[email protected] «L'Etat civil ça veut dire quoi, que ta mère va enlever son voile?», c'est la réplique, faussement naïve et crûment injurieuse, d'un prédicateur islamiste à un démocrate frileux. Cela s'est passé en Egypte, lors d'un débat télévisé sur le projet de société et sur la nature de l'Etat égyptien. Tout le monde sait que lorsque les opposants à l'Etat islamique tyrannique parlent de «l'Etat civil», ils pensent en réalité «Etat laïque», mais ils s'interdisent de prononcer le mot fatidique. Face à l'impudeur, à l'impudence de leurs adversaires qui eux n'ont pas peur des mots, les laïcs honteux balbutient «Etat civil», comme pour ne pas effaroucher ou heurter leur auditoire. La laïcité ne rime pas avec l'athéisme, mais elle en est le synonyme tel qu'il a été imposé par les islamistes dans la cité musulmane, et tel qu'il lui est fréquemment associé dans les anathèmes. Ce sont paradoxalement les islamistes qui se réfèrent le plus à la laïcité, dans ses versions traduite ou arabisée, alors qu'elle a pratiquement disparu du dictionnaire des démocrates. Soucieux de composer avec leurs sociétés respectives, plus sensibles aux arguments religieux, les progressistes et les libéraux entérinent le fait accompli en censurant ou en enterrant la laïcité. Ce qui est valable pour l'Egypte, en l'occurrence, est aussi valable pour l'Algérie où seul un parti, à ma connaissance, s'en réclame encore. S'agissant de l'Egypte, qui est aussi soumise, après le crash du Sinaï (1), au même embargo international que nous avons subi naguère, elle dispose toujours d'un vivier intellectuel renouvelable. C'est là, en effet, que l'on voit encore briller les lumières de la raison dans un paysage jalonné d'éteignoirs et parsemé de bâillons, là ou le mot laïcité s'épèle encore, sans crainte. En témoigne ce texte de Wadjih Wahba, publié ce samedi par le quotidien cairote Al-Misri-Alyoum, et où il parle des reculs, pas nécessairement égyptiens, sous les coups de boutoir de l'obscurantisme. D'abord un titre qui est tout un programme : «Le casse-tête de la laïcité», puis un retour à l'Histoire, précisément aux premiers temps du vingtième siècle, où tout semble avoir commencé. Chef de file des libéraux, le philosophe Ahmed Lotfi Sayed (1872-1963) s'était porté, au début du siècle, candidat aux législatives dans une circonscription du pays profond. Or un adversaire, issu du Wafd, avait entrepris de le saborder en le présentant comme un «démocrate», et en propageant l'idée que la démocratie était incompatible avec l'Islam. Et comme il fallait noircir davantage le tableau, il avait ajouté que la démocratie prônait l'égalité homme femme et qu'elle autorisait une femme à épouser quatre hommes. Comme aujourd'hui ressemble à hier ! Le jour de son entrée en campagne, un groupe d'électeurs interpella Ahmed Lotfi Sayed : «On dit que tu es un démocrate, est-ce que c'est vrai?» «Oui, et j'en suis fier», répondit naturellement le candidat libéral, qui perdit tout aussi naturellement les élections. «Ce fut d'ailleurs sa première et dernière expérience électorale, note Wadjih Wahba, et un siècle après, il semble bien que le temps se soit arrêté. Nous sommes en butte aux mêmes méthodes qui consistent à tromper et à leurrer les autres, à détourner le sens des mots, des concepts, et à fausser de fait le jugement des gens.» L'auteur rejette la responsabilité de ce manque de discernement des citoyens, sur les intellectuels, qui n'ont pas eu le courage de défendre certaines idées. Comme celles de la laïcité que Wadjih Wahba résume par la formule «pas de politique en religion, et pas de religion en politique», autrement dit la séparation du politique et du religieux. Or, c'est cette frontière que la laïcité a établie entre le religieux et le politique que les islamistes entendent franchir et chevaucher, à leur aise, simplement pour asseoir durablement leur pouvoir. «C'est ainsi que des campagnes successives ont été menées pour déformer le sens de la laïcité, avec la participation de cheikhs religieux ou politiques et l'adhésion des médias les plus influents.» Or, au lieu de faire face à ces campagnes, de défendre la laïcité et ses vraies idées, les élites politiques et intellectuelles d'Egypte se sont évertuées à ruser, à jouer sur les mots en substituant «l'Etat civil» à «l'Etat laïque». Seules de rares personnalités ont continué, vaille que vaille, à parler de laïcité et à défendre le projet d'Etat laïque, et de citer le philosophe Mourad Wahba et le poète Ahmed Hedjazi. C'est ce dernier qui conclut, il y a quelques années, l'un de ses articles publiés dans Al-Ahram par le slogan «La laïcité, c'est la solution!» (2). Puis l'auteur rappelle ses efforts pour inciter des personnalités de premier plan à faire l'apologie de l'Etat laïque. «Chaque fois, note-t-il, j'ai eu cette réponse tordue : «Nous ne voulons pas choquer les gens... le concept est devenu suspect.» Quant au concept de «L'Etat civil» qui a été substitué à «l'Etat laïque», il n'a pas tardé à connaître le même sort, même s'il continue à être brandi, de temps à autre. Après l'éviction de l'islamiste Mohamed Morsi, et la mise en place d'une commission pour la rédaction d'une nouvelle Constitution, «l'élite constitutionnaliste» a perdu la bataille du «civil», comme elle avait perdu la bataille de la laïcité. «Le strip-tease consiste à enlever les pièces du vêtement, une par une, et la laïcité était la première», conclut impitoyablement Wadjih Wahba. A. H. (1) La Russie qui semble bien n'avoir subi que des dommages collatéraux malgré ses 224 victimes a décidé de rapatrier ses quelque 80.000 ressortissants de Charm-El-Cheikh, accélérant ainsi la déconfiture du tourisme et de l'économie de l'Egypte. «Toi aussi, la Russie !», titrait avec amertume un quotidien cairote ce samedi. (2) Ala Aswani l'a imité plus tard, mais en substituant la démocratie à la laïcité, sans plus de résultats apparemment.