Les Mémoires du dernier Bey de Constantine ont fait l'objet d'un livre dans lequel ils sont analysés, décryptés, interrogés et commentés par un historien algérien. En effet, Djilali Sari a fait l'effort de débrouiller l'écheveau tout en se réappropriant quelques pages d'histoire. Le souci du chercheur était de permettre une lecture claire et intelligente de ce document qu'il qualifie d'«exceptionnel», tout en mettant en lumière un symbole de la résistance au colonialisme. Dans cet ouvrage publié aux éditions Anep, le texte des Mémoires figure naturellement en bonne place, parmi les documents en annexes. Presque tout le reste du livre est une étude minutieuse et critique sur le sujet, étant donné que le document se distingue par sa singularité, par sa genèse paradoxale et par son contenu autant riche d'informations que susceptible d'interprétations pertinentes pour qui sait lire entre les lignes. Des questionnements, des contradictions, des non-dits, des zones d'ombre mais aussi beaucoup d'éléments précieux ont intrigué, interpellé et retenu l'intérêt du chercheur. Pour Djilali Sari, il fallait absolument déchiffrer une sorte d'énigme qui n'avait pas livré tous ses secrets ; prétexte aussi à un travail de restitution — le plus objectif possible — d'une histoire oubliée, méconnue, occultée ou travestie. Le livre est donc, tout à la fois, une leçon de pédagogie académique, une recherche de la vérité historique et un devoir de reconnaissance envers un illustre personnage qui s'est tant sacrifié pour la cause nationale algérienne. Un document qui est «un cas d'espèce rarissime», souligne l'auteur. Parce qu'il est «dépourvu d'un quelconque original d'écrit. De surcroît résultant essentiellement de la traduction d'un récit recueilli de bouche à oreille, sans aucun témoin, d'autant que les deux vis-à-vis sont antagonistes». En effet, le texte a été transmis oralement au traducteur interprète, le capitaine de Rouzé, de l'administration des Bureaux arabes. Une dictée faite, vraisemblablement, de fin mai 1848 à mars 1849. Le dernier bey de Constantine était alors en résidence surveillée, à Alger, dans «une demeure domaniale sise ruelle Scipion débouchant à Bab Azzoun». Le capitaine Rouzé traduisait au fur et à mesure le récit oral, Hadj Ahmed Bey ayant «été invité» par les Bureaux arabes à «dicter des renseignements précieux» sur son parcours. Résultat, «une sorte de chronologie certes ordinaire mais alléchante, retraçant le parcours entamé la veille du débarquement de Sidi Fredj, dès les débuts de juin 1830 jusqu'au mardi 27 redjeb 1264/30 juin 1848, au terme de 18 années de résistance opiniâtrement poursuivie jusqu'à l'extrême épuisement des énergies du dernier bey de Constantine». Mais, pour les autorités coloniales, «ces Mémoires se sont révélés non seulement contre-productifs mais aussi et surtout ont permis à hadj Ahmed Bey de s'en sortir dignement ; mieux d'infliger une tout autre défaite, des outrages inattendus». Ce n'était pas ce qu'attendaient leurs promoteurs et, «fort heureusement pour la postérité, les Mémoires n'ont pas été détruits, mais seulement ‘‘oubliés''. En conséquence, une chance inouïe»! Le document a été alors classé dans les archives, mais sans figurer dans le catalogue général. Il est demeuré inédit jusqu'en 1949, l'année de sa publication par Marcel Emerit, historien et professeur à l'université d'Alger. Soit un siècle à dormir dans les archives. De cette première version des Mémoires, Djilali Sari a retenu la note de présentation faite par Marcel Emerit. «Quoique lapidaire, cette note revêt une grande importance dès lors qu'elle est située dans le contexte des dernières années de la période ottomane», écrit-il dans l'introduction. Il est également précisé dans cette note qu'il existe deux copies des Mémoires : «L'une d'une rédaction médiocre, qui semble un brouillon, l'autre plus correcte et plus détaillée.» C'est cette deuxième mouture des Mémoires qu'a retenue Marcel Emerit. Dans les documents en annexes, Djilali Sari donne lecture de l'intégralité de la deuxième mouture du texte, précédée de l'importante note de présentation signée Marcel Emerit (pages 141 à 201). «Afin de faciliter l'exploitation des Mémoires», souligne-t-il. Pour le chercheur, la note de présentation mérite de figurer dans son intégralité car «de toute évidence, tout en ayant survolé les Mémoires, Marcel Emerit a signalé des observations dignes d'intérêt, particulièrement pour ce qui a trait à la problématique générale, en particulier les raisons de l'occultation des Mémoires. A juste titre, ces dernières sont attribuables à la compromission de hautes autorités, du reste bien identifiées, tel Clauzel avec sa coqueluche le juif renégat Yusuf». Auparavant, en annexe 1, Djilali Sari a fait figurer «l'entrefilet de presse du 6 mars 1849 inséré à la première page du triquotidien algérois francophone Akhbar ; la référence incidemment signalée en note infra par les soins de M. Emerit mais qu'il n'a pas dû exploiter à bon escient» (introduction). Dans ce court article, il est bien fait mention que le capitaine de Rouzé «recueille de la bouche de l'ex-bey de Constantine des renseignements précieux sur son long commandement dans l'Est». Et c'est cela qui confirme le récit recueilli oralement, selon Djilali Sari. «Manifestement, de toute évidence, l'entrefilet constitue en quelque sorte la clef des Mémoires, la clef sans laquelle on ne pourrait s'assurer de la crédibilité de la quasi-totalité des Mémoires, avant même d'entreprendre, de tout cœur, l'examen et l'élaboration tout au moins les lignes directrices de la problématique générale», prend-il soin de préciser. D'autant plus que, «grâce à un concours de circonstances exceptionnel», il a eu lui-même la chance de découvrir «la précieuse et incontournable publication renfermant l'entrefilet de presse du 6 mars 1849». Les précautions d'usage étant prises, le chercheur peut dès lors entreprendre une «exploitation à bon escient» du document, étant entendu que «cette traduction, faite sans aucun original écrit, de l'absence d'un quelconque manuscrit, exige-t-elle plus d'effort et de concentration. De circonspection sans répit !» En l'occurrence, Djilali Sari s'est plutôt bien acquitté de sa tâche, et son livre éclaire beaucoup mieux la personnalité et le parcours de Hadj Ahmed Bey. L'historien algérien a réalisé, ici, un travail remarquable de rigueur, d'objectivité et qui se distingue par sa richesse informative. Tout en prenant appui sur les «mémoires», il cite et confronte plusieurs sources, cerne les problématiques en relation avec le sujet et avec l'écriture de l'histoire, interroge, creuse, met de l'ordre, remet les choses à leur juste place... Et c'est ainsi qu'à partir de presque rien (un document qu'un autre historien aurait négligé ou seulement «survolé»), Djilali Sari a réussi à restituer, dans toute sa dimension, «le stratège génial qui a infligé à des généraux issus de l'épopée napoléonienne la consommation d'officiers la plus forte proportionnellement que dans toute autre armée». Après avoir exposé ses matériaux dans l'avant-propos, puis dans une longue et pertinente introduction, l'historien les met en œuvre dans les trois parties suivantes de l'ouvrage, respectivement intitulées «Seul Hadj Ahmed Bey au rendez-vous de l'histoire, le 5 juillet 1830», «Les deux sièges de Constantine», «La poursuite acharnée de la résistance jusqu'à la fin mai 1848». Le lecteur apprend alors à découvrir un dirigeant «à la hauteur de ses responsabilités», un «stratège génial», mais aussi «le diplomate avisé» et «l'un des précurseurs de la première Convention de Genève (1864)». Il en saura beaucoup plus sur «Hadj Ahmed Bey et l'Emir Abdelkader menant le même combat, mais séparément», sur «l'accueil triomphal à Constantine» et jusqu'à «la dernière demeure de l'unique bey d'affiliation maternelle algérienne». Ahmed Bey (1774-1850) «repose éternellement, en compagnie d'une dizaine de compagnons, probablement d'armes, au sein d'un beit (pièce) adossé au mausolée de Sidi Abderrahmane Etha'alibi» à Alger. Djilali Sari va bientôt faire paraître un nouveau livre intitulé Salah Bey et Hadj Ahmed Bey, deux beys en avant sur leur temps (Anep). A lui seul, le titre est déjà très prometteur. Hocine Tamou ............... Djilali Sari, Les mémoires de Hadj Ahmed Bey (1774-1850), éditions Anep, Alger 2015, 218 pages