[email protected] On le savait depuis des mois, si les troupes de Daesh progressent avec tant de facilité et de rapidité, c'est parce qu'elles ne rencontrent aucune résistance, tant au sol que dans les airs. Washington sait désormais à qui et à quoi servent la formation et les armes qu'il fournissait généreusement à des factions islamistes dites modérées, et a décidé d'arrêter les frais, et pourquoi pas de laisser faire. Il y a aussi belle lurette que les raids aériens n'effraient plus personne, si ce n'est quelques troupeaux de chèvres égarées et les pilotes américains qui ont la plus grande latitude d'agir, notamment à partir des pays voisins, ne bombardent plus. C'est tellement plus sympathique de lâcher des tracts ou de battre des ailes à la rigueur lorsqu'on survole une colonne islamiste «immodérée», faisant route vers de nouveaux massacres. À ce rythme, les armées du califat de Mossoul avaient toutes les chances d'arriver aux portes de Damas et d'y installer une nouvelle dynastie, après avoir massacré l'ancienne, comme le veut l'immuable tradition. Le califat extensible et hyper-sunnite aurait été accueilli partout avec des foules chantant «Talaa al-badrou alayna», avec des «baathistes» exultant et hurlant plus fort, de peur d'être pris pour des laïcs. Et voilà qu'arrivent les Russes pour troubler cette belle ordonnance et perturber ce projet inscrit dans les desseins de la Providence, tout comme le sont les destins humains broyés en pèlerinage. Les Russes, qui connaissent bien les Arabes pour avoir perdu du temps et une ou deux guerres avec eux, ne cachent pas eux aussi leurs desseins, en particulier celui de sauver la mise à Bachar, leur allié du moment. Ce qui ne peut que réjouir les baathistes de conviction et les laïcs sincères, persuadés, à tort ou à raison, que le statu quo(1) est préférable au chaos meurtrier annoncé. De fait, les Russes n'y vont pas par quatre chemins, et ils ne musardent pas, contrairement à ceux qui «délivrent» des bombes, comme de simples facteurs, et encore en se trompant parfois de destinataires. Ils sont tellement efficaces, d'entrée, ces Russes que même les Américains envisagent de coordonner leurs actions avec eux, au moins pour éviter que les tonnes d'armement qu'ils ont livré ne tombent entre de mauvaises mains. Mais comme tous les tsars de toutes les Russies, Poutine avait lui aussi besoin d'une couverture religieuse, très utile depuis la refondation. L'Eglise orthodoxe russe, qui n'a jamais failli à cette tradition, s'est empressée de donner sa bénédiction à la campagne de Syrie. Réaction immédiate: les théologiens wahhabites les plus intransigeants qui s'étaient retranchés jusque-là dans un silence prudent ont donné de la voix, comme au plus beau temps du djihad en Afghanistan. Cette période «glorieuse» qui a enfanté notamment les talibans, Al-Qaïda, etc. est particulièrement mise en exergue par le communiqué signé par 55 imams et prêcheurs. La différence, cette fois-ci, est que ce n'est plus la Russie, «communiste et athée», qui envahit un pays musulman, mais la Russie «chrétienne et croisée» qui agresse le peuple de Syrie. S'aidant, comme il se doit, de formules lapidaires et archi-rabâchées sous tous les minarets, les «55» appellent à une unification des rangs des «Moudjahidine», pour vaincre l'agresseur. Le ton et les termes du communiqué ne diffèrent guère de ceux utilisés habituellement par l'Etat islamique, s'il fallait encore chercher une source d'inspiration aux djihadistes, le discours des «55» suffirait amplement. Une aubaine pour le califat de Mossoul qui est justement en passe d'unifier sous sa bannière, par la force ou par la persuasion, toutes les milices islamistes ou supposées qui combattent le régime. Selon Al-Jazeera, résolument engagée dans la bataille médiatique contre l'intervention russe(2), des dizaines de villages contrôlés par d'autres milices islamistes, au nord d'Alep, sont tombés entre les mains de Daesh. Autrement dit, si Alep se retrouve dans l'escarcelle du califat, on sait qui sera tenu pour responsable. Quant aux «agresseurs» du peuple syrien, ils sont nommément désignés par les religieux saoudiens : il s'agit de la Russie, de l'Irak chiite, de l'Iran, et du régime «nassirite»(3) de Damas. Ce régime serait tombé sans l'entrée en guerre de la Russie, une intervention assimilée à la croisade que Bush Jr. avait menée contre l'Afghanistan, et qui est d'ores et déjà vouée à l'échec, prédit le communiqué. Les 55 têtes pensantes du wahhabisme en appellent aussi aux pays arabes voisins contre l'agression de la Russie chrétienne, alliée au chiisme et au soufisme (?), contre le sunnisme. Ils les pressent de fournir toute l'aide matérielle et morale aux «Moudjahidine», car «si ces derniers sont vaincus, ce qu'à Dieu ne plaise, ce sont tous les pays sunnites qui tomberont». Le communiqué demande in fine aux pays arabes et musulmans (sunnites) à se ranger derrière le drapeau saoudien pour défendre le sunnisme, et surtout les Lieux-Saints de l'Islam. Il est vrai qu'avec les drames du dernier pèlerinage, on se pose des questions sur la gestion de ces sanctuaires par la monarchie saoudienne, ce qui ne veut pas dire que les ayatollahs feraient mieux. A. H. (1) Je pense avoir ainsi répondu à la question de ces lecteurs et lectrices, curieux de savoir où je me situais dans tout ceci. (2) On apprend que notre «journaliste» de pointe, Khadidja Ben-Qenna, a été inscrite sur la liste noire des autorités de Damas, à la suite de la campagne qu'elle mène contre l'intervention de la Russie. Des citoyens syriens qui ne se sont jamais plaints jusqu'ici des souffrances infligées par cette guerre accusent aujourd'hui les Russes de tous les maux. Le journalisme engagé, on veut bien, mais gare aux retournements de vestes dont la région est coutumière. (3) Les «ulémas» saoudiens se défendent d'utiliser le terme «alaouites» et préfèrent utiliser le terme «nassirites», en référence à Mohamed Ibn Nassir, considéré par ses adeptes comme l'un des apôtres de «l'imam caché» et vénéré en tant que tel. Pour les sunnites orthodoxes, évidemment, il s'agit d'un pur charlatan.