Par Abdelmadjid Attar, consultant, ancien P-DG de Sonatrach 1- Les facteurs qui déterminent le prix du pétrole et l'évolution de son marché Beaucoup d'analyses et d'interprétations sont émises sur les causes de la chute du prix du pétrole, alors que les deux facteurs fondamentaux sont toujours l'offre et la demande sur le marché. Ils n'évoluent tout simplement plus de la même façon, avec en plus de nouveaux facteurs qui viennent les influencer, entraînant de profondes mutations sur le marché énergétique global à travers le monde. - L'offre a non seulement évolué en volume mais s'est aussi diversifiée géographiquement avec soit de nouveaux producteurs soit de nouvelles capacités de production. Nous avons trois catégories : ➢ la première est constituée des pays déjà producteurs, mais qui ont augmenté leur capacité en fonction de la demande et souvent de la hausse du prix (pays du Golfe, Russie, Brésil, Mexique, etc.) tout au long de la décennie passée ; ➢ la deuxième est constituée des pays producteurs dont l'économie a besoin de plus de en plus de ressources financières et dépend largement de la rente pétrolière (Irak, Iran, Libye, Algérie, Nigeria, Venezuela...). Seules les instabilités géopolitiques ont diminué ou modéré leur part de production, mais les prévisions d'augmentation de l'Irak, la Libye et l'Iran avec un excédent de 2 à 3 millions de barils par jour en 2016 constituent déjà un facteur très négatif sur le marché ; ➢ la troisième est constituée de nouveaux producteurs en pétrole et gaz naturel, qui ont bouleversé les équilibres du marché énergétique soit en consommant une partie de leur propre production et en important moins, soit en la mettant sur le marché. La production en pétrole et gaz de schiste des Etats-Unis a, par exemple, réduit de façon importante leurs importations, mais aussi contribué au déclin du baril sur le marché mondial. Ils sont aujourd'hui le plus gros producteur de pétrole et vont bientôt devenir exportateurs de gaz naturel. - La demande a évolué de façon complètement différente, en fonction de facteurs qui ont eux-mêmes changé ou sont complètement nouveaux : ➢ le premier facteur correspond à l'augmentation logique et habituelle de la demande ou de la consommation énergétique de tous les pays, y compris les pays producteurs et exportateurs (pays du Golfe, Russie, Etats-Unis), et surtout les pays émergents (Inde et Asie). Mais cette augmentation est relativement faible depuis une décennie et croît de moins en moins ; ➢ le deuxième facteur, le plus important au cours de la décennie passée, est celui de la récession économique mondiale qui a entraîné des réductions importantes de la croissance de la demande mondiale ; ➢ le troisième facteur qui est lié aussi à la récession économique vient des progrès technologiques ayant entraîné d'importantes réductions de consommation (économie d'énergie) d'une part, et le développement des énergies renouvelables. Ce facteur a pesé de tout son poids dans les pays gros consommateurs et importateurs (Europe et Etats-Unis) ; ➢ le quatrième facteur est lié à la volonté des pays gros consommateurs et importateurs d'assurer leur autosuffisance et réduire leur exposition aux crises géopolitiques dans les régions productrices. Cette volonté s'est traduite par la réduction des importations et bien sûr le développement des hydrocarbures non conventionnels aux Etats-Unis depuis une décennie. Ce développement eut lieu grâce à d'énormes progrès technologiques qui ont réduit les coûts d'exploitation de 40 à 50% aux Etats-Unis et au Canada. On peut donc conclure que le pétrole, sans devenir une simple marchandise parce qu'il est nécessaire encore avec le gaz naturel pour de nombreuses décennies, est simplement trop abondant sur un marché qui ne dépend plus des producteurs exportateurs, mais est de plus en plus soumis à de nouveaux facteurs, eux-mêmes caractérisés par un degré d'incertitude élevé. Nous sommes par conséquent dans une période de transition énergétique importante dont les aboutissements ne sont pas bien cernés pour le moment. 2- Les raisons de la baisse du prix du pétrole Les raisons techniques et économiques de la forte baisse du prix du pétrole sont à mon avis dans les facteurs que je viens d'évoquer, et on peut les résumer de cette façon : - un excédent de l'offre provenant de l'ensemble des producteurs qui est aujourd'hui d'au moins 2 millions de barils par jour, et pourrait atteindre 4 millions de barils en 2016 ; - un ralentissement de la demande surtout au niveau des marchés asiatiques dont les pays sont pourtant les véritables moteurs de la croissance mondiale ; - un ralentissement de l'économie mondiale dont le taux n'atteindra peut-être même pas 3% et une forte progression du dollar. Même la baisse de 50% du prix du baril n'a pas pu à ce jour stimuler la demande, ce qui prouve que le facteur économique est aujourd'hui prépondérant. Il y a aussi des facteurs politiques qui ont contribué à aggraver la baisse du prix, ou en la prolongeant dans le temps. Mais ces facteurs sont d'abord liés à des considérations économiques, notamment quand il s'agit de faire face aux nouveaux producteurs d'hydrocarbures non conventionnels pour préserver sa part de marché. Il y a réellement une guerre de parts de production. Les pressions sur l'Iran et la Russie ne sont pas à mon avis un facteur de base, mais ont contribué à prolonger l'instabilité du marché et le manque de vision sur son évolution ou sa durée. Il me semble donc que les conditions d'une augmentation du prix du baril sont : - une reprise de la consommation et de la croissance économique mondiale en 2016, grâce au prix actuel du baril, au fléchissement de la production des hydrocarbures non conventionnels dont au moins 50% ne peuvent plus supporter les coûts d'exploitation actuels ; - un accord entre les pays producteurs de l'OPEP et non-OPEP sur des actions même symboliques susceptibles de stabiliser le prix et l'empêcher de baisser à nouveau ; - un accord entre les pays de l'OPEP pour prévenir et gérer les impacts des éventuelles augmentations de production des 3 pays suivants : Iran, Irak, Libye. Est-ce que cela est possible maintenant ou plus tard ? Il est vraiment difficile de donner une réponse pour le court terme, mais on peut au moins émettre une hypothèse qui consiste à prévoir que : - la ressource énergétique nécessaire au développement économique mondial provient et proviendra encore pour plusieurs décennies à partir des hydrocarbures ; - les réserves s'épuisent mais restent encore abondantes et seule leur répartition géographique ainsi que leurs marchés sont en train d'être modifiés ; - c'est un nouvel équilibre qui est en train de s'installer, mais qui n'empêchera pas les prix de revenir à un niveau raisonnable à moyen terme. Qu'en est-il maintenant au point de vue conséquences et mesures prises ou à prendre pour les pays producteurs, dont l'Algérie face à cette situation ? 3- Evolution de la production d'hydrocarbures et des exportations Les réserves de l'Algérie en 2014 s'élèvent à 2 500 millions de tonnes équivalent pétrole d'hydrocarbures liquides dont 56% sont prouvés, et 4 500 milliards de mètres cubes de gaz naturel dont 60% sont prouvés. Le reste étant probable et possible. La production pétrolière et gazière est en baisse depuis 2007, avec un léger redressement en 2014 et peut-être en 2015, selon les prévisions. Mais elle demeurera encore loin des records des années passées. En 2014, sur une production primaire totale de 195 millions de tonnes équivalent pétrole, 102,7 ont été exportés et 47,3 consommés sur le marché national. La différence correspond à l'autoconsommation des installations pétrolières et au recyclage du gaz naturel d'écoulement pour améliorer la récupération des hydrocarbures liquides et le maintien de pression. La production d'hydrocarbures liquides en 2014 a atteint 1,4 million de barils par jour, dont environ 1,1 million barils/jour de pétrole. Sur une production totale de 77,1 millions de tonnes équivalent pétrole produites, 35,7 millions, soit 46,3%, ont été exportés. La différence a été consommée sur le marché intérieur sous forme de carburants, ressources énergétiques ou matières premières des industries pétrochimiques. Celle du gaz naturel a atteint 131 milliards de mètres cubes dont 45 autoconsommés, 48 exportés, et 35 consommés sur le marché intérieur On constate donc que la production globale en baisse depuis 2007 est en train de se stabiliser en 2014 avec un léger redressement, prévu aussi en 2015 et 2016, mais encore loin des productions record de 2007-2008. Les recettes d'exportation dont les hydrocarbures constituent 98% depuis plus d'une décennie ont enregistré une faible baisse entre 2012 et 2013 du fait de la baisse des volumes exportés, puis une baisse importante en 2014 due à la chute du baril. Cette baisse atteindra probablement 50% en 2015 et affectera de façon importante les équilibres budgétaires. Pendant la même période, les importations globales ont augmenté chaque année jusqu'en 2014 dépassant largement les exportations globales, alors que les exportations hors hydrocarbures ont stagné à moins de 3 milliards de dollars. 4- Evolution des équilibres et incidence sur l'économie du pays Les recettes d'exportation ont représenté 27% du PIB en 2014 et ne couvrent plus les importations globales du pays depuis 2013. Elles vont probablement atteindre 17% du PIB en 2015 et ne couvriront plus que 60 à 70% maximum des importations globales. Le budget de fonctionnement et d'équipement est resté plus ou moins stable, autour de 90 milliards de dollars, soit environ 40% du PIB. Les recettes fiscales ordinaires ont légèrement baissé entre 2013 et 2014 et couvrent moins de 50% des dépenses de fonctionnement depuis les années 1990. Soit un déficit budgétaire de 21% par rapport au PIB de 2014. Le déficit de la balance commerciale par rapport au PIB est passé de 4,4% en 2012 à 7,1% en 2014, avec des prévisions de 12,1% en 2015. Le déficit du Trésor public existe en réalité depuis 2006 et a été à chaque fois financé par le Fonds de régulation des recettes, lui-même alimenté par les excédents des exportations pétrolières quand le prix du baril était assez élevé. Ce fonds ne contenait à la fin de 2014 que 45 milliards de dollars par rapport aux 75 milliards à fin 2012. Il faut aussi préciser que grâce au remboursement intégral de la dette extérieure de l'Algérie en 2004, les réserves de change ont atteint 194 milliards de dollars en 2013, avant de chuter à 179 milliards en 2014, et probablement moins de 150 milliards en 2015. Il faut enfin préciser que la chute du baril et ses conséquences sur l'économie de l'Algérie, aggravée par la hausse du dollar au niveau des échanges, a aussi entraîné au cours de 2014-2015 une chute du dinar qui a perdu plus de 20% de sa valeur. 5- Les conséquences sur les politiques et programmes de développement Le premier constat qu'on puisse faire est que l'Algérie est un pays qui consomme plus qu'il ne produit avec une économie totalement dépendante des hydrocarbures, caractérisée par : - un déficit budgétaire qui a atteint 21% par rapport au PIB en 2014 et ne descendra pas à moins de 18% en 2015, malgré un début de politique d'austérité pour 2016 ; - un effondrement des recettes d'exportation des hydrocarbures de 9% en 2014 et probablement plus de 40% en 2015 par rapport à l'année précédente ; - une balance commerciale négative à raison de -7,1% du PIB en 2014 et -12% en 2015 ; - une baisse du Fonds de régulation des recettes de 36% en 2014 et 34% en 2015, du fait d'un prélèvement destiné à financer les importations et équilibrer le budget de l'Etat ; - un recul important des réserves de change qui passent de 194 milliards de dollars en 2013 à 179 milliards en 2014 et probablement moins de 150 milliards en 2015, correspondant à environ 35 mois d'importations ; - et enfin une érosion actuelle du dinar par rapport au dollar d'environ 20%. 6- Quelle strategie adopter ? La baisse des recettes des exportations d'hydrocarbures en 2014 a constitué une surprise pour le gouvernement algérien, avec peu d'incidence sur ses politiques de développement. Celle de 2015, qui se traduit déjà par une perte d'environ 40% des recettes prévues, et celle prévisible en 2016 si le prix du baril demeure le même, ont constitué un choc entraînant des mesures nécessaires. Il faut peut-être rappeler que l'Algérie, à l'aube de cette crise qui risque de se prolonger, est caractérisée par : - un PIB assuré à 27% par la rente pétrolière, 20% par les services marchands, 18% par l'administration publique, 10% par l'agriculture et seulement 5% par l'industrie ; - un taux d'inflation qui est actuellement de 5,3% ; - une population d'environ 40 millions d'habitants, pouvant atteindre 50 millions en 2030 ; - une population active d'environ 12 millions, dont 58% dans le commerce et les services (avec 59% dans l'informel), 11% dans l'agriculture, 17% dans le bâtiment et les travaux publics et seulement 14% dans l'industrie ; - un taux de chômage entre 10 et 11%, mais qui est en grande partie caractérisé par une grande précarité (emplois sociaux et temporaires à très faible productivité). Ce taux est estimé à 25% chez les jeunes universitaires ; - une consommation énergétique qui a atteint 45 millions de tonnes équivalent pétrole et qui croît à raison de 5,4% par an pour tous les hydrocarbures, soit 8% pour les carburants, 7% pour le gaz naturel et 12% pour l'électricité. L'Algérie importe actuellement entre 2 et 2,5 millions de tonnes de produits pétroliers, soit 3 à 5 milliards de dollars, essentiellement des carburants pour pallier la consommation nationale ; - une subvention directe budgétisée qui est prévue atteindre en 2016 : 12,4 milliards de dollars entre l'habitat (4,7), les familles et les produits de première nécessité (4,5) et la santé (3,2) ; - et enfin une subvention indirecte non budgétisée qui sera de 15,3 milliards de dollars essentiellement pour l'énergie (carburants, gaz et électricité). Le Fonds de régulation des recettes a permis jusqu'en 2014 et 2015 de faire face aux besoins et programmes budgétaires, mais dès 2016, son solde sera insuffisant. Les réserves de change sont, elles aussi, mises en œuvre et permettent de faire face, en théorie, à 35 mois d'importation. Alors faut-il se contenter de compter sur ces réserves et espérer un redressement du baril en maintenant le cap sur les politiques économiques et budgétaires habituelles ou prendre des mesures ? - D'une part, préventives tout en tenant compte des programmes de développement déjà engagés, des programmes de soutien et de subvention dans les domaines sociaux qui sont vitaux pour la paix et la sécurité sociale du pays. - D'autre part, saisir l'opportunité de cette crise pour engager des réformes économiques et sociales profondes, pouvant sortir de façon progressive l'économie du pays de la dépendance pétrolière. Dans son programme budgétaire 2016, et considérant que la dette extérieure est insignifiante, le gouvernement a choisi, pour le moment, la voie du milieu avec une faible diminution de -9% des prévisions de dépenses, soit 77 milliards de dollars. Avec -3,3% pour le fonctionnement et -16% pour les équipements. Ce choix nécessitera un recours au Fonds de régulation des recettes dont le solde est prévu être d'environ 30 milliards de dollars à la fin de 2015. Ce choix est basé sur une décision de maintien des investissements publics importants en matière d'infrastructures, y compris ceux déjà engagés, un maintien de tous les programmes sociaux et subventions, y compris dans l'emploi, une réduction des importations à travers la mise en place de licences spécifiques et une réduction des dépenses des administrations. Il est probable aussi que les réserves de change soient mises à contribution dans la mesure où le programme d'importation est constitué en majeure partie par des biens de consommation, des équipements et des services dont dépendent les programmes d'investissement sociaux. 7- Conclusion On peut conclure en affirmant que l'Algérie a pu à ce jour résister à la baisse des recettes pétrolières grâce à un niveau d'endettement très faible, la disponibilité d'un fonds de régulation et de réserves de change appréciables pouvant couvrir ses besoins sur environ 35 mois. Elle pourra encore faire face à cette situation en 2016 et 2017 si le prix du baril demeure au même niveau, mais verra ses capacités se réduire rapidement vers 2018, à moins que le prix du baril n'atteigne d'ici là au moins 70 à 80 dollars, un cas trop optimiste à notre avis. Les mesures prises dans le programme budgétaire 2016 nous semblent insuffisantes dans ce cas au moins pour les raisons suivantes : - l'incertitude sur le prix du baril ; - l'augmentation importante de la consommation énergétique nationale, dont 70% sont consacrés aux ménages, au transport et autres consommations sans production de valeur ajoutée, et seulement 30% dans l'industrie. Elle aura tendance à dépasser et même à réduire les exportations, à moins d'une politique énergétique destinée à la réduire, à diversifier sa nature à travers les énergies renouvelables et à en éliminer progressivement la subvention qui ne doit profiter qu'aux citoyens qui en ont vraiment besoin ; - l'absence d'une stratégie globale concrète destinée à assureur dans les meilleurs délais le développement et la production de nouvelles richesses dans les secteurs industriels, agricoles et les services. Il y a quelques signes positifs à travers des engagements récents du gouvernement, notamment dans le secteur agricole qui devra être à l'avenir et sera certainement le plus gros créateur d'emplois et producteur de produits de consommation. Une autre action salutaire semble aussi avoir été décidée en matière d'assainissement des entreprises publiques qui se comptent par milliers et dont la plupart sont déficitaires. Mais cela demeure insuffisant parce qu'il faut aussi lancer des chantiers gigantesques en matière de régulation, de lutte contre la bureaucratie, pour améliorer l'environnement des affaires, notamment le partenariat privé public dans tous les secteurs de l'industrie et des services. L'Algérie a les moyens et les capacités de résister pour le moment, mais c'est au futur, un horizon de deux à trois années seulement, plein d'incertitudes, qu'il faut penser à travers les actions d'aujourd'hui. Il est donc temps, si ce n'est trop tard, pour prendre des décisions courageuses, politiques et économiques, en faisant la part de ce qui est stratégique ou non, ce qui est rentable ou non, et par conséquent ce qui doit être préservé et soutenu ou simplement privatisé, encore faudrait-il trouver preneur. A. A. (Source données : lois de finances, ONS, Cnis, bilan Sonatrach 2014).