Par Saïd Dahmani La zone du Sahel (nord du Mali, sud de l'Algérie, Mauritanie et Sahara occidental) a été très tôt impliquée dans l'islamisation du nord de l'Afrique et de l'Espagne. Tout au long du Moyen Âge et au début des temps modernes, les relations commerciales ont été intenses entre les pays du Sahel et le Maghreb. Les échanges entre fukahâ du Maghreb et du Sahel ont été également très importants. Cet ensemble donna naissance au mouvement des Mulaththamun qui édifièrent à partir de l'Ouest saharien, un empire qui s'étendit jusqu'en Espagne au XIe siècle (fondé sur une réforme religieuse fondamentaliste des Murâbitun), à un moment où les royaumes maghrébins étaient en pleine déconfiture face à l'exode des Hilaliens. Lors de l'intensification des coups de boutoir islamistes en 2013 dans le Nord-Mali, des hommes de religion maliens s'étaient réunis à Alger dans un élan en vue d'apporter leur aide à la solution de ce qui se déroule dans le Sahel. C'est une louable initiative, dans l'esprit de «mise en garde contre le mal et d'exhortation au bien», mais combien dérisoire au regard de la situation qui dépasse de loin la relation morale quotidienne entre les individus ! Le président de la République française s'était rendu, le 2 février 2013, à Tombouctou et avait consacré une partie de sa visite à la mosquée de la ville, qui date du XIVe siècle et au centre de manuscrits anciens. C'était un geste «protecteur», dont l'aspect bonhomme aurait pu à la limite être pris comme une «balade touristique diplomatique», mais il ne fait en vérité qu'occulter le problème, car en déclarant le réduire à des «actes terroristes», se substituant «de facto» à la souveraineté d'un pays souverain, il laisse entendre qu'il représente une puissance tutélaire, reprenant une politique aux relents dominateurs traçant au «dominé» le schéma à suivre. Ce président vient, de nouveau, de faire une «descente» dans la région avec le même comportement «dominateur» qui rappelle celui de la SFIO des années 1956 à 1958 et les suites qui en avaient découlé pour la guerre de libération en Algérie et même pour les mouvements de libération de l'Afrique sahélienne et celui de Mitterrand en 1954 et en 1992. Alors que l'initiative de descendre sur le terrain incombait d'abord et avant tout aux responsables politiques de la région. Maghreb et Sahel connaissent, depuis bien longtemps, une crise profonde qui affecte la pensée, la culture et se traduit par un enchaînement de ruptures et de conflits dont la plus grave expression est le recours à la violence comme argument. Peut-on continuer à adapter à la guerre que livrent wahhabiya, ultra-salafiya, etc., à nos pays la grille de lecture actuelle souvent imposée par les analystes euro-américains, axée essentiellement sur l'aspect «terrorisme», ou celle d'utiliser les termes cache-vérité de «tragédie», d'«évènements» imposé chez nous ? Car c'est bien une guerre qui vise à détruire les Etats-nations de l'Afrique du Nord et de l'Afrique sub-saharienne et leur substituer une ou plusieurs «imâra» qui ne sont en fait que des «seigneuries de la guerre» avec une couverture religieuse pour rendre licites leurs crimes. En fait, ces pays qui constituent l'ensemble sahélo-maghrébin ont connu un destin presque similaire : décadence du XIVe à nos jours, colonisations française et italienne, indépendances au cours des années 1950-1960. Toute cette période est marquée par la congélation/fossilisation de la pensée civilisationnelle musulmane. On objectera que durant la première moitié du XXe siècle était apparu le mouvement islah (généralement traduit par «réformisme» qui ne rend pas suffisant le concept islah qui exprime l'idée de «rétablir l'état de pureté originelle» de l'Islam. Mais ce mouvement ne rénovait ni ne révolutionnait la pensée, car il était fondé sur la sentence de l'imam Mâlik b. Anas : «Ne peut redresser la situation des dernières générations de cette communauté musulmane que ce qui a assuré la rectitude de ses premières générations.» (Lâ yuslihu âkhira hâdhihi al umma illa bima saluha bihi awwaluhâ), adoptée comme devise qui figure en exergue sur la page de garde de la revue badissienne Al Chihab, autrement dit l'islah algérien a été d'essence «salafî» (salaf : prédécesseurs) qui proclame le retour aux fondamentaux des deux premiers siècles, d'essence sunnite, qui avait rejeté le rationalisme des mu‘tazila. La wahhabiya, apparue au XVIIIe siècle, prétendant redresser la situation de l'Islam, en est une déviation aberrante ; en s'accouplant avec les Âl-Sa‘ûd, elle constitue aujourd'hui l'ennemi des Etats-nations du Maghreb et d'Asie. La pensée médiévale maintient donc sa domination sur les esprits. Dans le Sahel, si en son temps Ahmad Baba Al Toumboucti (1556-1627), ses pairs et leurs successeurs jouèrent un grand rôle dans cette partie de l'Afrique sub-saharienne, leur pensée demeurait également confinée dans l'orthodoxie conservatrice ; la sclérose règne donc partout. Le soufisme, majoritairement suivi dans l'espace saharo-sahélien, est aussi non seulement affecté de la même crise, mais est combattu par l'islah qui le considère contraire au dogme. Les pouvoirs issus des indépendances, âgés aujourd'hui d'un demi-siècle, dont les responsables sont soit influencés par cet islah soit eux-mêmes issus de cet islah, n'encouragent pas l'évolution de la pensée. En Algérie, l'éducation nationale a été très rapidement investie et encadrée, en majorité, par les tenants de cet islah fondé sur la salafiya. Il suffit de consulter les programmes pour s'en rendre compte. Ont été les perdants : la construction de l'Etat-Nation et la libération de la pensée et sa rationalisation. En effet, les résistances du XIXe siècle, puis la naissance des mouvements nationalistes inaugurent une nouvelle phase dans l'évolution de nos peuples. Le processus d'édification de la nation moderne et son corollaire l'Etat démocratique et la formation de la citoyenneté, engagé par le nationalisme radical progressiste, obtient la libération de nos pays. Mais au lieu d'aller de l'avant, par calcul politique ou par une sorte de «division du travail» pour avoir les mains libres dans l'expérimentation du dirigisme d'Etat appelé «socialisme», ses architectes composèrent avec le conservatisme, conservèrent son état civilisationnel décadent, le consolidèrent et le livrèrent à la prédication utopique politico-religieuse de refondation du modèle médinois dans les différents pays d'Afrique et d'Asie. On sait ce que cette prédication a provoqué comme dégâts, à tous les niveaux chez nous, en Algérie, et ce qu'elle entraîne actuellement comme catastrophes en Irak et ailleurs, car non seulement elle détruit les efforts d'un siècle de fondation d'Etats-nations ouverts à la contemporanéité moderne et de progrès, mais disloque les peuples et ravive le tribalisme et le clanisme, les ramenant au Moyen Âge. Si l'Algérie s'en tire momentanément, car en 1992, elle allait vers la partition, elle ne pourra triompher définitivement qu'en encourageant l'adoption, d'urgence et durablement, de la rénovation d'une pensée différente de celle qu'elle vit aujourd'hui, d'une part, et en étendant et renforçant la politique de développement total dans les trois quarts du pays que représente le Sud saharien. Cette partie de l'Algérie, vivant dans une situation de quasi-isolement, est la plus vulnérable, car elle vit dans un état médiéval, avec une structure sociale tribale bien marquée et avec un développement économique nettement insuffisant, alors qu'elle fournit les 90% du revenu national ; sa vulnérabilité menace l'existence de l'Etat-nation patiemment et dramatiquement mis sur les rails depuis un siècle. Cette partie de l'Algérie est encerclée sur trois façades par des pays où le tribalisme est le fondement des sociétés voisines, où l'état civilisationnel, en plus de son retard hérité de plusieurs siècles, est aujourd'hui la proie des prédicateurs de l'extrémisme de l'ultra-salafiya, où l'économie est catastrophique. Dans cet état médiéval dans tous les domaines, la situation peut à tout moment prendre un virage très dangereux qui peut nous ramener aux conjonctures politiques médiévales fondées sur la ‘asabiya tribale travaillée par un prédicateur-redresseur de l'orthodoxie. En effet, les frontières politiques des Etats, héritées de la colonisation, qui traversent et divisent les territoires des confédérations tribales de l'espace géographique saharo-sahélien sont ignorées de ces ensembles. Ces confédérations, qu'Ibn Khaldûn présente sous le générique Sanhâdja de la seconde génération, occupaient et occupent de nos jours un espace immense qui s'étend de la région de Kiddâl au sud, à la région de Tindouf au nord, et s'étale de l'Océan atlantique à l'ouest, à la région de Ghadamès à l'est. C'est l'espace où sévit la prédication de la régression vers un état médiéval et sa prédation destructive et dans lequel le tribalisme se meut, ignorant les frontières. Dans cet espace, l'Islam s'est répandu progressivement pour y devenir majoritaire. Aussi bien avant le VIIIe siècle qu'après, jusqu'au XIXe siècle, des pouvoirs politiques de l'une ou de l'autre des composantes de ces confédérations s'étaient imposés aux autres segments, sans aboutir à leur unification. Les exemples sont nombreux : les Murâbitûn, ou plus tard le royaume du Mali ou Mandé, celui de Songhai et celui de Kanem-Bornou. Cette mémoire nourrit, sans doute, le conscient des descendants actuels de ces confédérations tribales saharo-sahéliennes. Mais la carte politique façonnée par la colonisation s'est imposée à partir des années 1960, créant la carte actuelle, devenue intangible par la décision du sommet africain d'Addis-Abeba en 1963. A ce propos, il faut noter l'absence de connaissance de la réalité historique et de notre Sud et celle de l'Afrique saharienne, intimement liée à l'histoire de notre pays à plus d'un titre. Nos programmes incluent l'histoire des Murabitûn, seulement dans le cycle moyen, succinctement, mais pour le reste plus rien ! Quant à l'histoire du Sahel et au-delà, de l'Afrique, elle est totalement ignorée. C'est plus qu'une lacune, c'est un manquement fautif, qu'il faut absolument corriger, d'autant que le Sahel et l'Afrique noire sont des éléments constitutifs de la formation de l'humanité algérienne. L'Afrique sahélienne intervient dans notre patrimoine génétique. Les géographes et les historiens du Moyen Âge étaient plus attentifs à ce lien Maghrib-Bilâd al Sûdân : al Yaakûbî, Ibn Hawkal, al Bakrî, al Idrîsî, jusqu'à Hasan al Wazzân (Léon l'Africain) s'étaient intéressés à cet espace et en avaient donné des informations. Dans la mesure où les Etats issus de la libération du colonialisme n'ont pas suffisamment pris en charge l'unification des nouvelles nations en jouant sur le clanisme et le régionalisme, ils n'ont pas suscité et soutenu une vaste refonte de la pensée civilisationnelle et n'ont pas veillé à promouvoir un développement matériel pour tous. Au bout des cinquante années de cette politique surgit le danger d'une remise en cause de l'Etat-nation, si ce n'est sa destruction ; l'exemple de l'Irak est éloquent . Le passé, anté-XIXe siècle, est susceptible de se faire rappeler à la mémoire des populations des zones affectées par cette politique. Se sentant minoritaires et marginalisées, elles raviveraient cette mémoire et se mettraient à entrevoir d'autres alternatives. Les mouvements, tel Azawad, en sont la manifestation; ils pourraient même créer la contagion en Algérie. Algérie où la situation au M'zab pourrait dégénérer dans ce sens : l'anti-'ibadhisme nourri de siècles de sectarisme (voir les fatwas d'Al-Wancharisi), entre autres, pourrait déboucher sur une tendance au démembrement de cette partie du territoire national ; or, on oublie que le premier pouvoir indépendant dans l'ère musulmane en Algérie fut l'imâmat rustamide, fondé sur l'idéologie ibadhite (IIe/VIIIe siècles). Or, cette sorte d'irrédentisme est traversée par la propagande de l'ultra-salafiya doublée de violence armée, baptisée djihâd, et sert de prétexte aux intégristes pour réaliser, en apparence, leur utopique khilâfa, mais en fait atomiser notre espace en «sultanats». On revient ainsi à la conception médiévale de la conquête du pouvoir, et de la fondation d'une dawla (qui signifie règne et non Etat) ; ce pouvoir se fonde sur le postulat de pouvoir à Dieu/al hukmu li Allâh, où, le «chef de guerre», pour imposer son pouvoir, réduit l'individu à la soumission aveugle, lui laissant croire qu'il obéit à Dieu. Ce qui s'est passé au Mali l'année précédente, et les suites de la destruction de la Libye, invitent l'Algérie à méditer et à réagir rapidement. Sur le plan sécuritaire, l'offensive à l'intérieur gagnerait à être doublée d'une action offensive de neutralisation des dangers extérieurs. Quant à l'Etat-nation, il nécessite davantage d'instruments pour le consolider, en s'attelant d'urgence à la formation d'un nouveau citoyen dans une école rénovée. Pour éviter une «malianisation», ou même une «libyanisation» ces instruments doivent concourir à construire une citoyenneté forte et responsable de son devenir, responsable de l'édification d'une nation et non d'un conglomérat de tribus et de clans, responsable de l'érection d'un Etat et non d'une dawla (la dawla est la succession d'un règne temporaire à un autre, alors que l'Etat est une construction institutionnelle pérenne). Une philosophie nouvelle s'impose donc.