Par Maâmar Farah [email protected] Est-ce par confort intellectuel, par ignorance ou pour mieux noyer le poisson que certains activistes et hommes politiques, sûrement bien intentionnés, mettent les 50 dernières années de notre histoire dans le même sac d'une dictature honnie, produit d'un système à base de pensée «unique» qu'ils veulent indivisible et invariable ! Le raccourci est tentant. Pourtant, on ne se débarrasse pas d'une époque comme on le ferait d'une chemise sale. D'un trait de plume meurtrier ou par des mots galvaudés, on croit s'octroyer le pouvoir de juger ; mais, au bout, ce n'est qu'un lamentable exercice de style où la généralisation excessive le dispute à la légèreté du propos. L'Histoire ne s'écrit pas en abrégé. Elle n'est pas une petite histoire que l'on raconte à ses petits-enfants autour du feu. Elle est trop fière pour enlacer le zigzag des phrases sibyllines ; trop juste pour se laisser corrompre par l'oisiveté des plumes légères. L'Histoire est certes un tout, mais mettre sur un pied d'égalité l'époque lumineuse du renouveau algérien, la grande ère du rêve qui a nourri nos espoirs et nos œuvres, et le grand déclin, l'inénarrable déroute politique, sociale et culturelle des années 2000, est un exercice pour le moins mortel. Chaque mot porté à l'honneur des braves est une insulte à la mémoire d'un peuple et de son élite qui ont créé le miracle des années 1970 ! Nous n'avions rien, la voiture était le rêve inaccessible et, souvent, les pénuries étaient notre lot quotidien. Les flics nous tabassaient pour un oui, pour un non et nos jeunes copines en minijupe se faisaient badigeonner les jambes par les agents ! Pourchassés par les hommes en bleu, nous avions galopé dans les rues de 1969, arrachant notre part du rêve de 1968... Papillons d'un printemps nouveau, nous virevoltions, remplis du bonheur de porter, en notre être profonde, les idées de progrès et de justice qui traversaient l'époque comme un grand courant d'air salvateur ! Nous étions heureux ! Comment expliquer à ces jeunes qui nous insultent aujourd'hui, et qui sont devenus des machines matérialistes (la villa – la bagnole- les voyages), que nous étions heureux sans tout cela ! Comment dire aux harraga que, sans avoir les moyens dont ils disposent aujourd'hui, nous n'avions pas besoin d'aller ailleurs pour vivre notre rêve ! Il n'y avait pas encore de visas et le billet d'avion vers Paris coûtait moins de 1 000 DA. Quant à l'autorisation de sortie, il ne faut pas exagérer, non plus. N'importe quel jeune qui pouvait se débrouiller un hébergement envoyé par un émigré, obtenait son autorisation. Nedjma envoyait à l'étranger des milliers de jeunes... Et pourtant, les voyages à l'étranger ne nous disaient rien ! Souvent, de jeunes lecteurs m'écrivent pour me dire qu'ils ne comprennent pas comment des journalistes se permettent de dire que la période de Boumediene était la plus sombre ! Pourquoi cette réaction ? Parce que, simplement, me disent-ils, leurs parents pensent le contraire. «Mon père et ma mère me racontent qu'ils vivaient bien, mangeaient bien, achetaient revues et livres, disques et albums, sortaient souvent au restaurant, allaient au cinéma, se rendaient au dancing, voyageaient partout en Algérie. Les journalistes écrivent autre chose. Mes parents me disent que l'Algérie était belle et qu'ils étaient les plus heureux ici !» Est-ce faire mal à la vérité et à l'Histoire que de dire cela, de reconnaître qu'une génération, la mienne, celle qui a été nourrie à la révolution des moudjahidine et aux idées de progrès de notre monde, a cru le rêve possible ici ? Non seulement cru, mais agi, écrit, lutté, pour que, plus jamais, l'Algérie des colons et de l'injustice ne revienne : plus jamais, l'inégalité, l'exploitation, les khammès, l'esclavage ne se reproduisent sous le règne des Algériens indépendants ? En mettant entre parenthèses les inestimables réalisations de ma génération, en les mélangeant aux déchets douteux qui dorment au fond du sac d'embrouille réservé par les élégantes plumes d'aujourd'hui à la «dictature», n'essaye-t-on pas de nous reprogrammer, après un formatage en bonne et due forme qui nous fera oublier ce qui a livré un sens à notre vie, cette part de rêve et d'espoir qui nous a donné envie de rester ici, de bâtir l'avenir de nos enfants et de croire que le paradis terrestre allait avoir pour nom Algérie ? Souvent, lorsque je rencontre des Algériens de ma génération, je ne manque pas de les écouter et c'est le bonheur qui s'installe dans ma tête, sevrée de plaisirs par le règne actuel de la médiocrité ! Ils me racontent, à leur manière, ce qu'ils ont fait pour le pays ! Tout, pratiquement tout ! Les jeunes plumes qui, d'un trait souvent maladroit, regrettent presque la colonisation, ne savent pas ce qu'est la colonisation ! Ils ne peuvent imaginer la dure réalité vécue par nos parents et nous-mêmes ! Ils ne peuvent pas imaginer la faim, la soif, la souffrance, la maladie, la privation, le dénuement, les pieds nus, les poux, l'arriération, le désespoir, le racisme ! Ils ne peuvent imaginer qu'au lendemain de l'indépendance, les ingénieurs n'existaient pratiquement pas, que l'ensemble des secteurs d'activité était dépourvu de cadres, que tous les services publics étaient abandonnés par les Français et que l'Etat n'avait que quelques milliards en caisse ! Partir de zéro, remettre la machine en branle, assurer la continuité du service public, faire marcher les trains, les stations électriques et tout ce qui est essentiel à la vie; toutes ces missions impossibles furent menées avec succès par les nouveaux Algériens, ces femmes et ces hommes qui vont étonner le monde par leur capacité à maîtriser le destin de leur pays. Ils bâtiront quelques années plus tard, le «Japon» de l'Afrique, au rythme d'une industrialisation massive et intrépide dont le choix était la meilleure réponse aux sirènes de l'économie de marché. «Faites du tourisme et de l'agriculture» conseillaient les mauvais conseillers. Comme si l'Angleterre, l'Amérique, le Japon ou la Russe avaient bâti leurs économies sur l'agriculture et le tourisme ! Et encore, aux gens qui veulent nier certaines vérités, rappelons que l'Algérie des années 1970, une décade après le départ des colons, exportait, par navires entiers – ceux de l'OFLA – oranges et dattes vers les ports de Hambourg et ceux du nord de l'Europe. C'était l'agriculture socialiste, non ? Et vous, qu'avez-vous fait avec l'agriculture trabendiste et les milliards de dinars bouffés dans des plans qui vont dans les Mazda et le béton, et rarement à la vraie production de cultures essentielles ? La facture alimentaire a été multipliée par dix depuis cette époque, alors que la population n'a fait que doubler ! Mangeons-nous mieux ? A voir l'état piteux de mes semblables, à causer avec eux, à leur rendre visite dans les hôpitaux mouroirs, il ne me semble guère qu'ils soient mieux lotis ! Quant au tourisme, on ne vous dit pas que, malgré les choix stratégiques de Boumediene, l'Algérie avait commencé à se doter d'une infrastructure qui n'avait rien à envier à celle existant, à l'époque, en Tunisie et au Maroc. Faisant appel à des architectes de renom, le secteur public du tourisme a créé des stations de réputation mondiale qui recevaient, grosso modo, le même nombre de touristes que ceux visitant les pays limitrophes ! Hélas, les nouveaux héros de la révolution silencieuse ne veulent pas comprendre cela et parlent de déboulonner un système qui, depuis 1962, n'a pas fait que du mal à ce pays. Alors parlons d'une somme de systèmes et pas d'un seul sinon c'est toute l'indépendance que nous rejetterions !