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Entre approximations scientifiques et cécité
Quand Apulée de Madaure devient Abou Leith !
Publié dans Le Soir d'Algérie le 29 - 08 - 2015

Par Iddir Ahmed Zaid, université Mouloud-Mammeri, Tizi Ouzou
«A teẓrem i-gxeddem yilem ma yaγ amkan di tmussni.» (*)
Ainsi donc Apulée de Madaure serait Abou Leith, moyennant quelques spéculations linguistiques développées par Njim Adel, historien et maître-assistant à la faculté de Sfax, en Tunisie, au cours du dernier colloque qui lui a été consacré à Souk Ahras ! Cela constitue une offense à l'âme d'Apulée lui-même, à son œuvre, à l'histoire et à la science d'une manière générale. Une élucubration osée au nom de la science. Pour reprendre les termes de cet historien, un scientifique ne travaille pas pour plaire ou déplaire... Il œuvre à la recherche de la vérité. Il ne doit ni viser ni cibler quiconque.
Le coup est vite parti, et il souffre d'une telle fragilité que l'auteur avertit, à qui veut l'entendre, de sa dérive qui doit être acceptée en l'état, en tant qu'affirmation. C'est l'axiome d'Euclide. «On ne peut pas démontrer que j'ai quelques poils sur la barbe», s'échinait à nous répéter notre professeur de mathématiques au collège dans les années soixante pour nous faire admettre la notion d'axiome. C'est ce que veut nous faire ingérer notre historien. Des propos qui prêchent beaucoup plus par leur caractère dogmatique que par les qualités d'un discours scientifique critique et raisonné. Or, il est dit que l'analyse scientifique doit se prévaloir d'un certain nombre de précautions, de garde-fous et de limites à ne pas franchir.
Rapportés par la presse, des mérycismes de ce style commis dans un colloque qui se veut de haut niveau et consacré à Apulée de Madaure, grand penseur du IIe siècle de notre ère, issu de ce vaste territoire qu'est l'Afrique du Nord, peuvent être saisis au vol et pris pour argent comptant dans un contexte où la rigueur scientifique semble ne plus avoir cours, là où le fait de clamer fort balaie toute légitimité et esprit scientifiques. Quant à la modestie, il faut se doter d'un microscope à résolution subatomique pour espérer découvrir s'il reste quelques brins à l'état mitochondrial dans les agrégats cellulaires de ces «spécialistes» comme ils se nomment, tant sa matrice a été disloquée depuis fort longtemps dans ce qui subsiste des espaces d'échange que l'on continue à appeler, par défaut, congrès et colloques.
La modestie est évidemment la première vertu de tout scientifique qui se respecte un tant soit peu pour avoir fait ses preuves dans des cercles de niveau appréciable. Comme l'écrivait Albert Einstein : «La modestie est au mérite ce que les ombres sont aux figures dans un tableau : elles lui donnent de la force et du relief.» La modestie doit donc accompagner le scientifique comme son ombre et plus il est méritant, plus il se doit d'être modeste. C'est ce qui l'empêche également de ne pas se livrer à des formes d'abus, dont celui d'avancer n'importe quoi dans des réunions censées éclairer davantage les zones d'ombre.
Pour simple rappel, le terme colloque vient du latin colloquium de coloqui, converser, il signifie un entretien entre deux ou plusieurs personnes, une réunion pour étudier une question scientifique. Logiquement, cette réunion se tient entre personnes avisées pour débattre de la thématique à l'ordre du jour et y apporter, défendre et confronter des idées, thèses ou opinions fondées, argumentées, documentées ou simplement des résultats d'expériences réalisées en laboratoire.
En plus de la modestie, l'un des préceptes basiques que l'on nous enseignait en recherche était la prudence doublée du respect de la déontologie et de l'éthique universitaires. Retenue et prudence devaient être les qualités premières de tout scientifique dans ses travaux.
Dès lors la spéculation n'a plus place dans les espaces scientifiques. Passe encore pour l'interprétation hasardeuse et approximative du nom d'Apulée qui peut être due à l'inexpérience et à la désinvolture scientifique, mais les anachronismes ne peuvent s'accommoder d'une démarche scientifique.
Que l'auteur se situe au Moyen-Age et interprète comme il l'entend des anthroponymes maghrébins dans un contexte pluriculturel de l'époque pourrait être acceptable, encore faut-il des preuves et des constructions irréfutables, mais de là à endosser une étymologie hors contexte au nom d'un citoyen nord-africain du IIe siècle dans un environnement culturel libyco-punico-gréco-latin devient inconcevable. L'extension géographique et contextuelle est vite faite et la généralisation devient l'artifice magique retenu pour justifier l'affirmation de notre cher historien qui voit des «abou» partout, faisant fi des structures morphologiques de toutes les langues.
Les «abou» sont des appellations d'origine sémitique, dit-il. «Comment ces noms qui appartiennent à l'Antiquité se sont retrouvés en Afrique du Nord, en Italie et en Grèce ? Voilà une question à laquelle il faut réfléchir.» Il n'y a même pas à réfléchir à une question qui repose sur des affirmations qui n'ont de fondement scientifique que leur énonciation.
Faudrait-il d'abord que ces anthroponymes incarnent morphologiquement les interprétations sémantiques et les mutations consonantiques que notre cher historien veut leur attribuer en les replaçant dans un contexte sémitique ! A l'inverse, Mouloud Mammeri, dans une communication au Congrès de Naples en 1983, intitulée «Constances maghrébines», soutient et développe avec arguments à l'appui des éléments-clés sur les rapports réels des Amazighs avec l'Orient. Il rapporte plutôt un faisceau d'indices linguistiques, remontant pour certains aux temps protohistoriques, en faveur d'une forte influence amazighe dans les interactions entre Amazighs et Grecs par exemple qu'il corrobore d'ailleurs avec des informations rapportées par l'historien Hérodote. Voilà de quoi contrarier les supputations et la rigidité affirmative de notre ami historien. Mais une telle attitude n'est ni nouvelle ni unique en son genre. Elle a tendance à se cultiver et à se généraliser. Confusions, approximations, nivellement par le bas semblent constituer les nouveaux référents-préceptes dans ces néo-espaces universitaires dégradés. Tout paraît fonctionner comme dans un microcosme clos de vente aux enchères : à qui produirait la meilleure ineptie ! Au nom de grades universitaires pervertis, on s'arroge un droit d'énonciation de n'importe quelle facétie : de la plus simple des banalités qui passe pour un jugement d'expert jusqu'aux bourdes les plus incroyables... Le reste est le fait de l'abus de la crédulité et de l'innocence des auditeurs, des téléspectateurs, des lecteurs, voire des apprenants, toutes catégories confondues. A l'instar de la modestie et de la prudence, la mesure, le sens de la mesure, la preuve, la logique, le raisonnement et la rationalité semblent avoir déserté depuis longtemps ce qui subsiste de nos espaces de savoir où l'on s'accommode de plus en plus de l'illusion scientifique. L'oralité a largement refait surface et y est même érigée en règle de fonctionnement. On ne cherche plus à démontrer, on ne s'échine plus à raisonner, on se fie aux dires, à la répétition et à des expressions devenues si fréquentes dans les discours telles que «il paraît», «qila», «yuqal», «gal»... Mieux, on a fait de la publication d'un article ou d'une communication scientifique une «maqala», ce que l'on a dit. Et partant de là, de cette approximation terminologique, tout est permis.
«Le maître a dit», on s'accapare le dit et on le répète, on le redit, on le propage même si la source reste non identifiée, comme s'il n'y avait plus de frontières entre la science et le sacré, d'autant plus que les espaces de communication sont de plus en plus vastes et diversifiés. Ce comportement d'hérésiarque se retrouve dans toutes les formes de discours et particulièrement dans le discours scientifique. Il constitue la signature d'une forte rupture à la fois grave et malheureusement quasi irréparable dans le processus d'accumulation du savoir et des savoir-faire et d'un lent glissement vers l'infusion idéologique ! Notre système d'enseignement a été atteint dans ses éléments structuraux les plus névralgiques qui garantissent la pérennité de ce processus d'accumulation à tel point que son produit ne jouit plus de capacités de réflexion et de l'esprit critique, apanage de tout universitaire digne de ce nom lui permettant d'exister devant les autres et d'être soi. L'enseignement par défaut de l'histoire, des humanités et des sciences sociales en général dans nos espaces universitaires est l'une des tares de ce système qui, à défaut de rigueur scientifique, adoube nos universitaires beaucoup plus au champ des confrontations et diatribes idéologiques qu'à celui des débats scientifiques. L'exemple dont il est question ici n'est qu'une illustration de ce type de produit d'une université en net décalage avec l'échelle des valeurs et des fondamentaux de ses missions de formation et de recherche. Dès lors, l'approximation s'est infiltrée partout : on énonce un nombre, un effectif d'étudiants par exemple, jusqu'au rang des unités et on l'affable des expressions «à peu près» «taqriben», «hawali» qui peuplent les propos de la quasi-totalité des responsables qu'ils soient politiques ou scientifiques. On n'est jamais exact quand bien même les mathématiques et la physique nous autorisent, voire nous obligent, à une marge d'erreur que l'on doit toutefois préciser pour cadrer la fiabilité du résultat énoncé. Un collègue m'expliquait que l'approximation procéderait d'un ancrage socioculturel : elle relèverait de la superstition et était d'usage chez les gros éleveurs de bétail pour en éloigner le mauvais œil, mais depuis, elle a franchi les frontières des espaces académiques et s'est installée dans le discours scientifique. Dès lors, on s'accommode fort bien de l'imprécision, on se dispense des unités de mesure et l'on laisse place à ce désir de se rapporter au doute, à la source inconnue ou supposée, à la rumeur et au vent ! Cela permet de faire ingérer et digérer toute forme d'incongruité comme vérité incontestable en toute sécurité et sans difficulté aucune. Dès lors, l'art de la rhétorique n'est plus de produire un discours convaincant fondé sur l'élégance scientifique, la logique et la démonstration, mais de marteler ce qui doit être admis en tant que supposée vérité énoncée. Arrimé à des champs extrascientifiques, cette nouvelle catégorie de «scientifiques» cherche à se faire légitimer et à légitimer son discours par la domination, l'appartenance au groupe dominant et la légitimité du discours dominant et donc autorisé. Ce genre de comportement est qualifié par P. Bourdieu de subversion hérétique qui exploite la possibilité de changer le monde social en changeant la représentation de ce monde qui contribue à sa réalité ou, plus précisément, en opposant une pré-vision paradoxale, utopie, projet, programme, à la vision ordinaire, qui appréhende le monde social comme monde naturel : énoncé performatif, la pré-vision politique est, par soi, une pré-diction qui vise à faire advenir ce qu'elle énonce ; elle contribue pratiquement à la réalité de ce qu'elle annonce par le fait de l'énoncer, de le pré-voir et de le faire pré-voir, de le rendre concevable et surtout croyable et de créer ainsi la représentation et la volonté collectives qui peuvent contribuer à le produire. C'est ainsi que ces scientifiques hérétiques, ces agents façonnés, contribuent à la rupture avec l'ordre scientifique établi, laquelle rupture hérétique ratatine l'esprit critique et induit l'accommodation avec la fabrique d'un discours fondé sur l'énonciation et l'accaparement de la crédulité de groupe. Ainsi, pour prendre un exemple d'actualité, on nous dit que pour que notre économie puisse décoller, il faut aller vers sa diversification, vers l'économie productive. Paroles d'experts à travers tous les canaux de communication. Depuis le temps qu'on nous le recommande, qu'on nous le répète, mais nous demeurons toujours au même point. Comment ? Par quels voies et moyens peut-on y arriver et avec quels acteurs ? On ne le sait pas.
L'art de l'expertise s'arrête au constat, à la critique et à la diffamation de tout ce qui bouge, omettant souvent de relever la part du positif, fusse-t-il minime, sur laquelle on peut ériger quelque nouvelle entreprise. Et tout au plus, l'étiquette d'expert fait force de loi et suffit à faire croire l'intangibilité de ses affirmations au large public asservi par l'écoute et qui va les transmettre en les parant du diadème de la rumeur «il paraît» ou encore «apparemment»
La boucle est dès lors vite bouclée avec le retour de l'affirmation à son expert-émetteur qui en tire un satisfecit qui le conforte davantage dans sa position d'autorité symbolique et sa profession de semer de manière très directive le vent de l'évidence.
Cette mise au point étant nécessaire car le mal profond qui ronge l'esprit scientifique et l'objectivité globalement éclipsée relèvent de véritables et disgracieuses métamorphoses et sont à l'origine de la dérive scientifique de notre ami, historien tunisien, comme nous venons de le faire remarquer. Revenons donc à notre cher Apulée de Madaure et à l'Ane d'or qui semble avoir connu quelques difficultés d'ordre anthroponymique au détour d'un voyage par la Tunisie.
On doit se contorsionner à croire qu'Apulée, ou Afulay dans sa langue maternelle qu'est la langue amazighe ou le libyco-berbère, soit Abou Leith et que peut-être, même Madaure ou Mdawrec soit Moudewwar pendant qu'on y est pour rester sous l'emprise de ces paradigmes linguistiques facilitateurs. Pour être Abou Leith, il fallait qu'Apulée ait eu un fils qui porte le nom de Leith, le lion ou le lionceau... Or, nulle source historique ne rapporte ou ne mentionne un tel fait qui ne peut passer inaperçu et qui est tout de même important dans la vie d'un homme, mis à part qu'il épousa, au détour d'un voyage à Tripoli, la mère veuve de l'un de ses condisciples d'Athènes, Pontianus, événement qui lui valut de sérieux ennuis de justice. Tout cela nous conduit à croire à une grivèlerie scientifique commise dans un colloque international par notre ami historien de Tunisie à l'heure où la prestigieuse revue Nature rapporte que l'on aurait réussi à identifier avec des techniques nano-analytiques des fibres et des structures cellulaires dans des restes osseux d'un dinosaure fossile vieux de 75 millions d'années et que le robot Philae reprenait contact avec la Terre à partir de la comète 67P Chiryumov-Gerasimenko, après un bon somme de quelques mois, ou encore qu'une exoplanète tellurique analogue de la Terre, baptisée HD 219134b, aurait été repérée à 21 années-lumière de chez nous, laissant pendant ce temps nos spécialistes-experts spéculer sur les «racines de la brume», comme on le dit chez nous.
Il faut d'abord savoir que la version latine du nom d'Apulée c'est Apuleius ou Appuleius auquel il a été adjoint le prénom Lucius que l'on attribuait à un enfant né à l'aube et qui vient de lux, lucis, lumière. Mais Lucius, qui est le héros des Métamorphoses ou l'Ane d'or, n'est pas confirmé comme prénom d'Apulée.
Dans Apuleius, la particule «ius» ou «us» est un suffixe qui renvoie à la gens, suffixe des noms masculins au nominatif... et qui ne fait pas partie réellement du radical du nom, à l'image de ce abou (bou) ou ibn (ben) ou ayt ou ag ou id que l'on emploie respectivement en arabe et en berbère pour indiquer l'affiliation à une famille ou une fraction ou carrément à une tribu ! Du coup, la prétendue consonne finale «t» supposée déformée en «s» par les Romains ou les Français relève de la pure spéculation, n'étant pas une consonne radicale du nom lui-même, et l'interprétation biaisée de notre cher historien tombe à l'eau. Afulay peut être rattaché en tamazight à la racine fly qui veut dire étinceler, briller, être supérieur, ce qui, tout en pouvant être le fruit du hasard, concorde avec le prénom Lucius qui lui est attribué. On peut aussi le rattacher à la racine fly, être en haut, la tribu d'en haut, afulay, celui de la tribu d'en haut, comme il subsiste de nos jours dans la dénomination de familles dans les villages kabyles, ce qui donne des noms du type at ufella (aït oufella) et at wadda (aït ouadda), ou encore at hmed ufella et at hmed n wadda, etc., pour exprimer et différencier ceux d'en haut et ceux d'en bas en termes de fractions ou de subdivisions familiales ou carrément d'opposition. Ces désignations sont encore vivaces et fonctionnelles de nos jours. Donc le nom d'Apulée pourrait répondre de ce type de désignation.
Par ailleurs, la forme féminine tifilewt, dont le radical flw peut être rapproché de celui d'afulay, est un micro-toponyme au nord-est de la localité de Makouda, et est aussi le nom d'une sainte dans la localité des Aït Salah (Béni Salah) de Blida. A cette grande sainte, Lalla Yemma Tifellewt, dont la légende a été rapportée par C. Trumulet dans son livre Blida, Récits selon la légende, la tradition et l'histoire, tome 2, réédition Dar Alif, il est attribué une beauté exceptionnelle qui «frappe de folie tout mortel dont la prunelle rencontrait la sienne et devenait incapable de produire autre chose que des soupirs ! Lasse de cette situation, une députation s'est rendue chez le père de l'éblouissante jeune fille pour lui demander de la marier au plus vite à un étranger pour mettre un terme à la terrible affection dont souffraient à son endroit les trop inflammables jeunes des Aït Salah». Mais rien n'y fût devant le refus de la jeune fille à se marier jusqu'à ce qu'un étranger vint l'enlever... Mais c'est sans compter sur les pouvoirs de Tifellewt qui se transforma en colombe et qui neutralisa son ravisseur en le châtiant à l'image de tous ceux dont le cœur a été enchanté par sa beauté. Tifellewt finit par se retirer dans une taxelwit de fortune pour s'adonner à la méditation et à des pratiques que d'aucuns assimilent à la magie et d'autres à la prophétie. Considérée, vénérée et visitée par les gens jusqu'à sa mort, un santon lui a été érigé à l'instar des grands saints protecteurs de la tribu. Dans la légende de Tifellewt, il y a maints détails et caractères qui la rapprochent du personnage d'Apulée et de son chef-d'œuvre les Métamorphoses. Voilà quant aux rapprochements lexico-sémantiques qui peuvent être faits entre les noms d'Apulée et Tifellewt, tout au moins au plan de leurs noyaux consonantiques.
Histoire pour histoire, il est d'usage de se rapporter aux sources tout en ayant à l'esprit les limites de leur fiabilité. Mais il est des éléments qui ne trahissent pas. Ainsi, l'immense ouvrage d'Ibn Khaldoun sur l'histoire des Berbères nous renseigne énormément sur un certain nombre de fondements de la société amazighe et en particulier les systèmes onomastiques ou l'art de nommer dans les sociétés nord-africaines. Comme l'a écrit Mouloud Mammeri, Ibn Khaldoun présente évidemment les Amazighs selon la méthode et l'esprit de son temps... par l'ampleur de sa documentation, la sympathie qu'il portait aux hommes dont il proposait de dire l'histoire, sans doute aussi par le simple effet de son génie propre, Ibn Khaldoun, en choisissant de parler des Amazighs pour eux-mêmes, a fait de son histoire un incomparable instrument de connaissance de la société maghrébine de son temps. Son œuvre reste exceptionnelle et lui-même une remarquable exception.
Une brève étude des matériaux anthroponymiques et toponymiques contenus dans cet ouvrage nous interpelle sur la puissance de ces systèmes, leur fort ancrage dans la langue et la culture amazighes et les multiples interactions avec les autres données culturelles du vaste espace qu'est le bassin méditerranéen.
Ce type d'informations si précieuses et utiles permet de battre en brèche toute forme de spéculation en mettant à jour les capacités productives et la vivacité de la langue amazighe dans les champs de l'anthroponymie et de la toponymie – à lui seul, le développement de la microtoponymie constitue un excellent registre des modes d'appropriation des espaces productif, habité et sacré – mais aussi sa permanence dynamique qui lui a permis de transparaître à travers des millénaires d'histoire et d'interactions parfois violentes. C'est dans ce sens que l'ouvrage d'Ibn Khaldoun reste une référence que l'on doit exploiter au mieux pour comprendre non seulement la profondeur de l'histoire de l'Afrique du Nord, mais faire ressortir le faisceau de ces interactions culturelles entre peuples de la Méditerranée et surtout replacer les opinions développées çà et là sur l'échelle de l'objectivité. La lecture de l'ouvrage montre notamment la richesse de l'art de nommer chez les Amazighes et la manière dont ce peuple adopte et adapte les éléments culturels et cultuels exogènes sans jamais se diluer ou s'assimiler aux peuples colonisateurs.
Ces thématiques ont d'ailleurs fait l'objet de travaux très pertinents par divers auteurs et non des moindres, à l'image de Gabriel Camps dans son excellent ouvrage les Berbères, mémoire et identité, et de Mouloud Mammeri, dans ses synthèses introductives à ses remarquables ouvrages et autres réflexions, qui se sont échinés à démontrer la contribution multiforme de la donnée amazighe, prise sous ses diverses acceptions, aux civilisations du bassin méditerranéen. Mouloud Mammeri et Gabriel Camps rapportent avec de puissantes argumentations comment de grands hommes bien de chez nous ont marqué l'histoire de l'Empire romain et permis la floraison de la littérature latine et l'accommodation du christianisme aux exigences sociétales nord-africaines tout en affirmant le caractère amazigh de leur mode de penser, en somme une affirmation de l'être amazigh et cette volonté d'être soi devant l'onde dominante gréco-romaine, qui n'est pas autre chose qu'une forme de globalisation à vitesse de propagation plus lente relativement à aujourd'hui.
Les deux auteurs rapportent qu'au cours des IIe et IIIe siècles, une grande partie de la littérature latine est écrite par des Africains, Manilius, Cornutus, Fronton, Septime Sévère, l'aïeul de l'empereur, Florus, Tertullien, Minucius Felix, Cyprien, Arnobe, Lactance, Apulée et naturellement le plus grand de tous : Augustin. Indépendamment d'une sorte d'influence diffuse que beaucoup d'historiens de la littérature latine se sont plu à faire ressortir, on a maintenant les moyens de montrer la part que leur culture originelle a prise dans les œuvres de ces écrivains ! A ce sujet, l'exemple d'Apulée est édifiant et fort éloquent, lui dont les parents sont «romains» mais qui déclare son identité amazighe (mi-gétule et mi-numide) pour voir en lui quelqu'un qui tient à sa personnalité et à ses origines.
Et ces exemples sont nombreux à la fois pour la période romaine et les périodes qui s'en suivirent, particulièrement avec l'avènement des dynasties amazigho-musulmanes. Mais malheureusement, la dilution, les confusions historiques, les interprétations tendancieuses, les points de vue des dominants et les approximations scientifiques ont eu raison de l'important apport des Amazighs à l'histoire, à l'humanité et à l'universalité. Ce qui vérifie encore une fois le principe que l'on n'est bien servi que par soi-même. Mais le pire vient souvent de ceux-là mêmes qui, frappés de cécité historique ou n'observant les choses qu'à travers le prisme déformant d'autrui, se voient dans l'obligation de se renier et de s'habiller à l'étoffe de l'artificialité. Et pourtant, ce complexe de souffrir de ses origines ou ce syndrome de ne pas être soi semble de plus en plus entamé sur pratiquement toute l'étendue nord-africaine, excepté chez certains férus du mythe du rattachement inconditionnel de leurs origines à une tierce contrée.
Quand on ne reconnaît pas sa propre histoire et sa propre culture et que l'on s'évertue à aller en chercher d'autres par ailleurs, on ne peut récolter que les effets des dérives que l'on sème à tout vent et que nous encaissons à l'heure actuelle. Sinon pourquoi tant de jeunes gens s'aventureraient à se jeter en mer pour quêter ailleurs ce qui existe chez eux au risque de se faire réduire en moignons par des poissons carnassiers au milieu de cette mer Méditerranée qui était jadis un bassin de brassage des cultures ? Quant à notre ami historien tunisien, il aura plutôt beaucoup à gagner en s'inspirant et en s'abreuvant largement de l'objectivité, la sagesse et la rationalité de ses aînés Mansour Ghaki et M'hamed Hassine Fantar que de s'investir dans des artifices linguistiques fallacieux qui risquent d'embrouiller davantage les jeunes générations que de les éclairer. Enfin, puisqu'il s'agit d'Apulée de Madaure, cette histoire ne va pas sans nous rappeler la célèbre parabole des trois métamorphoses de l'esprit empruntée à l'œuvre philosophique de Nietzsche. Ainsi parlait Zarathoustra : comment l'esprit devient chameau, comment le chameau devient lion et comment, enfin, le lion devient enfant... Le chameau chargé de nos valeurs millénaires a affronté les affres du désert et du néant dans lesquels ont été enlisées des générations entières, pour devenir tout de même lion... Lequel lion lutta âprement pour détruire les colonnes extraverties des châteaux de l'artificialité dont ont été enveloppées ces générations pour créer de nouvelles valeurs et les débarrasser de ce ressentiment de faibles et de résignés pour devenir enfant, symbole du commencement d'une affirmation saine qui ouvrira peut-être les voies porteuses à ce pays qui se cherche encore ! Mais ces générations ont besoin de lumière et de liberté. Comme l'a dit Socrate, plus les hommes seront éclairés, plus ils seront libres. Lumière et liberté sont en effet les vecteurs porteurs de l'intelligence et du développement.
Engeôler des générations innocentes dans l'hermétisme d'une artificialité historique et identitaire sous-tendant une idéologie importée aux antipodes de notre génome sociétal et culturel, c'est détruire à jamais la matrice saine garante de l'avenir d'une nation en formalisation.
I. A. Z.
(*) En traduction littérale et juxtalinéaire : «Voyez ce que fait le vide lorsqu'il prend place dans la connaissance !» En traduction libre : «Méditez ! Qu'adviendra-t-il le jour où l'ignorance s'enracinera dans les espaces du savoir ?» Lounis Aït Menguellet, poète et chanteur.


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