Par Maâmar Farah [email protected] Ainsi se terminait mon reportage sur les «harraga», publié il y a presque une dizaine d'années : «Retour à Toche... En cette belle journée de mars, Sofiane a sorti son fils. Il me le montre. Un beau bébé dont le regard est un autre défi à la mer, celle qui a failli engloutir son père. J'essaye d'arracher le mot de la fin à Sofiane. Je lui dis qu'il l'a échappé belle et qu'il devrait maintenant tout faire pour trouver un boulot et rebâtir sa vie. Il me regarde longuement, puis se tourne vers le grand large : «Tonton, je n'ai qu'un objectif, un seul : repartir vers la Sardaigne !» Quelqu'un l'appelle. C'est l'heure de retourner au parking du bar-restaurant où il assure la surveillance des voitures. Il livre son enfant à un ami et s'en va vers son boulot. Un boulot ? Allons donc...» Sofiane est ce jeune qui, avant tous les autres, avait tenté une vraie harga. Faut-il rappeler que ce terme désignait d'abord ces clandestins qui embarquaient dans les gros bateaux commerciaux, avant de définir ces adolescents fuyant le pays à bord de petites barques fragiles. Sofiane, monté secrètement dans un navire au long cours, ne savait pas qu'il allait débarquer au Brésil... Début d'une longue aventure qui le fit tourner en Amérique latine. Vivant de petits métiers, il sera un jour égorgeur dans un abattoir de poulets halal appartenant à un Saoudien, avant de quitter l'Argentine pour un autre horizon et d'autres difficultés. Mais ce calvaire prendra fin le jour où il décida de rentrer au pays. A Annaba, il ne tarda pas à lorgner du côté du Nord. La Sardaigne est à huit heures de mer. Il sera parmi les premiers à rejoindre les rivages sardes. Nouvelles aventures et nouvelles désillusions. Un jour, pourtant, il jura qu'il n'allait plus recommencer. C'était la fois où il faillit mourir avec ses compagnons d'infortune. Une grosse tempête se leva en haute mer et des vagues de plusieurs mètres s'emparèrent de la petite barque pour la catapulter dans tous les sens. Sofiane sentit sa dernière heure arriver... Le moteur s'arrêta et l'eau inonda l'embarcation. Par miracle, ils ne coulèrent pas mais ce fut un long calvaire durant lequel on relativise beaucoup de choses. A ce moment-là, Sofiane, dont le père travaille à l'hôpital, et qui n'est pas dans le cas du clandestin famélique cherchant à se nourrir et à trimer dur de l'autre côté de la mer, comprit l'importance et la beauté de la vie. Lorsque la nacelle échoua sur une plage déserte, les clandos étaient sûrs d'avoir débarqué en Sardaigne, ignorant qu'ils venaient de fouler le sol tunisien, tout près de Bizerte. En fait, ils ne n'étaient pas montés vers le Nord. Des vents contraires les avaient poussés vers l'Est. Après bien des tracasseries, Sofiane et ses copains retournèrent en Algérie. Vous comprenez qu'après une telle mésaventure, on n'a plus envie de mettre les pieds dans un canot. Mais l'appel de la mer est le plus fort. Sofiane est reparti et ne s'est plus arrêté de revenir et de repartir... jusqu'au jour où le hasard me mena du côté de Aïn Achir, une plage de la corniche où sa voix déchira le silence paisible de midi : il avait bénéficié d'un kiosque à bouffe qui lui permettait de survivre en attendant la belle saison, synonyme de recettes conséquentes. J'imagine que son gosse a bien grandi maintenant et que les idées de harga ne tournent plus dans sa tête. J'étais venu là, accompagné d'un journaliste étranger qui travaillait pour le Wall Street Journal. Un ami d'Alger m'avait appelé la veille pour m'annoncer que le reporter faisait un reportage sur les harragas et qu'il attendait que je lui apporte de l'aide. Pourquoi moi ? «T'es un spécialiste de la harga !» Je répondis que les vrais spécialistes étaient ces sociologues et autres experts versés dans l'étude de ce phénomène et que ma modeste contribution se limitait à évoquer le vécu quotidien de ces mômes et leurs rêves brisés. «Justement, me répondit mon ami, il a besoin du concret. Vois si tu peux le mettre en contact avec des harragas...» J'avais tout prévu et même une... «chekhchoukha» de Biskra pour notre hôte. Nous nous retrouvâmes à la terrasse d'un restaurant qui nous autorise, de temps à autre, à ramener de la bouffe maison. J'avais également invité deux harragas. Après avoir honoré le plat traditionnel, les langues se délièrent. Mais pas dans le sens voulu par le journaliste. L'un des deux jeunes attaqua d'emblée : «L'Europe, ça a été le rêve pour moi ! C'est le rêve pour tous les jeunes. Ici, c'est triste et nous sommes obligés de vivre comme les vieux. Là-bas, il y a de la joie, de l'animation, c'est coloré. Je suis parti en barque, j'ai vu la Sardaigne, une partie de l'Italie, le sud de la France, Paris et un tas d'autres villes... Au bout de quelques mois, je suis revenu. C'est vrai qu'on s'amuse mais la vie est très dure ! Les émigrés que j'ai rencontrés, ainsi que les Français d'ailleurs, comptaient trop leurs sous ! Ils ne parlaient que de crise et avaient peur de la vie, des dépenses, du lendemain... Ils achetaient la pastèque par tranches ! Ici, je me paye deux ou trois pastèques qu'on mange à chaque repas, à la maison ou entre amis. Le pain coûte les yeux de la tête là-bas. Ici, c'est pour rien. Et même si notre Algérie n'est plus ce qu'elle était, d'après ce que nous racontent les anciens comme tonton Maâmar (je confiiiiirme !), il y a encore de la solidarité, de la fraternité, de l'entraide... Et puis, le racisme pourrit tout en France ! J'ai vu que les Algériens, mais pas seulement, avaient peur et craignaient parfois de quitter leurs quartiers... On dirait l'Algérie coloniale, sauf que c'est la France et qu'il n'y a plus de colonisation. Je ne fais pas de politique mais je suis mieux ici. Avant, je pensais qu'on ne valait rien. Mais après avoir vécu la déchéance totale, je préfère, de loin, vivre dans mon pays...» Le journaliste me regarda d'une drôle de façon. Il devait me soupçonner d'avoir «travaillé» le gars pour qu'il parle de la sorte. Je ne crois pas qu'il m'ait cru quand je jurai, par tous les saints, que je n'y étais pour rien et que ce jeune exprimait un point de vue rare... Mais quand le second intervint à son tour, ce fut le coup de grâce. Et là, c'était du lourd ! On avait affaire à un passeur : «On me paye, je veille à les conduire en toute sécurité en Sardaigne et je reviens !» Le journaliste voulut savoir le fond de la pensée du jeune : «Et pourquoi vous ne restez pas là-bas ?», «vous êtes fou, répondit le passeur. Mais le paradis, c'est ici !» Bon, inutile d'en rajouter. Le reporter devait penser que j'avais tout préparé, à la manière du bon vieux FLN. Je ne dis rien parce qu'il ne m'aurait pas cru... La prochaine fois, je choisirai des harragas trotskystes ! En ce mois de mars 2016, je suis revenu à la plage et j'ai longtemps erré dans le vent qui sifflotait à mes oreilles une vieille complainte sortie du fond de la nuit marine. Je n'ai pas poussé jusqu'à Aïn Achir. J'ai tourné au grand rond-point de la gendarmerie, pour prendre la route de la montagne. Je fuyais la mer et cette apparition qui me hantera toute ma vie : une dame entre deux âges qui pleurait devant les vagues en furie. Sa voix déchirait les coeurs. Elle appelait son enfant chéri tout en maudissant la mer. Tant que nous n'offrirons pas cette part de rêve qui les fait courir là-bas et que la tristesse et l'hypocrisie continueront de hanter nos terres, d'autres mères, de plus en plus nombreuses, viendront ici pour crier leur détresse et leur haine de la mer. Je ne sais pas pourquoi, mais, en quittant le rivage, je me mis à fredonner, tour à tour, deux chansons de feu Guerraoubi : «El Moudja» (La Vague) et «Echems El Berda» (Le soleil froid)... Oui, le soleil de ce mois de mars, revenu à son royaume après les pluies de la veille, semblait frigorifié comme cette pauvre maman qui vagabondait au milieu des rochers, à la recherche d'un fantôme...