En photo de couverture du livre Au cœur de la bataille d'Alger, le martyr Larbi Ben M'hidi menotté. A sa droite, se tient un homme dont le lecteur ignore probablement le nom, mais qu'il apprendra à connaître au fil des pages. Evidemment, la photo originale a fait l'objet d'un montage éditorial. Les deux parachutistes qui encadraient les deux prisonniers ont disparu. A la place, en arrière-plan, une foule d'Algériens. Quel est donc le deuxième personnage immortalisé par ce document historique ? Cet homme n'est pas n'importe qui, et il a un nom : Brahim Chergui. A l'époque, il était le responsable politique de la Zone autonome d'Alger (ZAA) et agent de liaison du Comité de coordination et d'exécution (CCE), lequel comité était composé de cinq membres : Krim Belkacem, Mohamed Larbi Ben M'hidi, Abane Ramdane, Benyoucef Ben Khedda et Saâd Dahleb. Seulement, de mauvaises langues ont toujours prétendu que c'est Chergui qui aurait indiqué la cache du héros de la Révolution aux paras de Bigeard... De telles accusations, portées sur le mode récursif sont lancées depuis l'incarcération de Brahim Chergui à la prison de Serkadji. Il avait été arrêté le 24 février 1957, c'est-àdire, le lendemain même de l'arrestation de Ben M'hidi. «Les calomniateurs sont comme le feu qui noircit le bois vert, ne pouvant le brûler», disait Voltaire. Certes, se laisser diffamer est l'une des forces de l'honnête homme, mais peut-il rester de marbre indéfiniment ? Des décennies durant, les coups de poignard dans le dos ont fini par exaspérer celui qui s'est senti touché dans son honneur et sa réputation. Près de cinquante ans après, Brahim, Chergui réagit enfin. La première fois, c'était à travers quelques rares entretiens accordés à des journalistes algériens. Il lui fallait crever l'abcès, répondre à ses détracteurs. Les lecteurs découvrent alors, pour la première fois, un singulier personnage, un militant de la cause nationale qui avait pris la sage décision de se retirer de toute activité politique dès l'indépendance. Lui s'est écarté de la course au pouvoir, aux privilèges et à la rente... Dans un deuxième temps, Brahim Chergui sort définitivement de sa réserve avec la mise en chantier d'un ouvrage retraçant son parcours, dont la fameuse séquence — si controversée — de la Bataille d'Alger dont il a été été un acteur-clé. Bien entendu, le livre va au-delà de la polémique et vise surtout à faire œuvre utile, se voulant une honnête contribution à l'écriture de l'histoire de l'Algérie contemporaine. C'est un regard lucide sur le passé, un témoignage vivant, enrichi de divers documents de grande valeur historique (autres témoignages d'acteurs des deux bords, pièces d'archives, interviews...). La meilleure réponse — celle froide et cinglante — aux mensonges et aux calomnies. L'entreprise a été réalisée avec succès grâce à la collaboration de deux journalistes professionnels : Hamid Tahri et le regretté Mouloud Ben Mohamed. Auteur de l'avant-propos, ce dernier expose d'emblée la nécessité et l'intérêt d'un tel ouvrage, tout en posant la problématique du «cas» Chergui. Tout ceci en corollaire de pertinents questionnements. Dans sa brillante plaidoirie pour rendre justice à un homme, Mouloud Ben Mohamed écrit notamment : «Rien que par la rumeur, le ouï-dire, le dénigrement, la calomnie, certains ont taillé des procès fallacieux tandis que d'autres jetaient la suspicion et l'opprobre sur un authentique militant de la cause nationale qui avait intégré les rangs du mouvement national depuis belle lurette, pour ne pas dire avant que ces pourfendeurs ne prennent conscience de leur statut d'indigène. Règlement de comptes ? Vengeance ? Quoi qu'il en soit, les versions contradictoires relatives à la capture de notre héros national (...) ont donné plus de crédibilité à ceux qui accablent, depuis des années (...) un seul homme : Brahim Chergui. Pourtant, ce patriote a été arrêté après Larbi Ben M'hidi et ne pouvait donc pas le dénoncer». Cinquante-deux ans après, le patriote s'est confié : «Des individus sans honneur, sans principe ont voulu se venger de moi parce que je ne voulais pas qu'ils salissent la Révolution (...) Lorsque je militais dans le mouvement national, mes pourfendeurs faisaient dans la délinquance à La Casbah.» Le militant de la première heure affirme n'avoir jamais dénoncé personne, y compris sous la torture. S'agissant de l'arrestation de Ben M'hidi, il n'y avait d'ailleurs qu'à poser la question au tristement célèbre général Marcel Bigeard, chef du 3e Régiment des parachutistes coloniaux, et à l'ex-lieutenant Jacques Allaire qui a participé à l'arrestation. C'est ce que fit Mouloud Ben Mohamed qui a pu recueillir, en France, le témoignage des deux personnages (leurs propos figurent en bonne place dans le livre). Jacques Allaire, par exemple, lève toute équivoque : «Chergui n'a rien à voir avec l'arrestation de Larbi Ben M'hidi.» Ainsi mis dans le bain dès la partie initiale de l'ouvrage, le lecteur aura plaisir à dévorer le reste. Il ira à la découverte du parcours de Brahim Chergui, depuis sa naissance en 1922 à Aïn El Khadra (M'sila), jusqu'à sa retraite politique en 1962. Entre-temps, il a vécu de nombreux épisodes (les différentes étapes de son riche itinéraire de militant nationaliste), dont la fameuse Bataille d'Alger où il s'est retrouvé en plein cœur. Un précieux témoignage produit à la première personne, mais loin de l'auto-glorification et de l'histoire mythifiée — trop héroïque pour être crédible — que d'autres témoins et acteurs s'ingénient à emprunter à travers ses sentiers battus. Mieux, l'auteur nous donne une belle leçon d'histoire sur le mouvement nationaliste, par le moyen d'une dialectique rigoureuse et d'une vision critique des événements qui se sont succédé : les massacres du 8 Mai 1945, le PPAMTLD, l'OS, Messali Hadj, les Centralistes, le FLN et ses dirigeants, etc. Brahim Chergui raconte également «l'enfer des paras», la torture, Ben M'hidi..., explique sa retraite politique. L'éminent historien Zahir Ihadaden a vu juste quant à la valeur d'un tel témoignage. «La lecture de cet ouvrage est enrichissante. Elle nous met en contact avec l'expérience d'un homme actif, téméraire, mais aussi prudent et lucide, un homme politique pour qui la politique était surtout de servir son pays», soulignet- il dans sa préface. Dans la deuxième partie du livre, le lecteur pourra découvrir, avec intérêt, les témoignages d'autres militants (illustres ou anonymes) qui ont connu Brahim Chergui : Benyoucef Ben Khedda, Zoulikha Chergui, Sadek Keramane, Hachem Malek, Baha Abderrahmane, Bellouni Mahfoud. Toujours en annexes, figurent la rencontre avec Massu, le portrait de Chergui réalisé par Hamid Tahri ( El Watandu 2 mars 2006), l'entretien accordé au Jeune indépendant en 2005, des documents photos et d'archives, etc. En conclusion de l'ouvrage, Si Brahim reprend la parole. Deux pages d'une grande lucidité qui, à elles seules, résument tout : la révolution confisquée, la démocratie, la place de la guerre de libération dans la mémoire collective... A lire absolument. Hocine Tamou Brahim Chergui, Au cœur de la bataille, éditions Dahlab, Alger 2012, 250 pages, 650 DA