[email protected] Une vie tourmentée, un destin poignant qui a mené Kheïra, à plus de 60 ans, à demander asile dans un centre de vieillesse. Elevée par une famille du Vieil-Alger, elle apprit les bonnes manières, le savoir-vivre et toutes les convenances des Algérois de souche. C'est sa mère adoptive qui veillait au grain en lui léguant ce patrimoine inestimable. «Je ne veux pas que ta future belle-famille se moque de toi, je veux que tu sois la meilleure cuisinière, la meilleure pâtissière, la meilleure maîtresse de maison et la meilleure hôtesse.» Mission accomplie. Kheïra, n'ayant pas fréquenté longtemps l'école, fut mariée sur le tard à un homme qu'elle ne connaissait pas. Mais avait-elle le choix ? Sa mère mourut, la grande maison qu'ils partageaient ne suffisait plus aux enfants qui florissaient. Il fallait vendre, pour que chacun prenne son indépendance. Kheïra l'a compris à demi-mot. Sans animosité, gardant toujours de bonnes relations avec ses frères et sœurs, elle savait qu'en tant que pupille de l'Etat elle n'avait pas droit au partage, elle accepta donc l'unique demande en mariage. Sa belle-famille l'accueillit comme une princesse, une fête fut célébrée en son honneur, désormais Kheïra fut l'épouse, la cuisinière, la bonne à tout faire car les quatre belle-sœurs n'étaient pas encore mariées. Mais il faut dire que Kheira, tout le monde l'aimait, son ménage était parfait, ses plats succulents, et surtout elle veillait sur la santé de son époux, un épileptique qu'il fallait suivre de près. Un jour en se réveillant le matin, elle est prise de nausées. Elle n'y croyait pas. Toute la maisonnée était heureuse. «Je prie Dieu que ce soit un garçon», lui dit sa belle-mère. Ses prières furent exaucées. Neuf mois plus tard naquit un joli poupon, qui la combla de bonheur. Elle le prit dans ses bras et lui murmura à l'oreille : «C'est toi qui me donnera des petits-enfants et nous formerons une famille nombreuse, et quand je serai vieille, tu me protègeras». Le destin en a voulu autrement. Réda, ce petit garçon attentionné, tendre et aimant, lui rappelait sans cesse la prise des médicaments de son papa. Le mal le rongeait et le diagnostic est tombé tel un couperet : une leucémie. Il avait tout juste six ans, l'année où il devait faire ses premiers pas à l'école. Il est ravi aux siens laissant une maman meurtrie. Il n'avait pas sept ans. Kheira ne pouvait plus enfanter. Elle passera sa vie à s'occuper seule de son époux dont l'état de santé se détériorait chaque jour. Les filles se marièrent et quittèrent la maison, leurs visites se faisaient rares. Les revenus s'amenuisaient, elle décida alors de travailler. Elle cumula deux emplois en tant que femme de ménage, l'un dans une institution publique, l'autre dans une entreprise privée, afin de faire face aux multiples dépenses de la maison. Son mari devint grabataire et c'était une véritable gymnastique pour concilier travail et foyer. Elle y arrivait avec brio, mais au détriment de sa santé. Après dix années, son mari fut rappelé à Dieu. Mais ce fut le tour de sa belle-mère, qui ne tarissait pas d'éloges à son sujet, de se retrouver clouée dans un lit. «Mon Dieu qu'est-ce que je ferai si tu n'étais pas là ? Tu prends soin de moi comme tu as pris soin de mon fils. Tu es une brave femme.» Kheira, tous les jours que Dieu fait, lui effectue sa toilette, la change, la parfume avant d'aller travailler. «Ne traîne pas dehors, reviens vite», lui répétait-elle. Mais comme dans chaque famille il y a une brebis galeuse, le frère voulant convoler en justes noces est dérangé par Kheïra qui devint un fardeau : «De toutes les façons, tu n'auras rien à faire ici quand ma mère partira.» Elle n'aura que ses larmes pour pleurer et les paroles tendres de sa belle-mère pour la consoler. «Ne t'inquiète pas, les filles t'aiment, elles ne le laisseront pas faire.»Une fois sa belle-mère morte, Kheïra accepta son sort : «Heureusement que je travaille et que les maisons de vieillesse existent. Je ne dormirai pas sous les ponts.»