Par Marie-Joëlle Rupp Début 2014, Arezki Metref initie une série de chroniques dans Le Soir d'Algérie qu'il intitulera «Balade dans le mentir-vrai». Parmi elles, 26 sont rassemblées dans La Traversée du somnambule, un ouvrage qui vient de paraître aux éditions Koukou, préfacé par Boualem Sansal. Nulle autre intention de l'auteur que celle de nous conter de petites histoires, «des tranches de vie glanées aux quatre coins du monde» précise son préfacier. L'une des particularités de ces chroniques est que toutes s'enracinent dans la réalité, celle d'une rencontre, qu'il s'agisse d'écrivains illustres, de héros anonymes, d'un quartier, d'une ville, d'un pays, d'un livre ou encore d'une histoire. Le journalisme d'une main, la littérature de l'autre, l'auteur enchaîne les textes qui, dans un même jaillissement, s'imbriquent, se répondent, formant un univers auquel la magie de son verbe donne un goût d'épopée. Et la chronique se fait œuvre littéraire dans les pas de ces deux géants de la littérature qui trônent au fronton du panthéon de l'auteur : Gabriel Garcia Marquez et Jorge-Luis Borges. En épigraphe, cette citation de Borges : «Que d'autres se targuent des pages qu'ils ont écrites ; moi je suis fier de celles que j'ai lues.» Ici tout est dit des intentions de l'auteur. Donner en partage les écrivains et les œuvres qui l'ont nourri et qui ont forgé sa plume. Ainsi, le présent ouvrage se présente-t-il comme une balade, mieux comme une traversée comme l'indique son titre, et dont l'auteur avec cette assurance du somnambule, est ce «passeur entre le fait et le dit». La réalité étant, selon la conception marquézienne de la littérature, un mauvais roman, «il appartient à l'écrivain de l'embellir». Balade donc dans les vieux quartiers de Strasbourg avec l'auteur et Nabil Farès tous deux invités au Parlement international des écrivains en 1993. Souvenirs, anecdotes dans lesquelles on reconnaît quelques grandes figures intellectuelles de l'époque. Derrida et sa «décontraction de zazou algérois», Salman Rushdie évoquant Djaout, Assia Djebar et d'autres. Déambulation la nuit dans les rues du Caire pour surprendre au petit matin Naguib Mahfouz, qui vient de recevoir le prix Nobel de littérature, attablé à son café attitré de «Khan Khalili». Halte au «Petit Suisse», une brasserie parisienne, pour une rencontre fortuite avec Milan Kundera. Visite de Berlin quelques semaines avant la chute du mur avec le cabarettiste Peter Ensikat. Furtive poignée de main avec Nicolas Guillen, le chantre du négrisme, à La Havane. Pique-nique sur un promontoire d'une plage de l'Estaque, à Marseille où dans cet univers de Pagnol, l'on évoque aussi Sénac, Amrani, Kateb... La littérature, nous dit l'auteur, «où que l'on aille, dans quelque but que ce soit, on finit par tomber dessus». Et que dire de ces figures féminines ? Héroïnes anonymes, constituant chacune, et à elles seules, l'amorce d'un roman. La belle Sandra, professeur de musique, pour laquelle le narrateur investit le rôle d'un «addict de Mozart». Tessa, l'hôtesse de l'air qui voue, elle aussi, un culte à Borges et qui confie au narrateur son long héritage de tourments. Agnieszka, l'interprète polonaise d'un voyage à Varsovie, fervente admiratrice de Boris Vian dont elle aurait pu être l'un de ses personnages oniriques. Chaque chemin de vie que constituent ces rencontres est aussi une invitation à la réflexion. Que ce soit comme le suggère l'écrivain allemand Reiner Maria Rilke «une immersion dans ses propres abysses» sur la voie solitaire de l'écriture. Ou que ce soit plus simplement un questionnement sur le sens de l'Histoire, sur la société, sur la vie. Questions sur la dissidence, sur les potentialités créatrices de l'exil, sur le rapport des écrivains et des artistes avec le pouvoir, etc. Et en toile de fond, l'Algérie. Comme Ulysse de retour à Ithaque ou comme Sindbad, cet «arpenteur de l'imaginaire» qui hante toute son œuvre, Arezki Metref rentre toujours au bercail. Retour à l'adolescence dans l'Algérie de Boumediène où sont évoqués le problème des langues, et celui de la perception des écrivains dissidents par toute une génération de jeunes lecteurs, à l'ombre de la révolution socialiste. Interrogations sur la violence politique et mafieuse en Algérie, sur les émeutes de 1988, etc. Car cet ouvrage est aussi le portrait de cette génération qui a grandi dans le fracas de l'Algérie post-indépendante, et qui, «même dans les pires moments d'enfermement dans l'Algérie des casernes et des mosquées», a su produire «des gens qui franchissaient les frontières physiques et mentales pour aller à la rencontre d'un livre ou d'un écrivain». Dans cette traversée en somnambule, chacun trouvera le chemin qui fera écho à sa propre nostalgie. Je reste pour ma part profondément marquée par cette «Topographie de l'illusion» où au hasard de ses déambulations dans Paris, l'auteur fait un retour sur les lieux de rencontre des amis disparus. A moins que ce ne soit ce texte sur «L'Ennui», celle d'une adolescence dans l'Algérie de Boumediène, «un long tunnel de jours équarris sous des soleils obliques». Belles leçons de vie, et belles leçons d'écriture.