Par M. Hadj-Moussa, maître-assistant, Université de Tizi-Ouzou Depuis que les examens nationaux (entrée en 1re AM, BEM et baccalauréat) sont organisés dans l'anonymat (au niveau de la surveillance, comme au niveau de la correction), la wilaya de Tizi-Ouzou obtient régulièrement les meilleurs résultats par rapport aux autres wilayas du pays. Il s'ensuit, sur les réseaux sociaux et certains journaux électroniques, des commentaires souvent farfelus, parfois même racistes, qui chauffent dangereusement les esprits par ces temps de tensions au sein de notre société. Mon objectif ici, en tant qu'ancien enseignant, est de contribuer à trouver des explications objectives aux faits observés, afin d'en tirer des conséquences pour le bien de tous. J'aurais aimé pouvoir effectuer une recherche plus poussée, basée sur une méthodologie scientifique, afin de couper court à certains discours sans retenue. Mais il y a péril en la demeure. Une telle entreprise aurait nécessité beaucoup de temps et la participation d'une équipe pluridisciplinaire. Je me contenterai donc simplement d'une modeste réflexion à partir de ma propre expérience. Tout d'abord, il y a lieu de noter que le niveau réel des élèves dans notre pays – y compris dans la wilaya de Tizi-Ouzou, malgré le classement – n'est pas satisfaisant, car, de l'avis de tous, il est loin d'atteindre les standards internationaux, ni même celui que nous connaissions dans les années 1960-1970. Cela élimine déjà certaines allégations relevant de fantasmes. Les faits sont têtus, il faut en chercher plutôt les causes rationnelles. Les autorités officielles expliquent les résultats de Tizi-Ouzou par le fait que les parents d'élèves se mobilisent fortement pour les études de leurs enfants. C'est sans doute le facteur fondamental. Mais pourquoi n'est-ce pas le cas partout en Algérie ? Pour ma part, je vois plusieurs raisons objectives, relevant de données de l'environnement géographique, de données historiques, sociologiques, etc. Tout d'abord, comme dans toutes les régions du monde surpeuplées et pauvres en terres agricoles, la population de Kabylie a, en général, toujours investi dans le secteur secondaire (métiers de l'industrie et de l'artisanat) et dans le secteur tertiaire (métiers de l'administration, de l'enseignement, du commerce, etc.). Or, dans les deux secteurs, un certain niveau d'instruction est indispensable, notamment dans le tertiaire. Les gens ont donc tôt compris le rôle de l'école dans la réussite sociale, d'abord pour les garçons, puis progressivement même pour les filles. A contrario, dans certaines régions du pays (que je connais), riches en terres agricoles, le rôle de l'école est sous-estimé, à tel point que, par exemple, durant la cueillette de certains légumes (pommes de terre, petits pois...) les enfants aident leurs parents et ne vont pas à l'école ; pour les mêmes raisons, en Kabylie, jusqu' à la fin des années 60, les filles s'absentaient souvent pendant la saison des olives. Autre exemple : dans une région des Haut-Plateaux où j'ai eu l'occasion de travailler et où l'activité principale est l'élevage de moutons, les enfants sont sollicités très tôt pour apporter de l'aide aux parents. D'ailleurs, la pratique de la polygamie y est très courante pour faire face aux soins du bétail fort nombreux. Et comme les parents gagnent ainsi beaucoup d'argent, ils ne voient pas l'intérêt de l'instruction pour leur progéniture. L'environnement matériel où l'on vit et les caractéristiques sociologiques qui en découlent sont donc déterminants dans les représentations que l'on se fait de l'école et du savoir, et partant, de l'éducation, de la scolarisation des enfants. Je pense que cela est universel. En Algérie comme ailleurs, il est normal que les spécificités régionales jouent un grand rôle. Autres facteurs pour expliquer l'engouement pour l'école en Kabylie : l'histoire et la particularité de l'organisation sociale. Situés dans des montagnes-refuges, les villages kabyles, densément peuplés, agglutinés au sommet des collines et presque collés les uns aux autres, historiquement pour des raisons de défense, fonctionnent plus comme des quartiers de ville que comme des hameaux épars dans la campagne. L'information, le savoir y circulent facilement (sur ce point, autrefois, les fameuses djemaâs jouaient un rôle très important), ce qui favorise le développement culturel : on sait, depuis Ibn Khaldoun, que la culture se développe plus facilement dans les villes qu'à la campagne ou dans les régions désertiques, chez les populations nomades. Malgré les apparences, on ne peut pas dire que la population souffre vraiment d'isolement en Kabylie. En outre, dans des conditions de vie rudes, la population s'adapte en instaurant des traditions qui valorisent l'effort et la solidarité. Je pense que cette «éducation» remonte loin dans l'histoire de l'Algérie, puisqu'on la retrouve encore plus vivace chez les Mozabites (et certainement dans d'autres contrées similaires du territoire national). On voit que les mêmes causes engendrent les mêmes effets. Signalons d'ailleurs que dans la wilaya même de Tizi-Ouzou, les enfants des villages réussissent mieux que ceux des villes, où cette éducation disparaît peu à peu actuellement. Autre phénomène important pour ce type de régions : l'émigration, corollaire de la densité de la population et de l'insuffisance des ressources naturelles. Or, l'émigration a aussi ses avantages sur le plan culturel : l'apprentissage d'autres langues et l'ouverture sur l'autre. Aussi, le plurilinguisme a toujours été valorisé chez les Kabyles (et chez les amazighophones en général), considéré comme signe d'intelligence et de «débrouillardise». Evidemment, la première langue qui s'impose est l'arabe dialectal algérien (forgé d'ailleurs au contact du berbère), pour des besoins de communication avec les autres régions, au fur et à mesure qu'elles deviennent arabophones, mais aussi parce que valorisé par sa proximité avec l'arabe classique — langue de la religion –, ce qui a engendré d'ailleurs l'arabisation, sur le plan linguistique (il faut le souligner), de la majorité de la population de toute l'Afrique du Nord, au fil des siècles ; à quelque chose près de la même façon que la latinisation de la partie sud de l'Europe, avec l'expansion du christianisme, durant la période romaine et au Moyen-âge. Dans les villes historiques, comme Bougie, et dans les grandes zaouïas, l'arabe classique était étudié autrefois avec tous les honneurs par les clercs et les savants, la langue vernaculaire demeurant toujours le berbère. En fait, la langue arabe n'a jamais fait l'objet de rejet en tant que langue, les résultats scolaires en sont la preuve, puisque jusqu'au bac les enseignements sont dispensés dans cette langue. Cependant, «l'arabisation», présentée comme processus de «récupération de l'identité arabe» exclusive, occultant la culture et la langue amazighes ainsi que toute l'histoire antéislamique de l'Algérie, et de plus, imposée par la force et dans la précipitation, ne pouvait – et ne peut toujours – pas être acceptée dans certaines régions du territoire national, car la contradiction avec la réalité y est trop flagrante. L'utilisation obligatoire et exclusive de la langue arabe dans l'enseignement est décriée parce qu'elle limite les moyens linguistiques d'accès au développement scientifique, économique, à la modernisation du pays. Ce point de vue est partagé également par une large frange de la population arabophone. Quant à la langue française, la représentation positive dont elle jouit s'explique également par les mêmes contraintes de vie, les mêmes besoins (insuffisance des terres agricoles, donc préférence pour le secteur tertiaire, émigration...). C'est donc en toute logique que, durant la colonisation, la Kabylie, encore plus appauvrie, a été l'une des régions d'Algérie qui a fourni à l'administration française le plus de petits employés (dans les mairies, la poste...), employés choisis pour travailler en contact avec les populations autochtones (dont ils devaient connaître les langues) et qui devaient en plus supporter l'inconfort des zones rurales. C'est également la première région d'Algérie que la France a incitée à l'émigration outre-mer, pour la couverture de ses besoins en main-d'œuvre et la prévention des révoltes. L'émigration interne et externe donne lieu à une sorte de «désenclavement culturel» (payé très cher, il est vrai), et à une représentation positive de l'école, et partant, de la langue française ainsi que de toute langue étrangère : l'école est idéalisée, d'abord comme tremplin pour quitter la misère (à l'instar du célèbre écrivain Mouloud Feraoun, qui devait consentir des sacrifices pour devenir instituteur, sous peine de rester berger), puis comme source de savoir et d'honneurs. Les langues étrangères sont perçues comme des fenêtres ouvertes sur le monde, qui permettent l'accès aux savoirs et aux savoir-faire modernes. Cette conception des choses se retrouve également chez l'élite citadine cultivée, à travers tout le pays, notamment dans les villes ayant une longue tradition de culture, comme Alger, Constantine, Tlemcen..., élite malheureusement peu visible aujourd'hui, noyée par l'exode rural. Tout compte fait, il n'y a pas de secrets, pas de miracles si les résultats scolaires de quelques wilayas dominent régulièrement les statistiques. Des facteurs objectifs, variables selon les régions, sont à l'origine de la situation que nous connaissons actuellement. Ces facteurs doivent être identifiés sans complexe, analysés en profondeur et de manière scientifique, ce qui permettra d'inventer des solutions pour tous les cas, comme cela se fait dans les pays développés. D'ailleurs l'enseignement est à revoir dans sa globalité : géré plus sous des pressions politiques qu'avec des objectifs pédagogiques et dans l'intérêt général, il se dégrade peu à peu, partout en Algérie, et ce, notamment depuis les années 1980. Les régions où les résultats semblent encore satisfaisants ne font que résister en réalité au phénomène. Souhaitons qu'avec les réformes annoncées récemment, les discours d'autosatisfaction, sous-tendus par des idéologies dépassées, en déphasage avec la réalité d'aujourd'hui, disparaissent pour laisser place à des analyses réalistes, rationnelles, effectuées avec esprit critique et sans préjugés ni tabous, dans le seul intérêt de nos enfants, de tous les enfants d'Algérie ! M. Hadj-Moussa, maître-assistant, université de Tizi-Ouzou