La principale rue longeant le quartier de Soustara, à Alger, porte son nom. A part ça, que savent les Algériens de Debbih Cherif, un héros de la guerre de Libération nationale ? Pour certains, quelques bribes de connaissances saisies au passage. Quant aux jeunes générations, elles ignorent pratiquement tout du stratège de ce qui était appelé la Bataille d'Alger. Pourtant, Debbih Cherif, mort à trente ans les armes à la main, était l'exemple même du patriotisme, du courage et de la noblesse d'âme. Le don de soi-même poussé à un tel niveau d'élévation — le sacrifice suprême dans des circonstances où le degré d'exaltation était d'abord le fruit d'une froide intelligence — aurait mérité que la connaissance académique en fasse un chantier au bénéfice de la société. Oui, Debbih Cherif pourrait représenter un modèle pour les jeunes Algériens qui ne veulent plus se contenter de l'histoire officielle, celle génératrice d'oubli et d'occultation. Le livre du docteur El-Hachemi Larabi, le tout premier ouvrage entièrement consacré au héros de la Bataille d'Alger, vise précisément à créer un tel désir d'histoire chez les citoyens tout en contribuant à réparer la «négligence» des chercheurs et des acteurs (ou des témoins) de l'histoire. Cette biographie sans prétention vient de paraître aux éditions Necib. Elle a valeur de témoignage historique et regorge d'informations sur le personnage et sur des moments essentiels de la révolution armée. Il faut souligner que la position particulière de l'auteur El-Hachemi Larabi était l'ami et le confident de Debbih Cherif pendant vingt ans — le rendait très proche de son sujet. Aussi, son présent ouvrage tend à reconstituer, bribes par bribes, une vie en éclats saisie dans un contexte et une dynamique historique particuliers. Par devoir de fidélité, l'auteur dévoile un portrait juste et humain, sans rien cacher du personnage, évitant ainsi les pièges de la dithyrambe et de l'hommage hypocritement flatteur. Dans un souci d'honnêteté intellectuelle, El-Hachemi Larabi inscrit également sa démarche dans le cadre d'une histoire collective appréhendée dans sa globalité. Tout cela fait de Debbih Cherif et l'ultime bataille d'Alger une précieuse contribution à l'écriture de l'histoire contemporaine de l'Algérie. L'autre contribution citoyenne de l'auteur à pareil chantier, ce sont ses volumineux mémoires autobiographiques intitulés Chroniques d'un Algérien heureux, publiés la même année et chez le même éditeur. Dans ce témoignage vivant, le lecteur peut déjà découvrir de nombreuses informations et anecdotes sur Debbih Cherif depuis l'enfance partagée jusqu'à l'engagement révolutionnaire et le sacrifice suprême. Un ouvrage à lire absolument pour mieux apprécier le deuxième livre consacré au héros de la révolution. Il faut également rappeler qu'El-Hachemi Larabi projetait de publier son livre hommage depuis bien longtemps déjà. Sauf que, pour compléter ses souvenirs et donner plus de crédibilité à son projet, il avait besoin des témoignages d'autres acteurs de l'histoire, d'ouvrages, de documents d'archives... Las, ses recherches ont été décevantes, tout était à réinventer. Résultat, écrit-il dans la postface, «Debbih Cherif, malgré sa contribution à l'ultime bataille d'Alger n'a eu droit qu'à quatre lignes sur le livre de Yacef Saâdi La bataille d'Alger. Il s'interroge : «Cette négligence m'a toujours intrigué, les protagonistes de la Bataille d'Alger encore en vie n'ont jamais voulu me parler du rôle éminent que Debbih Cherif a joué pendant cette période. Ce rôle a été complètement occulté.» Dans son livre, El-Hachemi Larabi voulait justement ajouter ce chaînon manquant, cette «ultime bataille» de Debbih dont il avait eu des échos alors qu'il se trouvait à l'étranger. Le dernier élément d'une vie en éclats et dont il voulait reconstituer le puzzle, il le découvre enfin, avec bonheur, dans Mémoires d'une combattante de l'ALN de Zohra Drif. Le rôle joué par Si Mourad (le nom de guerre de Debbih) lors de la Bataille d'Alger, sa mort héroïque sont, pour la première fois, rapportés dans le détail dans ce récit magistral. «Madame Zohra Drif a qualifié Debbih de géant. Je lui ai demandé l'autorisation de reprendre quelques chapitres de son livre où elle parle de cet énorme révolutionnaire», précise-t-il encore dans la postface. Préfacé par Lamine Bechichi, le livre (enfin édité) fait s'imbriquer l'évocation de souvenirs communs à des événements, des personnages et des lieux de l'histoire collective (la grande Histoire). El-Hachemi Larabi propose ici de la matière vivante destinée au large lectorat. L'ouvrage se lit d'une seule traite, grâce notamment à un style d'écriture simple et direct, et à une démarche libérée du carcan académique. Dans la première partie, le lecteur apprend à se familiariser avec Debbih Cherif. Il y a là un parcours de vie complet, depuis la naissance à Harbil (un village en Kabylie), l'enfance et l'adolescence à Alger (quartier la Redoute, actuel El-Mouradia), l'école de la vie et du scoutisme, la découverte des bandes dessinées et la soif de lecture, puis le militantisme et les moments d'exaltation ou de déceptions..., jusqu'à la veille du déclenchement du 1er Novembre 1954. Par ricochet, le lecteur apprend aussi nombre de détails sur Didouche Mourad, le mouvement national, la réunion des 22, etc. Ou comment, par exemple, «la Révolution éclata sans qu''il (Debbih) en sût le moindre détail, lui, l'ami de Didouche, son adjoint, son bras droit, son frère !» Malgré cela, Debbih Cherif allait devenir l'un des acteurs majeurs de la Révolution, principalement à Alger (la deuxième partie du livre). Avant cet engagement dans l'action armée, le lecteur en connaît déjà beaucoup sur le personnage, sa personnalité, sa façon de vivre, ses motivations, son aspect physique... Ainsi, «il était plutôt brun pâle ; mais d'une pâleur hindoue. Des petits yeux brillants tirés vers le haut lui donnaient un petit air mongol ou japonais que lui-même reconnaissait. De taille, il ne dépassait pas un mètre soixante. Mais on l'appelait (moi surtout) ‘‘la classe'', car il en avait de la classe». Féru de mécanique, «sportif par nécessité», Debbih Cherif n'avait pas fréquenté l'école (deux ans en tout et pour tout) mais «il lisait... Il lisait... Il lisait. Il était un malade de la lecture du journal le Monde». Ce personnage attachant sera l'un des acteurs-clés de la guerre contre le colonialisme. Dans la deuxième partie de l'ouvrage, El-Hachemi Larabi nous fait justement «revivre la mémoire d'un homme qui donna un exemple rare de courage et d'abnégation». Parmi les actions d'éclats à mettre à son actif, l'attentat contre le commissaire Freddy à la fin de l'année 1955, son rôle de stratège au cours de la Bataille d'Alger et l'ultime combat où il meurt en héros. Ce jour-là, «le 26 août 1957, Debbih Cherif est tombé au champ d'honneur sous les grenades et les obus de la horde barbare». Le livre dédié à Debbih Cherif est également riche d'autres témoignages et de documents historiques (dont un volet iconographique). Un ouvrage complet. La leçon, comme le souligne Lamine Bechichi, c'est que «le courage de Debbih, la grandeur de son geste devraient servir d'exemples aux générations futures». Le genres de livre qui crée le désir de connaître notre histoire un peu plus chaque jour. Hocine Tamou El Hachemi Larabi, Debbih Cherif et l'ultime bataille d'Alger, Necib Editions, Alger 2013, 202 pages.