[email protected] En 1925, l'Egyptien Ali Hassan Abderrazzaq, enseignant à Al-Azhar et cadi, crée une ouverture dans les portes, fermées à double tour, de «l'ijtihad» avec son livre L'Islam, et les fondements du pouvoir. Cela se passait un an après l'abolition du califat ottoman par Mustapha Kemal Atatürk(1), en Turquie, mais l'Egypte officielle, Al-Azhar en tête, rêvait de reprendre la couronne de la dynastie déchue. Ce n'était donc pas le moment, pour proclamer que le califat n'était pas une prescription divine, mais un système inventé par des hommes. Il n'était pas politiquement correct de prôner la séparation du religieux et du politique, alors que le roi Fouad 1er ambitionnait de devenir calife à la place du calife. Cette Egypte-là ne pouvait tolérer qu'un roturier, fût-il un enseignant érudit, se mêle de remettre en cause un ordre dûment établi. Abderrazzaq perdit donc son poste d'enseignant, et sa charge de cadi, en vertu d'une loi de 1901 destinée à réprimer les tentatives de discorde («fitna»), ce qui équivalait à le condamner à vivre de la charité de ses proches. C'est ainsi qu'il entama une très longue traversée du désert qui ne se termina que vingt ans plus tard, alors que se profilait à l'horizon la chute de la monarchie. Le livre iconoclaste fut interdit par Al-Azhar et retiré de la vente, mais il n'y eut pas d'autodafé public, le souvenir des œuvres d'Ibn-Rochd brûlées en Andalousie étant encore vivace. On sait comment les Européens s'emparèrent d'Ibn-Rochd, ostracisé par les siens, et utilisèrent ses œuvres pour en faire l'une des pierres sur lesquelles ils ont bâti leur prospérité. L'Egypte, formellement indépendante depuis 1923, mais qui subissait toujours le joug d'une de ces puissances européennes, la Grande-Bretagne précisément, ne pouvait se permettre d'aller trop loin. Et puis, disons-le tout net : les excités d'avant-hier et d'hier étaient moins sanguinaires que ceux d'aujourd'hui, adeptes furieux d'un Islam «m'as-tu-vu» et belliqueux. Les chaînes du pouvoir et les boulets des théologiens, ayant toujours fait bon ménage et cause commune, l'œuvre unique d'Ali Abderrazzaq échappa au bûcher, mais elle est condamnée au cachot. L'auteur et son œuvre sont extirpés de temps à autre de leurs oubliettes, pour être vilipendés, voire incendiés, mais rarement pour être honorés ou promus comme auteur et livre essentiels. Lorsque les Frères musulmans ont été chassés du pouvoir en Egypte, au nom du respect de «l'Etat civil» (la laïcité étant un mot qui fait peur aux laïcs eux-mêmes), on avait cru à un retour en force des idées d'Ali Abderrazzaq, un authentique réformiste(2). Puis, quand le ministère égyptien de l'Education a décidé d'expurger des manuels scolaires certains textes incitant à la haine et à la violence, on s'était dit : «ça bouge enfin !» D'autant plus que les nouveaux dirigeants ne cessaient de proclamer la nécessité de réformer et de moderniser la théologie, pour mieux lutter contre le terrorisme, et au nom du «tanouir» (3). Mais il arrive que les meilleures intentions produisent les pires effets, et que les causes les plus nobles soient desservies par les actions affligeantes de citoyens trop zélés ou trop opportunistes. La semaine dernière, la direction de l'éducation de Gizeh, la grande banlieue du Caire, a ainsi mobilisé ses enseignants et cadres pour une action affligeante : un autodafé, abondamment filmé par des chaînes de télévision ameutées à cet effet. Il s'agissait pour les organisateurs d'apporter leur contribution à la destruction d'ouvrages, incitant au terrorisme et/ou signés par «des Frères musulmans, réfugiés au Qatar». Parmi ces auteurs, qui dirigent des actions terroristes à partir du siège d'Al-Jazeera, figure un certain Ali Abderrazzaq, dont le livre L'Islam, et les fondements du pouvoir a été livré au «supplice» du feu. Comment ces enseignants, ces éducateurs en sont arrivés à jeter des ouvrages au bûcher, après les avoir exhibés devant les caméras ? Et surtout, qu'est-ce qui a amené Ali Abderrazzaq, censé être une source d'inspiration, à ressusciter comme «terroriste» au Qatar, comme l'a relevé un confrère égyptien? La réponse la plus plausible est que ces enseignants et ces enseignantes, accoutrés selon les canons actuels de la mode wahhabite, n'ont pas lu Abderrazzaq ni les autres ouvrages détruits. On peut supposer que ces voilés du cerveau n'ont regardé que les titres des ouvrages et ont supposé, ce qui est leur droit, que les Frères musulmans sont là où figure le mot Islam. Ce qui reviendrait à dire que «L'Islam et les fondements du pouvoir» aurait été brûlé par erreur, au milieu d'un tas d'autres livres, ce qui est le comble pour une œuvre qui a toujours été ignorée, sinon soumise à quarantaine. On a appris ensuite qu'Ali Abderrazzaq n'avait pas été la seule victime, présumée innocente de l'autodafé honteux de Gizeh, mais que d'autres auteurs ont subi le même sort. Le ministère égyptien de la Culture a protesté contre cet acte, en précisant que même des titres, édités sous sa supervision et portant sur la lutte contre la drogue, ou sur les droits de la femme, avaient été brûlés. Du coup, la directrice de l'éducation, à l'origine de l'autodafé, a été suspendue, mais ses collègues, incendiaires ou non, ont manifesté leur solidarité devant le ministère de l'Education. En principe, les manifestations publiques sont interdites au Caire, mais quand il s'agit de pyromanes... A. H. (1) Je suis un admirateur de Mustapha Kemal, mais je pense qu'il a laissé passer une chance de réformer la langue arabe, en la libérant de la gangue du sacré dans laquelle elle est toujours enlisée. Imaginons une Turquie ne quémandant pas l'entrée dans l'Europe, mais chef de file d'un ensemble arabophone (et non pas arabe) où la séparation du spirituel et du temporel serait la règle. Il n'y aurait sans doute pas d'Erdogan, et encore moins de Daesh et autres Nosra mortifères. (2) À ne pas confondre avec «réformateur», un mot jadis à la mode et dont se gargarisaient certains de nos confrères, jusqu'à s'en réclamer sur leurs cartes de visite. (3) Personnellement, je préfère traduire ce mot qui annonce en pure perte l'avènement du nouveau «Siècle des lumières», par luminescence, plutôt que par illumination, ce dernier étant par trop péjoratif et pouvant viser aussi les pyromanes du «tanouir». http://ahmedhalli.blogspot.com/