Les querelles de famille ont la peau dure. Mêlées de haine et de rancœur, elles nous suivent parfois jusqu'à la mort. Ceux qui les ont subies en parlent. Saïd, 40 ans, chômeur «Ce que je vais vous livrer est véridique. Sa trame, digne d'un roman à l'eau de rose, s'est déroulée dans la demeure parentale. J'en suis donc témoin. Son épilogue remonte à 2009, soit quatre ans avant le décès de ma mère, à l'âge de 71 ans. Pris par on ne sait quel maladie ou frappé par on ne sait quelle catégorie de djinn, mon père est venu crier sur les toits que sa femme, ma mère, le trompait. Au début, on croyait à une blague de mauvais goût ou à un aspect d'humour noir, mais la suite des événements nous révèle que c'en est pas une. En dépit de nos tentatives, individuelles et collectives, de mes deux frères et quatre sœurs, de le convaincre sur l'infondé de son accusation, mon père y tenait énergiquement. Il ne ratait aucune occasion pour nous le rappeler, voulant même corriger violemment la traîtresse. Pour le contraindre à ne pas le faire, nous étions obligés de rester à la maison avec notre mère. Un système de quart a été instauré. Durant cette période, mes parents faisaient chambre à part. Des fois, mon père pliait subitement bagage pour passer des nuits à la belle étoile, dans un hôtel ou changer de ville, on n'en savait rien. L'essentiel pour lui était de fuir comme la peste celle qui, à ses yeux, a préféré d'autres bras que les siens. Nous étions au bord de la crise de nerfs, un de mes frères a failli même frapper mon père. Devant notre farouche résistance, il a cédé. La rage qui prenait mon frère n'a pas pu dissuader notre père de renoncer à ses dires. Au moins, ça a permis d'identifier «l'amant». Mon père a, enfin, décidé de jouer franc jeu. L'heure était venue pour que la sentence prononcée contre la «traîtresse » soit enfin accompagnée de faits la corroborant. Qui est celui pour lequel a opté ma mère comme alternatif à un conjoint avec qui elle a vécu quarante ans durant ? On a failli en mourir de... rire ! Il s'est avéré que ce n'était autre qu'un voisin, jouant à la Omar Gatlato au pied de l'immeuble. Surnommé «la brique», le catalyseur de la trahison est un coureur de jupons invétéré. Mieux, c'est un quadragénaire qui peut rester planté au-dessous des balcons jusqu'à une heure tardive, dans l'attente de voir la gestuelle de sa dulcinée en train de faire sécher sa literie. Rien que pour cela ! Un fantasme qu'il cultivait depuis l'adolescence. D'où les soupçons de mon père. Pur hasard, le bâtiment, placé sous le contrôle oculaire de «la brique», était perpendiculaire à celui où on réside. L'histoire ne s'arrêta pas là ! Mon père, opiniâtre, manigançait un sale coup au «séditieux » ! Pour ce faire, il s'arma d'un poignard qu'il porta sur lui durant plusieurs jours dans l'intention de lui tendre une embuscade. Après qu'on le lui arracha, il le remplaça par un couperet. Ne soupçonnant guère ce qui se tramait contre lui, «la brique» vaquait à son occupation initiale, jusqu'au jour où il a été pris en filature par mon père, armé de son couperet. L'opération se répéta plusieurs fois, «la brique» n'avait même pas le temps de comprendre ce qui lui arrivait, l'opportunité était de seulement courir aussi vite qu'il pouvait pour éviter qu'il soit décapité ! Ce n'est qu'au jour où je l'ai rencontré et lui racontais les raisons de la situation qu'il subissait, qu'il a été enfin soulagé, et ce, après qu'il ait vivement rouspété et dénoncé l'injustice dont il faisait l'objet. Salima, femme au foyer, 57 ans «Je suis mariée depuis 1980. Trente-trois ans après, je suis si déprimée que, si ce n'était ma foi en Dieu, je me serai suicidée il y a longtemps déjà. Quotidiennement, et durant un peu plus du tiers de siècle, ponctuée par trois ans de divorce, les querelles entre mon mari et moi devenaient si présentes, ponctuelles ou imprévisibles, que l'ennui me taraudait lorsque leur absence se faisait sentir. C'est seulement lors de missions professionnelles qu'effectuait mon mari que le repos des montées d'adrénaline se révèle. Ne pas se bagarrer est un néologisme pour nous. Même en son absence, je me chamaille avec lui par télépathie, en se rappelant ses coups de gueule, ses jets de vaisselle sur ma tête, le renouvellement des équipements électriques et électroménagers, qu'il prend la peine de décapiter à coups de marteau ou de couteau pour soulager ses nerfs... Depuis l'ère du téléphone mobile, on ne connaît point de répit : c'est via ce bond technologique que la manifestation du «courant ne passe plus» a encore pris de l'ampleur. Et qui peut nier que le téléphone est un facteur de rapprochement ? Ma colère grandissait davantage en décelant les ecchymoses qu'il m'a laissées, les séquelles que je dois cacher à mes parents ou à mes petits-enfants, quand ceux-ci étaient à l'école, les cas traumatologiques que je découvre avec le temps qui passe. Je m'en suis sortie avec un diabète, une arthrose et une surdité de l'oreille gauche. En revanche, lui, se porte comme un charme, il est solide comme un roc. Quelles sont les raisons de nos querelles ? Une phrase mal formulée, un bidon mal-placé, une serviette mal lavée, une fourchette mal posée... et la liste est longue. Dieu merci, de part et d'autre, on n'a jamais failli à nos obligations. Un peu de s'hour par-ci, un peu de diable par-là sont responsables de ce qu'on vécu. Et quand je te parle de s'hour, ce n'est pas pour faire dans le sensationnel. Ma vie en a vu de toutes les couleurs. Une fois, j'ai même appréhendé sa sœur en train de cacher des trucs sur le seuil de ma villa. C'est triste de le dire, quelques membres de ma belle-famille formaient une secte versée dans la conception de potions magiques destinées à faire éclater les couples. J'en ai fait les frais. Ce n'est que durant cette dernière décennie qu'ils sont revenus à de meilleurs sentiments. Ces derniers temps, la retraite et l'âge aidant ont fait baisser d'un cran les tensions qui nous liaient. Nos enfants ont grandi et joué un rôle dans l'apaisement de la situation. Pas tout à fait. Car c'est au tour de ma fille d'être son antagoniste. Chaque jour que Dieu fait, ils sont aux prises. Je joue désormais la réconciliatrice. Retour de manivelle.» Latifa, 61 ans, employée «Je n'aime pas ma mère. Ou pas assez. Dieu me pardonne. Malgré ce fait, j'essaie toujours de lui faire plaisir, de lui acheter des choses dont elle besoin, de lui embellir graduellement la maison, de la soutenir dans sa maladie chronique. Je suis toujours célibataire. Déjà c'est une tare dans une société conservatrice, phallocrate et patrimoniale. C'est un mektoub que j'accepte stoïquement. Ce que je n'approuve pas au contraire, c'est le fait que ma mère ait contribué à me le faire ressentir encore plus. Peut-être que si j'étais mariée, vivant dans ma demeure et affairée à élever mes enfants, j'aurais eu moins de conflits avec elle. Il me reste quand même comme un vœu que je cultive pour entretenir l'espoir, de donner de l'assurance et chasser les prémonitions qui empestent encore ma vie. Depuis que j'ai quitté l'université au début des années 1990, le courant ne passe pas entre nous deux. Au début, ce sont quelques partis-pris en faveur de mes neveux et nièces, vivants sous le même toit que nous, qui ont donné naissance à notre future relation ombragée. Ensuite, c'est carrément des mots blessants, telle elbaïra (vieille-fille), la jalouse, elhakouda( la haineuse). Certes, à mon tour, je ripostais mais pas au point de lui rendre la pareille. A l'issue de nos disputes, je passais des nuits blanches, ruminant difficilement la relation qui s'est instaurée entre nous deux. Pour soulager ma douleur et fuir la réalité, je me suis refugiée dans la prise quotidienne des psychotropes. Les longues, harassantes nuits blanches en sont la cause. Je dors mieux depuis, et ce, au détriment de ma santé. Je suis aujourd'hui dépendante de ces médicaments. J'ai failli même quitter le domicile et dormir à la belle étoile, mais mes frères se sont toujours opposés, interprétant cela comme un signe de non-respect à leur égard. Je me suis toujours retenue de le faire. J'acquiesçais au moindre sourcillement de mon grand frère, lorsque ce dernier était présent à nos coups de folie respectifs, ma mère et moi. Souvent, dans le souci d'épargner notre santé, plutôt la mienne, je me fâchais avec elle. Une fois, le mutisme réciproque a tenu deux années. Imaginez cette période sans échanger un mot ! Terrible ! Je le faisais sans le savoir, c'était plus fort que moi. C'était comme poussée par une force maléfique qui m'incitait même à ne pas lui adresser les félicitations des deux Aïds. Je sais que c'est impardonnable. Je vous ai dit que je n'aime pas ma mère. Pour rester polie, je dis : je n'ai aucun sentiment envers elle.»