[email protected] Sceptiques et pessimistes qui désespèrent des luttes sociales depuis la déferlante néolibérale des années 1990 en ont pour leurs frais. Qu'il s'agisse du retour avec succès d'une nouvelle génération de politiciens de gauche en Espagne et en Grèce avant la reddition de Tsipras, ou de la vague révolutionnaire qui se propage en Amérique latine, ou encore du regain de luttes syndicales partout ailleurs, la prise de conscience est évidente. La dernière surprise est venue de là où on s'attendait le moins : les Etats-Unis. En donnant le coup d'envoi des primaires démocrates et républicaines aux Etats-Unis, en vue de l'élection présidentielle du 8 novembre, l'Iowa a révélé un retour en force des jeunes en politique et l'éclosion de ce que tout le monde est unanime a qualifier déjà de «phénomène Sanders «, du nom du candidat démocrate – le sénateur «socialiste» du Vermont âgé de 74 ans -, qui talonne Hillary Clinton, sa rivale de démocrate l'establishment qui malgré son image de femme compétente ne suscite plus d'enthousiasme ou de sympathie, alors que des doutes planent sur son honnêteté. Après avoir fait avec elle score égale dans l'Iowa, il va la battre dans une autre primaire : celle du New Hampshire, organisée mardi 9 février. Dans le New Hampshire, Bernie Sanders avait obtenu 60 % des suffrages, contre 39 % pour Mme Clinton. Même si au final les chances de Bernie Sanders d'accéder à la magistrature suprême dans l'antre du capital financier semble relever de l'impossible, il n'en demeure pas moins que le mouvement des Indignés contre Wall Street aura trouvé là une expression forte. Certes, Sanders n'a pas cartonné dans l'Iowa, mais il aura mis en mouvement une force capitale : les jeunes, qui constituent plus de 80% de ses soutiens. Ils viennent de ce qu'on appelle «la génération millenium». Dans sa rivalité avec Sanders, Hillary Clinton vient d'enregistrer un soutien intellectuel de taille : celui du prix Nobel d'économique Paul Krugman qui estime que les promesses de Sanders sont irréalistes, en prenant appui sur l'échec de la réforme de l'assurance-santé dans le Vermont, le bastion de Sanders. Sanders évalue à 1 380 milliards de dollars par an (soit près 8 % du PIB des Etats-Unis) le coût de son plan. Le plan Sanders serait favorable aux travailleurs américains. Selon les calculs de Gerald Friedman (université du Massachussetts), une famille de quatre personnes gagnant 50 000 dollars par an (4 000 dollars par mois) paierait 466 dollars en impôts supplémentaires, mais économiserait plus de 12 000 dollars nets en frais de santé grâce à de meilleurs remboursements. Krugman assimile le plan de généralisation de l'assurance-maladie proposé par Sanders à «un petit peu semblable aux plans Républicains de baisses d'impôts» dans lesquels des gains farfelus pour les finances publiques sont attendus des baisses d'impôts. Sur la finance, autre thèse de prédilection de Sanders, Krugman ne soutient pas le retour au Glass-Steagall Act, c'est-à-dire une nette séparation entre banques d'affaires et banques de dépôts. Il y voit un risque majeur d'alimenter la «finance de l'ombre» (shadow banking) en poussant les banques à développer les activités risquées loin des zones les plus régulées. L'abrogation de la loi Glass-Steagall Act en 1999 (celle loi date de 1933) a aboli le mur, pare-feu, de séparation entre les banques de dépôts et les banques d'investissements, provoquant dans son sillage la ruine des petits épargnants, propriétaires et retraités. Au-delà du système de santé et de la finance, Sanders s'attaque aux questions politiques pour toucher du doigt la dépossession des Américains de leur pouvoir de décision dans le choix de ceux qui les gouvernent : «Les principaux obstacles au changement nécessaire, a-t-il expliqué, sont d'ordre politique. La réalité est que nous avons l'un des plus bas taux de participation de tous les grands pays de la planète parce que beaucoup de gens ont renoncé à la vie politique. La réalité est que nous qui ont un système de financement électoral assis sur la corruption, qui sépare les besoins et les désirs du peuple américain à partir de ce que le Congrès est en train de faire. Donc, à mon avis, ce que nous avons à faire est de mener une révolution politique pour que des millions de personnes qui ont abandonné la politique se lèvent et se battent, exigent un gouvernement qui nous représente et pas seulement une poignée de [contributeurs de campagne]». Martelant l'idée d'«un vrai changement», il a soutenu mardi dernier dans le New Hampshire : «Ce que les gens ont dit ici c'est que, compte tenu des énormes crises auxquelles notre pays est confronté, c'est juste trop tard pour [avoir] la même élite politique, la même élite économique.» Même s'il n'ira pas jusqu'au bout, l'effet Sanders sur Clinton est déjà manifeste : elle a gauchi son discours, soutenant notamment vouloir généraliser l'Obama Care, la fameuse assurance maladie pour 18 millions d'Américains démunis, et si la bataille avec Sanders continue, elle sera poussé à un vrai débat à gauche, axé sur des thèmes de société. D'autres intellectuels de renom sont moins critiques que Paul Krugman. «Pour Robert Reich, professeur à Berkeley et ancien ministre du Travail de Bill Clinton, les sceptiques ont tort : Sanders est un bon candidat, et il peut être élu Président des Etats-Unis», note Gilles Raveaux dans un excellent point de situation. Gilles Raveaux soutient par ailleurs que «si l'on en croit les intentions de vote, Sanders battrait aussi bien Trump que Cruz lors de l'élection présidentielle, réalisant à chaque fois de meilleurs scores face à eux qu'Hillary Clinton, qui serait notamment battue par Cruz selon les sondages actuels. Si l'on en croit les intentions de vote, Sanders battrait aussi bien Trump que Cruz lors de l'élection présidentielle Par ailleurs, même si le fait que les deux chambres du Congrès soient aux mains des Républicains est indéniablement un problème, Reich estime que les Démocrates auraient plus de chances de les reconquérir si la «révolution politique» proposée par Sanders était couronnée de succès.» Reich ne croit pas à l'aversion des Américains pour le socialisme, estimant que les Etats-Unis se caractérisent par un «socialisme des riches». Cette caractéristique du socialisme américain fait que les Afro-Américains ne votent pas pour lui : «Son électeur type est plutôt un Blanc marqué à gauche conduisant une Volvo et financièrement à l'aise», relève le «New York Times». Vu les pesanteurs du système, «Sanders fera douter le plus possible Hillary Clinton,= mais il ne semble pas pouvoir l'emporter au final. Il aura été le pot de terre contre le pot de fer. A. B. (*) Paul Krugman, Democrats, Republicans and Wall Street Tycoons, New York Times, 16 octobre 2015. (**) Gilles Raveaux, Croire au candidat Bernie Sanders, Alterécoplus, 29 janvier 2016, HTTP://WWW.ALTERECOPLUS.FR/CROIRE-AU-CANDIDAT-BERNIE-SANDERS