Par Ahmed Tessa, pédagogue [email protected] Aïssa N., un habitant de Laghouat, est un amoureux fidèle d'Azzefoun, la perle du littoral kabyle. Il la fréquente depuis plus de trente étés. En y arrivant en ce mois d'août 2015, après quatre années d'absence, il a eu un choc. Voici son carnet de vacances en deux volets : un flash-back nostalgique et une description de l'enfer du réel. Afin de conjurer le mauvais sort, il commence à dérouler la bobine des films de ses belles vacances passées dans la région. C'était pour lui le seul moyen de fuir une réalité qui s'annonçait cauchemardesque dès les premiers pas posés sur cette contrée bénie des dieux, mais amochée par la crasse bêtise des hommes. A l'instar de nombreux touristes friands des atouts naturels de cette coquette ville balnéaire, Aïssa a opté pour un rituel bien rodé qui rythme l'avant-saison estivale azzefounienne. Si certains réservent à l'avance l'emplacement d'une tente de camping ou, pour les plus fortunés, une chambre d'hôtel, lui, a opté pour une location d'un appartement en plein centre-ville. Lors de sa réservation téléphonique, le «semsar» lui avait indiqué un choix de première qualité. Il séjournera dans un trois-pièce meublé situé entre le palais de justice, l'APC et la grande mosquée. Mais à équidistance de ces trois institutions, pas plus de trente mètres, trône une verrue qui est devenue la honte collective de la ville : une décharge sauvage. Au final, Aïssa déboursera gros pour bénéficier d'un emplacement... empoisonné. Nostalgie Les fréquentations assidues de ce joyau de la nature ont ajouté à la mémoire collective des milliers d'estivants les noms d'endroits féeriques associés bien souvent au souvenir d'un chanteur, d'un poète ou d'un peintre natif de la région. Et ils sont légion. Des plages au nom évocateur font leur bonheur en gratifiant leur soif de détente et d'évasion. Mélata (ex-Tardieu) est cette crique couverte de galets qui a vu Mohamed Fellag découvrir, enfant, les plaisirs de la baignade. A l'entrée de la ville, la plage du Caroubier et ses dunes nous renvoient les sympathiques silhouettes et les rires sonores de M'hamed Issiakhem et de Rouiched, deux habitués des lieux. Sur la route de Béjaïa, à 15 km d'Azzefoun, la plage «le Petit Paradis» déroule son tapis de sable fin à la lisière d'une forêt de sapins. C'est dans ce cadre agréable à l'entrée du village de Beni-Ksila, que Tahar Djaout et Azzedine Meddour se donnaient rendez-vous pour d'interminables parties d'oursins en compagnie de Jean-Pierre Lledo. Le cadre idyllique a inspiré le scénario de La montagne de Baya, le dernier film de Meddour. Sur le sommet de la montagne surplombant la ville, se dresse Rusazus la romaine, Thaddarth Oufella la kabyle, village natal des frères Hilmi. L'association Ruzasus tente vaille que vaille de promouvoir ses sites archéologiques, espérant attirer l'attention des pouvoirs publics. Côté accueil, la région n'est plus à la traîne comme par le passé. Azzefoun bénéficie d'une infrastructure touristique totalement montée par des investisseurs privés. Leur capacité d'accueil s'avère insuffisante en période de forte affluence. Quatre hôtels agrémentent le boulevard Yacef-Petit Omar, sur le front de mer. A l'entrée de la ville, se dresse le complexe hôtelier Le Marin, en service depuis la fin des années 1980. Ses promoteurs l'ont doté d'une splendide piscine. A quelques dizaines de mètres, Azzefoun-Beach-Hôtel (l'ex-Méditerranée) s'est refait une toilette après une année d'hibernation. Sa terrasse à fleur d'eau est une merveille du genre. Ces deux hôtels répondent aux normes professionnelles grâce à des prestations de service appréciées par la clientèle. Implantés à proximité de la plage du centre, les hôtels Le Marin-bis et Le Littoral complètent la chaîne. Attablés à leurs restaurants et dans les gargotes avoisinantes, les clients viennent déguster sardines grillées, merguez et brochettes tout en savourant un magnifique coucher de soleil qui illumine l'horizon marin vers la pointe d'Aït Rehouna, le village fétiche de Boudjemaâ El Ankis et d'où sont originaires ses parents. Depuis trois ans, une nouveauté a enchanté les touristes et les habitants : c'est la fin du vieux cauchemar des coupures d'eau et d'électricité. Ce progrès a encouragé la prolifération de cafés, de salons de glaces et de fast-foods sur toute l'étendue du front de mer. A l'entrée du port de pêche tardivement réceptionné, le touriste est accueilli par l'odeur épicée d'une bouillabaisse fumante qui s'échappe de deux restaurants mitoyens aux noms évocateurs La Famille Excellente et le Vieux Pêcheur. La halte y est plus que recommandée pour les amateurs de bonne cuisine. Avec ses rares maisons de style colonial encore debout dans leur beauté architecturale et ses mastodontes de béton à l'algérienne, le centre-ville d'Azzefoun embrasse la baie en contrebas. A partir du Jet d'eau où pointe des blagueurs, un superbe belvédère construit au début des années 1900, mais enlaidi par des transformations postindépendance, se décline en une symphonie de nuances l'azur de la Méditerranée. Un délice pour les yeux. Plus haut, vers le ventre de la ville, trône ammi Kader, le spécialiste de la glace. Sa bonne humeur légendaire se lit à travers ses lunettes qui laissent transparaître des yeux rieurs. Ses recettes qui ont fait la renommée de son établissement, il les mijote dans son petit laboratoire éclatant de propreté. N'essayez pas de lui demander les dosages ou la formule des mélanges : il les garde jalousement ! Une poubelle géante Toutefois, ce panorama de rêve est enlaidi par des taches noires. Nous ferons l'impasse sur l'inexistence de toute activité culturelle dans ce chef-lieu de daïra. Un comble pour une région qui a enfanté un grand nombre de noms prestigieux du patrimoine culturel algérien. Cela ne dérange nullement les Algériens s'étant détachés des plaisirs de l'esprit, leur préférant l'ostentation religieuse et la frénésie des achats/ventes en informel. Ainsi, en ce caniculaire été 2015, les robinets d'eau et les compteurs électriques ont joué sur les nerfs des commerçants et des habitants. Sans crier gare, sans avertissement aucun, les coupures et les baisses de tension font se caler les compteurs électriques et les moteurs des appareils électroménagers. Pertes sèches pour les commerçants et embarras pour les habitants. De quoi friser la crise de nerfs au quotidien. Au risque d'assombrir ce tableau idyllique, on ne peut passer sous silence les spectacles malodorants d'une situation voulue et acceptée. Une pompe en panne au niveau de la station d'épuration a fait déverser vers la mer les eaux usées, empoisonnant la vie des baigneurs. A proximité des restaurants du front de mer, des poubelles pleines à craquer titillent les narines avec les «parfums» des déchets pourris. Mitoyen au siège de la daïra, un pont enjambe un oued se jetant dans la mer. Oued El-Harrach en plus réduit. Il s'agit d'un bouillon de culture nauséabond qui nourrit moustiques et mouches. Premier contact avec la ville et bonjour les saletés de toutes sortes : «cadavres» de bouteilles, sachets en plastique, papiers journaux, ordures éparses. On croirait la commune dépourvue d'un service de voirie. Partout où vos pas vous mènent, la saleté vous accueille. Il est loin le temps du réflexe citoyen qui assure propreté et salubrité à l'espace commun : la rue, la place du village, les trottoirs, les escaliers qui montent vers la ville. Les gestes sauvages qui dispersent saletés et ordures n'ont pas épargné le monument aux morts dédié au millier de martyrs natifs de la commune. Mais le clou de ce séjour touristique qu'il voulait tranquille, Aïssa le découvre en prenant possession de son nid douillet. En ouvrant la fenêtre qui donne sur la rue principale, il découvre une décharge à ciel ouvert. Frappé de plein fouet par l'odeur fétide et un essaim de moustiques, il la referme aussitôt. Cette décharge est le fruit d'un trait de génie des autorités et de la population qui pour la première fois font cause commune. Un spectacle désolant qui révèle à lui seul l'émergence d'une nouvelle culture «à l'algérienne», celle de l'indifférence et de l'égoïsme. Ce virus a contaminé Azzefoun au point de cacher ses splendeurs offertes par Dame Nature et de parasiter le confort des citoyens. Oui, ce virus a donné naissance à une balafre, un chancre qui empoisonne les poumons des enfants et des personnes âgées. La décharge sauvage en question occupe le terrain nu laissé par l'ancienne bâtisse de la Gendarmerie nationale rasée en 2010. Les idées avancées au moment de cette démolition laissaient entrevoir un espace convivial et d'intérêt général. On parlait d'un centre commercial, avec un marché couvert, une bibliothèque et un parking souterrain. Du vent, que toutes ces promesses ! Le marché informel y trouvera son lieu de prédilection : des vendeurs de poisson, de fruits et légumes se partagent la surface avec les clandestins qui y garent leurs voitures. Des chiens et chats errants la transforment en garde-manger permanent. Il ne reste que les rats à se faire rares. Attendent-ils d'atteindre un volume appréciable pour inonder l'espace et concurrencer les autres carnivores ? Azzefoun 2015 : le ridicule a fini par côtoyer le dramatique. C'est le cas quand on sait qu'à longueur de journée les restes de poissons et les ordures déposées subissent le phénomène de la putréfaction. La chaleur aidant, l'air se remplit d'odeurs fétides qui empêchent de respirer. Mais cette atmosphère répugnante ne semble pas gêner les passants ou les riverains. Elle n'est même pas évoquée lors des prêches incendiaires délivrés dans la belle mosquée Sadou Amar (cheikh Mohand Ouamar). Sa salle de prière fait face à la décharge, à environ trente mètres. Les fidèles acceptent, sans broncher, de se prosterner avec les narines sollicitées plus que de raison. A égale distance de ces déchets, les locataires du palais de justice et de l'APC semblent résignés. A moins de posséder un odorat spécialisé dans le tri olfactif sélectif, il est difficile de supporter les désagréments de cette gigantesque poubelle nauséabonde. Mais comme disent les jeunes, c'est normal. A une vieille connaissance, commerçant de son état, le brave Aïssa s'en alla raconter ses déboires et surtout se plaindre de la clochardisation de la belle ville d'Azzefoun. La réponse le laissa pantois: «Vous savez, nous sommes plus préoccupés par le confort de nos voitures que par notre santé ou celle de nos enfants.» En effet, après un bras de fer mémorable avec les autorités, la dynamique association des commerçants a arraché la réalisation d'un projet en souffrance depuis 1962 : le revêtement des rues et des trottoirs de la ville. Quant à la saleté ambiante et aux conséquences nocives de la décharge sauvage urbaine, personne pour s'en soucier. Tiens, qui a dit que l'indifférence pouvait tuer ?