Par Salah Ghoudjil Dans quelques jours, nous commémorons l'anniversaire de la mort de Si Mostefa Ben Boulaïd. Cette date me ramène à des souvenirs enfouis dans ma mémoire et m'inspire quelques réflexions que je livre aux lecteurs pour que nul n'oublie les sacrifices d'hommes et de femmes exceptionnels, connus ou anonymes, morts pour que l'Algérie recouvre sa liberté et sa souveraineté. N'ayant jamais abdiqué devant le fait colonial, la population algérienne, assoiffée de liberté, a vu sa vie ponctuée de révoltes et de soulèvements tout le long de la colonisation. Marginalisée, dépossédée de ses terres, subissant exactions, transfert et déportation, exécutions, brimades et humiliations, souffrant de toutes sortes de maladies qu'elle n'arrivait pas à soigner faute de moyens, victime des affres de la famine et de l'injustice, ses brèves périodes de silence n'étaient que les prémices de nouvelles rebellions. Il était donc dans le cours des choses, qu'on aboutisse fatalement un jour à l'embrasement général devant libérer une fois pour toutes le peuple algérien du joug colonial. Et ce fut le 1er Novembre 1954 ! Les Aurès, à l'instar des autres régions du pays, n'ont jamais accepté le fait accompli du colonialisme français. Périodiquement, et sans crier gare, la population se soulève et manifeste, sous des formes multiples et très souvent sanglantes, sa farouche opposition aux forces occupantes. L'histoire est jalonnée de dates retenues par la mémoire collective comme étant l'expression extrême de la manifestation de cette éternelle opposition. Durant les années quarante, la majorité de la population algérienne était démunie de toutes ressources, surtout par manque d'emplois. A Batna, comme partout dans le pays, des chaînes interminables se formaient chaque jour devant les mairies en vue de s'inscrire au bureau des indigents afin d'obtenir quelques subsides pour nourrir leurs familles. Et comme un malheur ne vient jamais seul l'épidémie du typhus s'abattit sur la région faisant des ravages au sein de la population qui n'hésita pas à désigner le système colonial comme étant le véritable coupable et la prédisposa à passer à l'action armée. Les évènements du 8 mai 1945 vont préparer le grand et ultime soulèvement qu'avait prédit à juste titre le général français Raymond Duval. S'étant acquitté de sa mission de «pacification» que lui a confiée son gouvernement consistant à réprimer avec la plus grande fermeté les Algériens insurgés du 8 mai 1945, il a tenu à s'adresser aux autorités locales en ces termes prémonitoires : «Je vous ai donné la paix pour dix ans, si la France ne fait rien tout recommencera en pire et probablement de façon irrémédiable» ! Le général avait vu juste mais il n'a pas été entendu par les politiciens de son pays. Et ce fut le 1er novembre 1954 : dix ans effectivement après ! Il faut rappeler que durant les évènements du 8 mai 1945, la population a été profondément choquée par la façon d'agir des colons français qui ont eu recours à leurs ouvriers (en majorité des prisonniers italiens et allemands) pour leur apporter main-forte dans la répression sauvage des Algériens. Il faut savoir en effet que durant la Seconde Guerre mondiale, quand les alliés se sont retrouvés en Tunisie, beaucoup de prisonniers allemands et italiens ont été envoyés en Algérie pour réaliser des travaux. Soit pour participer à la réalisation de la route de Tébessa et la rocade des Hauts-Plateaux (réalisée par les Américains et les Anglais pour éviter les axes routiers du nord) soit pour être répartis entre les colons comme ouvriers agricoles ou autres. Chaque colon en a reçu entre 5 et 10 Allemands ou Italiens. A l'occasion de ces vêtements donc, ces anciens prisonniers ont été armés et ont participé activement aux côtés des forces coloniales à la répression sanglante des Algériens. Il était particulièrement choquant de se rappeler que les Algériens avaient combattu les Allemands et les Italiens pour aider la France et qu'à la première occasion, cette dernière armait ses ennemis d'hier pour réprimer des manifestants pacifiques dont les fils sont morts pour elle. C'est dans cette ambiance qu'a vécu Mostefa Ben Boulaïd. Témoin des souffrances de son peuple, il a commencé à militer dès son jeune âge au sein du parti PPA-MTLD. A cette époque, on entendait beaucoup parler de lui. Personnellement je ne le connaissais pas encore mais mon frère Mohamed (tombé au champ d'honneur au mois d'août 1956) et son ami Mohamed Amouri (futur colonel de la Wilaya I, exécuté dans l'affaire dite du «complot des colonels») le connaissaient bien et assistaient aux réunions qu'il organisait. Il avait, disait-on dans mon entourage, une manière particulière de s'habiller : il portait toujours en guise de couvre-chef le fez oriental. Fils de la tribu d'Ouled Takhribt du aârch Touaba, Mostefa Ben Boulaïd est né à Oued Labiod du village In Rkeb, dépendant d'Arris. Ses parents exploitaient une petite entreprise de meunerie à Afrih. Après un bref séjour en France (à Metz), il retourne au pays pour être incorporé dans le cadre du service militaire obligatoire. Rappelé pour être mobilisé pendant la Seconde Guerre mondiale, il est affecté à Khenchela, puis à Guelma où il est emprisonné pour activité politique (il incitait les soldats à se rebeller contre l'injustice coloniale). Libéré, il fit la campagne d'Italie et sera démobilisé avec le grade d'adjudant. A son retour, il s'adonna à l'activité commerciale en vendant les tissus. Il sera élu à la tête d'une coopérative regroupant des commerçants en tissu. En même temps, il fructifie l'exploitation agricole héritée de son père, achète de nouveaux terrains agricoles et des moyens de transport urbain. Sur le plan de l'activité associative, il devient président d'une association religieuse qui a construit une mosquée et une école coranique à Arris. Sur le plan politique, il adhère au PPA grâce à Hadj Zerari Smaïhi, lui-même membre de la cellule du parti créée en 1943 par le militant exilé à Arris, Moheddine Bakouche El Annabi. En 1948, il participe activement à la campagne électorale et se présente aux élections comme candidat du parti PPA-MTLD à Arris, qu'il remporte haut la main au premier tour. Convoqué par l'administration, il est sommé de démissionner du parti en échange de son accession à l'Assemblée algérienne. Devant son refus, l'administration trafique les résultats du deuxième tour pour qu'il ne passe pas. Bien que très déçu par ce comportement, il continua néanmoins à militer avec plus d'ardeur au sein du parti MTLD et sera réélu à trois reprises membre de son comité central. Ici je me dois d'évoquer un évènement se rapportant à Si Mostefa. En 1951-52, un certain bachagha, nommé Ben Salem Touati, caïd du douar Ichmoul, originaire de Laghouat, avait créé à Foum Ettoub, avec l'appui de la garde mobile, un réseau pour pourchasser «les bandits d'honneur» dans notre région tout en surveillant les militants et en particulier Si Mostefa devenu ennemi juré de l'administration française, parce qu'il a notamment appelé, après les répressions sanglantes d'août 1951 et mai 1952, à la création d'un front pour la défense et le respect des libertés (ce front sera constitué et composé de cheiklh Larbi Tebessi, docteur Ben Khelil Abdessalem, Larbi Dmegh El Atrous et l'avocat Laïd Amrani). Ce bachagha fut chargé par l'administration d'éliminer Si Mostefa. Il confia la mission à un jeune de Khengat Lahdada, appelé Bouha ben Mbarek. Il lui donna une somme d'argent et un revolver avec la promesse de le marier après l'exécution du «contrat». En allant repérer la maison de sa cible, Bouha se fait remarquer par les hommes de Si Mostefa. Averti sur-le-champ, ce dernier leur demanda de l'introduire chez lui en attendant qu'il les rejoigne. Quant il arriva et après avoir pris ensemble le café suivi d'un bon dîner, Bouha éclate en larmes. Interrogé par Si Mostefa, il lui avoua qu'il était chargé par le bachagha Touati de le tuer sans le connaître mais à présent qu'il l'a connu et découvert qu'il s'agit d'un homme bon, il lui était devenu impossible de penser à remplir son contrat sachant que son père était menacé par le bachagha en cas où le fils ne remplissait pas sa mission. Si Mostefa le rassure et décide de le garder. En même temps, il s'arrange pour faire ramener le père et les envoie tous les deux au maquis loin des menaces du bachagha. Ce jeune est devenu plus tard djoundi avec moi et c'est directement de lui que j'ai appris les détails de l'histoire. Il tomba au champ d'honneur lors d'un accrochage avec l'armée française. Quant au bachagha Touati, il devint proche collaborateur de Papon et jouait le rôle de son conseiller principal pour tout ce qui touchait les Aurès. Il avait élu domicile à «L'hôtel de Paris» à Constantine, chambre n° 10, et j'étais volontaire pour me charger de son élimination mais mon responsable Tahar Nouichi a refusé catégoriquement, parce qu'il craignait que je sois découvert aux barrages de contrôle toujours en possession d'une liste des personnes recherchées par l'armée et la police françaises. Par la suite, Papon a muté le bachagha Touati à Bordeaux pour travailler au sein de la préfecture jusqu'à l'indépendance de l'Algérie, date à laquelle il revint au pays pour s'installer à Laghouat. Quand, après l'indépendance, j'ai été nommé à la tête de cette sous-préfecture en 1964, j'ai retrouvé sa trace par hasard. En effet, un jour, étant à la recherche d'un terrain pour la réalisation d'un projet d'utilité publique, on m'a orienté vers un jardin abandonné. En voulant connaître son propriétaire, j'apprend, sidéré, qu'il appartenait au bachagha Touati ! Il aurait regagné Laghouat, me dit-on, après «avoir ‘'milité'' au sein de la Révolution». Il disait qu'il travaillait sous les ordres de l'OCFLN de la Fédération de France et délivrait, quand il était à la préfecture de Bordeaux, des passeports aux membres du FLN qu'on lui désignait ! Il serait intéressant de vérifier cette question auprès des frères membres du MALG et la confirmer par la consultation des archives ! Il faut savoir que de son vivant, Si Mostefa Ben Boulaïd avait décrété qu'on pouvait accueillir dans nos rangs d'ex-collaborateurs des autorités françaises qui se rallient à notre cause, à l'exception, avait-il précisé, du bachagha Touati. Après cette digression, je reviens aux activités de Si Mostefa avant et après 1954. Dans les Aurès, l'organisation était parfaite et les secrets biens tenus. Ceci grâce au génie de Mostefa Ben Boulaïd. Il avait le sens de l'anticipation, de l'organisation et du sacrifice. Il était sincère et avait une perception claire et nette de l'avenir. Ses analyses pertinentes lui permettaient d'anticiper sur les évènements. Ce sont ces qualités-là qui lui ont permis d'asseoir la Révolution sur des bases solides dans les Aurès. Ce sont ces mêmes qualités qui l'ont guidé déjà bien avant le déclenchement de l'action armée, c'est-à-dire à la création de l'Organisation Spéciale. Des cellules furent créées dans toutes les régions du pays, mais dans les Aurès, les cellules de l'OS prirent une plus grande ampleur grâce à Ben Boulaïd. En effet, le relief montagneux et la situation géographique des Aurès (proximité des frontières avec la Tunisie et la Libye) ont permis l'acheminement à dos de chameaux de beaucoup d'armes abandonnées en Libye par les alliés à la fin de la Seconde Guerre mondiale et son stockage dans la région, réputée pour ses montagnes escarpées et ses grottes inaccessibles. Mostefa Ben Boulaïd a donné à l'OS dans les Aurès le niveau exigé : elle était en mesure de déclencher la lute armée à tout moment. Quand l'OS fut découverte et démantelée, le comité centrale du PPA-MTLD avait pris la décision de la geler de crainte de la dissolution du parti. Seuls deux ou trois membres du comité central s'y étaient opposés, dont Mostefa Ben Boulaïd. De ce fait, et sur sa décision, les structures de l'OS dans les Aurès n'ont pas été gelées malgré l'intervention du secrétaire général, Hocine Lahoual. Cela a permis, entre autres, aux militants fuyant les régions où l'OS était démantelée de trouver refuge dans les Aurès. Beaucoup de responsables ont été pris en charge longtemps par Mostefa Ben Boulaïd, à l'exemple de Zighout Youcef, Lakhdar Bentobel, Amar Benaouda, Rabah Bitat et beaucoup d'autres à qui Mostefa Ben Boulaïd a facilité le passage vers la Tunisie ou la Libye, à l'exemple de Hocine Aït-Ahmed. Enfin, Mostefa Ben Boulaïd avait décidé, moins de trois mois après le 1er novembre 1954, d'aller à Tripoli, en Libye, pour s'y procurer des armes supplémentaires, les besoins en armes se faisant de plus en plus ressentir en raison de l'augmentation croissante du nombre des moudjahidine. Il devait à cette occasion y rencontrer Ahmed Ben Bella (responsable de la logistique). Son absence devant durer d'un à deux mois, il avait confié l'intérim du commandement de la zone à Chihani Bachir. Le 25 janvier 1955, il se met en route avec son compagnon Amor Mestiri sous la protection d'une escorte dirigée par Abdelwaheb Othmani, escorte qu'il laisse repartir deux jours après en lui fixant rendez-vous fin mars. J'ai rendu une dernière visite à Si Amor Mestiri chez lui, à Alger, avant sa mort, et nous avons de nouveau évoqué les détails de leur périple. A cette occasion, il me parla de la première visite qu'il a effectuée avec Si Mostefa en Libye trois à quatre mois avant le déclenchement de la Révolution, visite au cours de laquelle Si Mostefa avait rencontré Ahmed Ben Bella qu'il avait accompagné au Caire pour des entretiens avec des responsables égyptiens (cet épisode ignoré jusque-là a été confirmé par Amor Mestiri lui-même lors d'une émission télévisée diffusée avant sa mort). En cours de route vers la Libye, Si Mostefa accepte la proposition d'un volontaire de Negrine, nommé Brik Amar El-Bouksi, qui connaissait la zone frontalière, à se joindre à eux pour leur servir de guide. Parcourant une région aride, ils finissent, très fatigués, par rentrer en territoire tunisien où les accueille à Redief pendant trois jours un militant nemouchi, résidant en Tunisie, que Si Mostefa connaissait du temps de l'Organisation Spéciale, ce après quoi ils continuent leur chemin vers Gafsa puis Gabès en vue de rejoindre la ville de Ben Guerdane (qui fait la une ces jours-ci), ville située à une trentaine de kilomètres de la frontière libyenne. Dans le car desservant la ligne Gabès-Ben Guerdane, il est repéré par un supplétif des forces françaises qui était du même voyage. A la descente, le supplétif voulut l'arrêter à proximité du poste de gendarmerie en le menaçant de son arme. Pour se défendre, Si Mostefa, plus prompt, l'abat en lui tirant deux balles (il était connu pour être un fin tireur) et prend la fuite avec son compagnon en direction de la frontière libyenne. Suivant les traces des deux fugitifs sur le sable, les meharistes de l'armée française, lancés à leurs trousses, finissent par les rattraper à quarante mètres de la frontière (d'après l'acte d'accusation des forces armées françaises stationnées à Tunis). Si Mostefa est grièvement blessé par des coups de crosse de fusil sur le visage qui lui ont cassé le nez. C'était le 11 février 1955. Après son arrestation et en attendant son transfert à Tunis pour y être jugé, Mostefa Ben Boulaïd a été confié, pour être bien surveillé, à un caïd de la région. En pleine nuit un officier de l'armée française vint voir ce dernier pour lui notifier verbalement l'ordre de déplacer le prisonnier vers un autre endroit. Se méfiant et sentant le piège, le caïd refusa en exigeant un écrit dûment signé par l'autorité supérieure : cette attitude avait sauvé cette nuit-là la vie de Si Mostefa. Je tiens cette histoire du propre fils du caïd en question que j'ai rencontré fortuitement un jour chez un ami en Tunisie et qui était fier de me dire qu'il avait connu si Mostefa dans la maison paternelle ! Transféré à Tunis, Si Mostefa fut jugé pour le supplétif qu'il avait tué à Ben Guerdane et condamné aux travaux forcés à perpétuité (voir La Dépêche de Constantine du 28/05/1955). En prison alors que la Tunisie était encore en pleine guerre, Si Mostefa côtoyait des prisonniers du Destour tunisien. Ces derniers l'ayant pris en sympathie, connaissant par avance sa réputation, avaient échafaudé un plan pour le faire évader. Malheureusement le plan n'a pu se concrétiser parce que le prisonnier a été transféré à Constantine pour être jugé pour sa participation aux attaques du 1er novembre dans les Aurès. Et c'est à la prison de Tunis que Si Mostefa reçoit au début de son incarcération la visite de Vincent Monteil, chef de cabinet du nouveau gouverneur général Jacques Soustelle, venu le sonder pour savoir le maximum sur ce mouvement révolutionnaire de la bouche de «l'un des principaux chef de la rébellion dans les Aurès». Durant la rencontre, Monteil fut impressionné par le prisonnier : «Il a devant lui un personnage marquant, un homme cultivé, qui pense, qui réfléchit, qui agit aussi.» Dans l'avion qui le conduit à Alger où l'attendait Soustelle, il note ses impressions sur «son premier rebelle» : «Il me fait l'effet d'un homme de foi et de bonne foi poussé à bout par le sentiment très vif de l'injustice qui frappe son peuple ; sentiment qu'il faut se garder de ramener uniquement à celui d'une injustice qui l'a personnellement frappé...» Transféré à Constantine, il est jugé et condamné à mort. De la prison d'El Koudiat, il réussit à s'évader (beaucoup d'écrits et même un film ont rapporté cette célèbre évasion, qualifiée à l'époque d'évasion du siècle). Sur son chemin vers les Aurès, entre Aïn Kercha et Chemoura, il rencontra un paysan qui, sans le reconnaître, lui annonce l'évasion de Si Mostefa Ben Boulaïd. Commentaire de ce dernier qu'il nous a raconté plus tard lui-même : «A cet instant je me suis dit que la Révolution s'est amplifiée puisque ses nouvelles sont arrivées jusqu'à ce paysans isolé dans sa mechta !» Il faut savoir que l'évasion a été tenue secrète durant quarante-huit heures dans l'espoir de retrouver entre-temps les fugitifs. Dans ce laps de temps, Soustelle s'est déplacé en personne à Constantine pour inspecter la cellule d'où se sont évadés les prisonniers. Au djebel Bouarif, ayant appris l'évasion de Si Mostefa, le responsable de notre secteur, Tahar Nouichi, devinant que l'évadé se dirigerait certainement vers la région et pour lui apporter secours, décida de former des groupes de cinq éléments chacun en leur ordonnant de ratisser les zones susceptibles d'être le lieu de passage de Si Mostefa et de l'escorter jusqu'au PC. Malgré ce maillage parallèle au ratissage de l'armée française lancée à ses trousses, Si Mostefa avait réussi à s'infiltrer et arriver par ses propres moyens à Bouarif sans encombre ! Après son évasion donc de la prison d'El Koudiat et à son retour dans les Aurès, Mostefa Ben Boulaïd décide, en rassembleur, de reprendre les choses en main et convoque l'ensemble des responsables des secteurs à une réunion à Hammam Chaboura en leur demandant de ramener avec eux les jeunes qui avaient rejoint le maquis en son absence. L'ordre du jour comportait deux points essentiels : évaluation de la période antérieure et préparation d'un programme pour la période à venir. Lors de cette importante réunion, Si Mostefa donna des orientations pour renforcer la lutte en l'étendant vers le Sud,au-delà de Biskra, et fixa la date du 20 mai 1956 pour une rencontre régionale en vue de définir les moyens d'entrer en contact avec les autres wilayas (encore appelées zones) en vue de coordonner avec elles. A l'issue de cette réunion, il demanda à Mohamed Amouri de rester avec lui pour le charger d'une mission en Kabylie : il devait aller rencontrer Krim Belkacem. Très bien informé, Mostefa Ben Boulaïd était inquiet de ce qui se passait en Kabylie. Dans cette région, les militants n'avaient pas encore toutes les informations concernant les tenants de la lutte dans les Aurès. Nombre d'entre eux, encore messalistes, ne connaissaient pas encore le FLN et ne savaient pas que la lutte se fait sous sa bannière et non sous celle des Messalistes couverts par la propagande alimentée par leurs chefs qui, profitant de la confusion qui régnait et le manque de communication, laissaient entendre que l'action armée dans les Aurès était de leur fait. Ainsi, Mohamed Amouri devait clarifier la situation : les Aurès étaient avec Krim Belkacem, c'est-à-dire avec le FLN. Les Messalistes ne participaient pas à la Révolution dans les Aurès. Il fallait donc amener la Kabylie à soutenir en masse le FLN. Donc Mohamed Amouri, en compagnie de Ahmed Kada, Ali n'Mer et cheikh Youssef Yalaoui, alla rencontrer Krim Belkacem, Ouamrane et Amirouche. Si H'Mimi, présent à cette rencontre, me l'a racontée en détail de son vivant. Mohamed Amouri était chargé aussi par Si Mostefa d'aborder avec les responsables de la Zone III le sujet d'une rencontre nationale regroupant les chefs de zone. Le rendez-vous pris par les six, la veille du 1er novembre, pour se retrouver le 6 janvier 1955 n'ayant pas pu avoir lieu, il était important, de l'avis de Si Mostefa, de se rencontrer pour évaluer l'évolution de la situation et arrêter les perspectives. Mostefa Ben Boulaïd voulait organiser le congrès national dont il avait parlé à ses adjoints. Je n'ai pas d'informations particulières concernant l'endroit final choisi pour tenir le congrès, mais j'étais sûr qu'un congrès national allait se tenir dans la région auquel tout le monde devait assister. Plusieurs options étaient à l'étude entre autres la région de Ouestili, celles de djebel Lazrag ou Kimmel et même la région frontalière de Souk-Ahras indiquée pour ceux qui seraient venus de l'extérieur par la Tunisie. Mostefa Ben Boulaïd avait même établi un projet de programme de travail à l'intention des congressistes. Il donna des instructions afin de préparer ce congrès sur le plan matériel. Des vivres et des fournitures de bureau, y compris une machine à écrire en arabe, ramenée clandestinement de Constantine (appartenant à Rédha Houhou et que j'ai vue personnellement) ainsi qu'une ronéo, furent réunis et stockés dans deux caches, dans la région de Ouestili. La cache des fournitures de bureau et autres effets fut découverte fortuitement lors d'une grande opération de ratissage dans le secteur, opération déclenchée trois jours après la mort de Si Mostefa. Par hasard, un soldat français s'était agrippé à une branche pour ne pas glisser, cette branche camouflait l'entrée de la cache ! Les Français furent surpris en découvrant ce matériel, devinant qu'il était destiné à une grande rencontre. L'évènement fut relaté en détail dans la Dépêche de Constantine de l'époque (dernière semaine du mois de mars 1956) qui n'a pas manqué de commenter la découverte en disant que, vu l'importance des fournitures trouvées dans la cache, il ne pouvait s'agir à coup sûr que d'un grand rendez-vous ! à la mort de Si Mostefa j'étais dans la région de Ouestili parmi environ quatre cents moudjaheds initialement rassemblés en prévision d'une importante rencontre avec Si Mostefa. Ignorant alors sa mort, nous attendions sa venue. Des frères impatients sont allés à sa rencontre à djebel Lazrag. à leur retour sans lui, une réunion des responsables présents fut convoquée. En m'y rendant, j'ai remarqué Omar Ben Boulaïd (frère aîné de Si mostefa), retiré sous un arbre, en train de pleurer. Voir un moudjahid pleurer était exceptionnel. Au cours de la réunion j'ai remarqué que tout le monde était calme et conciliant et la réunion se déroula comme si de rien n'était mais dans une ambiance inhabituelle. En fait, ceux qui avaient appris la mort de Mostefa Ben Boulaïd étaient sous le choc mais avaient décidé de garder et d'imposer le secret total sur sa mort pour ne pas démoraliser les troupes d'une part et éviter que la nouvelle soit exploitée par l'ennemi d'autre part. En sortant de la réunion, je voulu parler à Omar Ben Boulaïd mais ne le trouvai pas à l'endroit où je l'avais déjà vu. Je le connaissais bien avant de rejoindre le maquis. En le cherchant, j'ai rencontré El Hadj Gozir, de son vrai nom Sadek Chabchoub. Moudjahed de la première heure, âgé de cinquantaine- cinq ans, tout le monde l'appelait «Papa» parce que Si Mostefa Ben Boulaïd avait pris l'habitude de l'appeler ainsi. Donc j'ai demandé à hadj Gozir : «Papa, j'ai vu Omar pleurer, qu'est-ce qu'il a ?» Sans dire un mot, il m'a pris la main et m'entraîna dans une longue marche sans parler. Inquiet, je lui ai demandé ce qui se passait. Il m'a répondu : «Marche et tais-toi !» Une fois assez loin des autres, il m'a dit : «Tu es comme mon fils, je vais te confier un secret et si tu en parles à quelqu'un tu mourras !» Puis il a dit en chaoui : «Argaz yamouth...» : l'homme est mort ! Comprenant qu'il s'agissait de Si Mostefa, je fus pétrifié ! Un peu plus tard, j'appris les détails de l'explosion. Ce soir-là Si Mostefa avait rencontré des responsables dont ceux du Sud, à savoir Si El Haoues (Ahmed Ben Abderrazak) et Si Bouzayene Achour avec qui il s'est attardé en fin de soirée alors que les autres avaient rejoint chacun son groupe. En quittant ses deux derniers interlocuteurs, Si Mostefa se dirigea vers son groupe suivi de son staff dont notamment Abdelhamid Amrani (le frère de l'avocat), Mahmoud Ben Akcha (c'était l'employé de la mairie qui avait délivré les papiers d'état civil à Hocine Aït Ahmed de passage dans les Aurès, ce qui lui avait permis de quitter le territoire national après la découverte de l'OS et la répression qui s'abattit sur ses militants). Il y avait aussi Abdelhamid Merabet, Ali Ben Chaïba et d'autres (en tout un groupe d'une quinzaine d'hommes). Arrivé à une maisonnette, Si Mostefa demanda à ses hommes de lui ramener le poste émetteur récepteur que les djounoud avaient récupéré quelque temps avant. Après lui avoir placé les piles, entouré de ses hommes impatients de voir le résultat, Si Mostefa tourna la bouton d'allumage et ce fut l'explosion. Elle emporta sur le coup, en plus de Si Mostepha, Ali Baâzi, Abdelhamid Amrani, Mahmoud Ben Akcha et Fodhil Al Djilani (dit Ahmed El Kebaïli). D'autres moudjahidine présents ont été blessés dont Ali Ben Chaïba qui a perdu un œil, Mustapha Boucetta et Rabhi Cherif. Conclusion : L'histoire de la Révolution algérienne est tumultueuse et je reste convaincu que Si Ben Boulaid était resté vivant, le cours de cette histoire aurait été autre et nous aurions à coup sûr évité, grâce à ses qualités de visionnaire et de rassembleur, bien des déboires et méfaits qui ont impacté le pays avant et après l'indépendance, indépendance qui, malgré tout, a été réalisée contre vents et marées grâce au génie et aux sacrifices du peuple algérien guidé par des hommes exceptionnels de l'envergure de Mostefa Ben Boulaïd, Larbi Ben M'hidi, Didouche Mourad, Mohamed Boudiaf, Rabah Bitat, Abane Ramdane et bien d'autres. La commémoration de la mort de nos valeureux martyrs à travers tout le pays est un devoir pour toutes les générations présentes et futures afin de ne pas oublier le prix payé pour que l'Algérie soit libre et doit le rester. A ce propos et pour terminer, je relate ici un fait significatif qui illustre ma profonde conviction qu'il ne faut jamais oublier notre histoire et les sacrifices de nos martyrs pour que l'Algérie reste debout et unie. En 2010, le parti du FLN a reçu en visite officielle M. François Hollande, alors secrétaire national du parti socialiste français et futur candidat aux élections présidentielles, accompagné d'une forte délégation. Pierre Moscovici, actuel commissaire européen aux affaires économiques, et l'histoirien Benjamin Stora en faisait partie. A la fin de la visite et en attendant le moment de quitter l'hôtel Hilton pour l'aéroport, nous bavardions au salon, M. Abdelaziz Belkhadem (alors secrétaire général du parti) et moi-même (alors membre du secrétariat national chargé des relations extérieures) avec M. Hollande et sa délégation. Détendu et satisfait de sa visite, M. Hollande se projetait dans le futur et insista, à propos de nos relations, sur la nécessité de tourner la page douloureuse du passé et se consacrer à bâtir un avenir bénéfique pour les deux peuples. Ne pouvant m'en empêcher, j'en ai profité pour rapporter à l'assistance une histoire que m'a racontée mon frère aîné Mohamed de retour au bled après sa démobilisation de l'armée française : «En pleine Seconde Guerre mondiale, un officier allemand apostropha deux soldats de l'armée française faits prisonniers : un Français et un Algérien. Il leur posa deux question : ‘'Etes-vous des appelés ou des engagés ? Pourquoi vous faites la guerre ?'' Le soldat français était un appelé et l'Algérien un engagé. A la deuxième question, le Français répondit : ‘'Pour la mère patrie.'' L'Algérien, en pointant du doigt le soldat français, dit : ‘'Pour la mère de celui-ci.''» A ce stade de l'histoire,toute la délégation du Ps a éclaté de rire et s'est levée pour monter en voiture, ce qui m'a empêché d'aller au bout de mon récit. Quelques minutes après, au salon de l'aéroport Houari-Boumediene, juste avant l'embarquement, j'ai dit à M. Hollande et sa délégation : «Tout à l'heure, je ne vous ai pas terminé l'histoire. En voici la suite qui explique pourquoi mon frère me l'a racontée. A sa démobilisation donc, mon frère, à l'instar des Algériens qui ont eu la chance de ne pas mourir outre-mer dans une guerre qui n'était pas la leur, est revenu au bled dans une tenue civile fournie par l'armée : une veste, un pantalon, une chemise, des souliers et un baluchon. Quand je le vis dans cette tenue, ayant remarqué que son pantalon était retenu par un bout de ficelle à la place d'une ceinture normale, je lui en fis la remarque en lui disant : ‘'La France pour qui tu as combattu n'a pas pu t'offrir une vraie ceinture ?'' Connu pour son utilisation fréquente des métaphores, il me raconta en guise de réponse l'histoire de l'officier allemand avec les deux prisonniers de l'armée française en concluant : ‘'C'est tout ce qu'on a obtenu de la France mon fère !''» Quelques années plus tard, en 1956, son corps, inerte et criblé et de balles, était accroché à un «half-track» de l'armée française sillonnant les rues d'un village des Aurès (Merouana) pour l'exposer à la population ! Et j'ajoutais en direction de M. Hollande et sa délégation figés dans un silence embarrassant : «Je vous ai raconté cette histoire pour vous dire que nous pouvons tourner la page mais nous n'oublierons jamais !» Ce furent là les dernières paroles emportées par la délégation de retour dans son pays. Allah yarham ech chouhada ! Gloire à nos martyrs !