Poursuivant ses rencontres avec le public pour promouvoir la sortie algérienne de son livre-enquête chez Koukou Editions, sur les harkis restés en Algérie après l'indépendance, Pierre Daum était, mercredi dernier, à Tizi-Ouzou. Dans une conférence-débat animée à la bibliothèque Multi-livres Cheikh, autour de son livre Le dernier tabou, les harkis restés en Algérie après l'indépendance, le journaliste du Monde diplomatique est revenu sur la genèse de l'écriture de son livre qui est la somme d'une enquête de terrain. Pierre Daum dit avoir parcouru 20 000 km et visité une soixantaine de villages de plusieurs régions d'Algérie pour aller à la rencontre et à l'écoute de ces hommes qui se sont jusque-là murés dans un silence aussi lourd que l'opprobre et le blâme social qui les poursuivent à jamais. Au bout de plusieurs mois d'enquête et d'investigations, l'auteur nous livre un récit dense et foisonnant de témoignages racontant l'histoire cachée de milliers d'hommes qui ont choisi de devenir les supplétifs de l'armée coloniale française pendant la guerre d'Algérie. Après quelques préliminaires méthodologiques, liés aux contraintes qui ont jalonné son parcours de recherche pour aller sur la trace des harkis reclus dans le silence des villages de l'arrière-pays algérien, le conférencier a livré quelques données statistiques édifiantes sur le nombre de harkis. «Si on considère tous les Algériens qui se trouvaient aux côtés de la France pendant la guerre, cela faisait au moins 450 000 hommes (250 000 supplétifs, 120 000 appelés, 50 000 engagés et 30 000 notables pro-français). Sur ces 450 000 hommes, seuls 30 000 au maximum sont partis en France. Il en est donc resté 420 000. Le nombre de tués reste encore inconnu. Mais il est clair que les chiffres avancés en France (on parle souvent d'un «massacre» de 150 000 harkis) sont totalement exagérés. Les historiens actuels avancent un ordre de grandeur de plusieurs milliers, voire quelques dizaines de milliers. C'est beaucoup, c'est très douloureux, mais au final, cela fait bien une immense majorité de harkis (au sens large) qui est restée en Algérie sans se faire tuer, révèle Pierre Daum qui estime que son livre déconstruit le discours officiel sur la situation des harkis aussi bien en France qu'en Algérie. «En France, mon livre a été attaqué par les partisans de l'Algérie française qui continuent à défendre la cause des harkis car il (l'ouvrage) va à contre-courant de la thèse passéiste défendue en France par les ultras de l'Algérie française.» En Algérie, le contenu autant que les chiffres dérangent, selon P. Daum qui considère que «le discours officiel consiste à dire qu'en 1954, au moment du déclenchement de la guerre, le peuple algérien s'est levé en masse contre l'oppresseur colonial». Y aurait-il donc un lien entre le discours et les statistiques véhiculées par le livre et le retard pris par sa sortie, il y a un peu plus d'une semaine en Algérie alors qu'il devait être sur les étals des librairies, il y a six mois». «Le propriétaire des Editions Sedia qui devait publier mon livre quelques jours avant la tenue du dernier Salon international du livre d'Alger (Sila) s'est rétracté à la dernière minute. On m'avait dit que le patron des Editions Sedia est propriétaire de plusieurs entreprises et qu'il était sous contrat avec l'Etat dans le cadre de son activité d'édition. Il a dû donc recevoir des injonctions d'en haut pour surseoir à la publication de mon livre dont la sortie, il y a sept jours, a été rendue possible grâce au courage d'un éditeur engagé et autonome.» Le dernier tabou, les harkis... le premier livre qui fait parler les harkis restés en Algérie. «Il existe, au moins, une quinzaine de livres un peu sérieux en France dont les auteurs sont tous allés interroger les harkis en France. Dans mon livre, je reviens sur l'utilisation des harkis comme chair à canon. Lors des accrochages, ou quand l'armée française savait qu'il y avait une cachette ou une grotte avec des moudjahidine, ce sont les harkis qui sont mis à l'entrée de la grotte pour qu'ils reçoivent les premiers coups de feu. Je précise que je n'ai aucun lien familial avec l'Algérie mais un lien de cœur. Je ne suis pas un enfant de harki, je ne suis même pas un enfant d'appelé français envoyé en Algérie», raconte P. Daum qui revient sur les raisons qui ont motivé la réalisation de l'ouvrage qui n'est ni un travail de commande ni un parti-pris pour les harkis. «Pour tous ceux qui connaissent mes écrits, et tous ceux qui vont lire ce livre, je n'ai pas besoin d'expliquer que je fais partie de ces chercheurs français qui sont radicalement dans le camp anticolonial, puisque mes écrits et celui-là aussi décrivent largement toutes les horreurs et les crimes de la colonisation française en Algérie. Et par ailleurs, je précise que dans ce livre, je rends hommage à ces combattants du FLN qui, non seulement ont eu la force intellectuelle de dire : maintenant la colonisation ça suffit, mais en plus, ils ont eu le courage absolument extraordinaire de prendre les armes pour oser combattre la 3e puissance militaire du monde.» Faisant le point sur l'usage du terme harki au lieu de collabo, le journaliste du Monde diplomatique aura cette explication : «Avant de commencer mon travail, moi-même en bon anticolonialiste français, j'avais l'idée que les harkis en Algérie en 1954 égale collabo français en 1940. Mais au fur et à mesure que mon enquête avançait, je me suis rendu compte que cette comparaison qui pouvait être intéressante était plutôt gênante intellectuellement, c'est-à-dire qu'elle brouillait la compréhension historique des faits, plutôt qu'elle apportait des éléments de compréhension. Et cela pour deux raisons. Il y a d'abord la motivation : les collabos français en 1940 sont allés du côté des Allemands par un choix idéologique. Ils étaient pour le fascisme, ils étaient pour Hitler. Cela n'exclut pas l'existence de cas particuliers. Je parle des grandes masses. Ils étaient pour Pétain, ils étaient pour la collaboration avec l'Allemagne. C'étaient des choix idéologiques. S'agissant des harkis, il y a un éventail de motivations complexes, et en tous les cas, dans cet éventail, le choix idéologique, celui de l'amour du drapeau français est insignifiant.» Quid des harkis après l'indépendance ? Le sort réservé aux harkis après l'indépendance est illustré par le cas des centaines de ces supplétifs de l'armée française. Au mois de novembre 1962, ce sont les «Marsiens», c'est-à-dire tous ces gens qui ont rejoint la révolution le 19 mars 1962, date de l'entrée en vigueur du cessez-le-feu de la guerre d'Algérie, qui organisaient des séances de tabassage d'exécutions sommaires des harkis. Ces derniers, après qu'ils eurent été abandonnés et désarmés par l'armée coloniale, ont été raflés dans les villages et incarcérés à Tadmaït, dans une ancienne caserne de l'armée française. Les dépassements ne sont pas le fait des vrais moudjahidine, selon le témoignage d'un ancien harki qui a été conduit dans ce lieu de détention rencontré par le conférencier : «Bien au contraire et même bien souvent, ces moudjahidine ont pris notre défense», rapporte le même témoin à P. Daum qui a tenu à rappeler que ces lieux de tortures existaient un peu partout en Algérie. En novembre 1962, le colonel Mohand Oulhadj a ordonné d'arrêter les tortures et d'envoyer les 1 000 détenus harkis à la prison d'El Harrach où ils sont restés en détention entre 5 et 7 ans.