abordés par les uns et les autres sont nombreux et différents.