Par Lahouari Addi(*) Il y a eu deux tentatives audacieuses de relecture du Coran qui pourraient à l'avenir avoir un impact sur le discours religieux, aujourd'hui incompatible avec la modernité en termes de droits civiques, d'égalité homme-femme, de liberté de conscience, etc. à laquelle aspirent les musulmans. Il s'agit des œuvres de Mohamed Mahmoud Taha et de Mohamed Shahrour, tous deux ingénieurs de formation. M. Taha est un Soudanais qui a participé à la lutte de libération de son pays contre l'occupation britannique. Il s'est assez tôt intéressé au discours religieux qu'il voulait renouveler pour proposer une alternative à celui en vigueur à Al Azhar ou parmi les Frères musulmans d'Egypte. Il a créé à cet effet un mouvement appelé «Frères et Sœurs Républicains» impliqué tout autant dans la libération du Soudan contre l'occupant que dans la réforme de l'interprétation de l'islam. Sa thèse principale est que la société musulmane est en attente d'un second message après le premier, marqué par les circonstances de la révélation à Médine. «Je désire toutefois, dès le départ, souligner et clarifier un point important, à savoir que l'islam est constitué de deux messages : le premier est basé sur les textes subsidiaires du Coran, et le second sur les textes primaires du Coran. Le premier message a été déjà interprété et mis en œuvre, alors que le second attend toujours d'être interprété et mis en œuvre» (Mohamed Mahmoud Taha, The Second Message of Islam, traduit de l'arabe vers l'anglais par A. A. Ana'im, Syracuse University Press, 1987, p. 31). Il opère une distinction entre les versets révélés à La Mecque et ceux révélés à Médine. Les premiers s'adressent à l'Homme, à l'humanité tout entière, portant sur les rapports spirituels entre Dieu et le croyant ; ils sont empreints de sérénité, et appellent à la paix et à la fraternité pour mettre en avant ce qu'il y a de meilleur dans l'Homme. Les seconds, ceux de Médine, sont marqués par les circonstances historiques et les rapports sociaux de l'époque, ce qui les rend obsolètes pour la société contemporaine. Cette différenciation entre des versets du Coran, audacieuse pour beaucoup de croyants qui considèrent la parole de Dieu comme intemporelle et achevée, est à la base de la nouvelle approche proposée pour moderniser le discours religieux et le rendre compatible avec la modernité. Il affirme que l'interprétation du Coran qui prévaut jusqu'à nos jours est celle de fouqaha qui ont préféré les versets coercitifs et qui ont marginalisé les versets donnant la liberté de choix. A sa naissance à La Mecque, l'islam n'était pas coercitif, argumente Taha, qui estime que «les gens y étaient croyants ou incrédules et, puisqu'il n'y avait pas de coercition durant cette période, ce sont les versets d'accommodement (al ismah) qui prévalaient» (p. 113), citant le verset suivant : «Appelle au chemin de ton Seigneur par la sagesse et l'édification belle. Discute avec les autres en leur faisant la plus belle part. Du reste ton Seigneur est seul à savoir de qui Son chemin s'égare et à savoir qui bien se guide» (16, 125). Les versets d'accommodement ont été mis sous le boisseau après l'émigration à Médine, menant vers l'intolérance qui a fait apparaître des hypocrites individus qui ne sont pas convaincus et qui néanmoins se rendent à la mosquée sous la menace de punitions. Pour les oulémas, tous les versets ont la même valeur sans avoir conscience que le corpus religieux qui fait autorité et le fiqh (le droit musulman) reposent essentiellement sur les versets coercitifs de Médine. M. Taha estime que la tradition classique a mis en avant les versets guerriers du Coran au détriment des versets pacifiques, ce qui met la société musulmane en état de guerre perpétuelle avec les non-musulmans et même entre musulmans. Il s'agit pour lui de démilitariser la révélation, de la dépolitiser pour revenir à sa vocation universelle et à sa spiritualité. Le Coran, pour lui, est un texte qui régit les rapports entre Dieu et l'individu et non entre les individus qui sont l'objet d'un droit humain issu de l'ijtihad sur la base du Coran et de la raison. Selon Taha, la chari'a doit être reconstruite dans cette perspective pour tenir compte des nouvelles aspirations à l'égalité, la dignité et la liberté de tous les hommes, musulmans ou non, et aussi à l'égalité entre l'homme et la femme. D'où la nécessité d'un nouveau message élaboré sur la base des versets de La Mecque. Il y a dans le Coran, soutient-il, une partie stable intemporelle et une autre qui a besoin d'être renouvelée à la lumière de la première. Il faut, poursuit-il, distinguer la prophétie du message, la première est relative à la transcendance et la seconde à l'histoire. Le message serait le support humain de la prophétie, lequel support renvoie à l'histoire, à la culture, aux coutumes et au niveau de connaissance scientifique de l'époque. Cette perspective est refusée par les oulémas qui maintiennent qu'il n'y a qu'un message porté par le dernier messager (er-rassoul al akhir) qu'a été le prophète Mohamed. La culture religieuse, enseignée depuis des siècles, ne fait aucune différence entre le prophète et le messager, et dire qu'il y a un nouveau message, ce serait accepter l'idée qu'il y aura un nouveau rassoul, ce qui est inacceptable pour le discours religieux officiel. M. Taha a été dénoncé par les oulémas qui l'ont accusé de prétendre être un nouveau rassoul, titre détenu par le prophète, ce qui lui a fait perdre de la crédibilité auprès de nombreux croyants au Soudan. Sans le dire explicitement, Taha se présente comme le nouveau messager sans toutefois prétendre au statut de prophète comme l'accusent ses adversaires. Que faire alors des versets de Médine qui ont aussi été révélés ? Ils doivent être abrogés par les versets de La Mecque, soutient-il, selon la technique prévue par le Coran qui stipule : «Dès que nous abrogeons un verset ou que nous le faisons oublier, nous le remplaçons par un autre, meilleur ou semblable» (2, 106). Dans la nouvelle approche qu'il propose, les versets ne sont pas abrogés par un homme ; ils le sont par d'autres versets. Il prend l'exemple du verset suivant, aujourd'hui inapplicable : «Une fois passé le mois sacré, tuez les associants où vous les trouvez, capturez-les, bloquez-es, tendez-leur toutes sortes d'embûches. Seulement s'ils se repentent, accomplissent la prière, acquittent la purification, dégagez-leur le chemin. Dieu est tout pardon et miséricordieux» (9,5). Ce verset, qui n'a de signification que dans les circonstances de la situation défensive des compagnons du prophète à Médine, doit être abrogé par les versets qui condamnent le meurtre : «Tuer un individu c'est comme si on a tué l'humanité entière» ou «Pas de contrainte en religion». La technique de l'abrogation (naskh) donne à l'islam la possibilité d'être une religion de toutes les époques et de s'adapter aux mutations historiques et au changement des mentalités. Elle permet de ne pas considérer les non- musulmans (chrétiens, juifs, boudhistes, athées...) comme des ennemis à exterminer, ce qui relève du bon sens et de la raison. Son disciple Mohamed A.A. An Na'im, aujourd'hui professeur à l'Université de North Carolina, Etats-Unis, explique la nécessité de la technique de l'abrogation dans le sillage de son maître : «Etant donné que la technique de l'abrogation a été employée par le passé pour élaborer la chari'a qui a été acceptée jusqu'ici comme le modèle islamique authentique et véritable, la même technique peut être employée aujourd'hui pour élaborer une loi islamique moderne, authentique et véritable.» (A.A. Na'im, Toward an Islamic Reformation. Civil Liberties, Human Rights and International Law, Syracuse University Press, 1990, p. 49). La distinction entre les versets de La Mecque et de Médine et le recours à l'abrogation sont à la base de la tentative de Taha de renouveler le discours religieux en y intégrant les progrès de la pensée humaine. Bien qu'il ait eu une formation d'ingénieur, M. Taha a lu des philosophes modernes qui l'ont influencé dans l'élaboration de sa pensée. On y trouve les marques de Kant, Hegel, Marx..., dont il utilise de manière implicite les concepts pour renouveler le discours religieux. Il considère que les oulémas ont réifié le Coran et, ce faisant, ils ont effacé sa dimension humaniste, faisant référence implicitement aux concepts d'aliénation, de réification, de fausse conscience. Ce qui est intéressant chez lui, c'est que son argumentation, même si elle est ouverte aux conquêtes intellectuelles de la philosophie moderne, est construite sur la base de versets et de hadiths, ce qui démontre que, pour lui, l'islam est compatible avec toutes les périodes historiques, en particulier l'époque contemporaine. Sans jamais citer Kant une seule fois, il introduit la problématique de l'individu comme fin en soi, avançant que le texte sacré a été révélé pour le bienfait de l'individu, ce qui signifie qu'il est un moyen et non une fin. «Il faut d'abord souligner, écrit-il, qu'en islam, l'individu —homme ou femme — est un but en soi. Tout le reste, Coran et religion, n'est qu'un moyen destiné à servir ce but» (M. M. Taha, Un islam à vocation libératrice, traduit de l'arabe par Mohamed El Baroudi-Haddaoui et Caroline Paihle, L'Harmattan, 2002, p. 35). N'est-il pas audacieux d'affirmer que la religion est au service de l'individu, alors que la tradition a toujours enseigné l'inverse ? Cette hypothèse n'est pas construite de l'extérieur du Coran ; au contraire, elle l'est à partir de versets qui rappellent que la vie humaine est sacrée. La sacralité du Coran dérive de la sacralité de celle-ci. Taha suggère que tuer un homme, musulman ou non, c'est tuer le souffle de Dieu qui est en tout homme, se référant au verset suivant : «Lorsque ton Seigneur dit aux anges : ‘'Je suis en train de créer un humain d'une argile de boue croupie, quand Je l'aurai rendu complet, lui aurai insufflé de Mon esprit, tombez prosternés devant lui''.» (15, 28-29). Ne pas respecter la vie, c'est ne pas respecter le Créateur, suggère Taha. Si Dieu demande aux anges de se prosterner devant l'homme, c'est que celui-ci a de la valeur pour Dieu. La deuxième audace intellectuelle de Taha est sa volonté de donner de l'importance aux mou'amalates par rapport au culte qui n'est pas, pour lui, un critère tangible de la sincérité de la foi. «Il est clair, écrit-il, que le culte n'a de valeur que s'il se reflète dans les faits par un comportement correct envers autrui. La bonne conduite dans les rapports est en elle-même considérée comme un véritable culte. Le prophète Mohamed le précise bien lorsqu'il dit "la piété est la bonne conduite dans les rapports avec les autres"». Cette citation est à mettre en parallèle avec cette phrase de Kant : «Tout ce que l'homme pense pouvoir encore faire, en plus de la bonne conduite pour se rendre agréable à Dieu, est simplement folie religieuse et faux culte de Dieu.» C'est ce qu'avait pressenti Luther pour la chrétienté en assimilant le rituel de l'Eglise catholique à une survivance du paganisme. Cette idée n'avait jamais été formulée avec autant de force en islam par un penseur musulman. Suggérant que l'islam ne se limite pas aux obligations rituelles, Taha ouvre une perspective révolutionnaire à la société musulmane, soulignant que les mou'amalates (les rapports sociaux) sont une forme de ‘ibadates (le culte) sur la base d'un hadith que la mémoire sélective de théologiens a «oublié». Par cette posture, qui rappelle la raison pratique de Kant, il cherche à faire de l'islam une foi qui adoucit les rapports sociaux et qui humanise le croyant. Il redécouvre les impératifs catégoriques dont il trouve les origines dans le Coran et la sunna, rappelant ce hadith du prophète : «N'est croyant que celui qui souhaite à ses semblables ce qu'il souhaite pour lui-même.» En usant du postulat de l'individu comme fin en soi, en faisant des mou'amalates une forme de culte rendu à Dieu et en donnant aux impératifs catégoriques une source musulmane, M. Taha sera considéré à l'avenir comme le premier penseur musulman à avoir eu une lecture kantienne du Coran. L. A. * Professeur de sociologie à l'IEP de Lyon. Ce texte est un extrait d'un ouvrage en préparation sur la crise du discours religieux musulman.