Youcef Merahi [email protected] Je ne sais pas, cher ami, ce qui motive cette lettre. Certainement, un trop-plein de nostalgie qui m'oblige à dévider l'écheveau de mes souvenirs qui, d'année en année, s'estompent, comme dans un brouillard à couper au couteau. A moins que ce soit cette nuée ardente qui s'abat sur un crâne, velu de vertige ; le mercure fou de ce mois, qui débute à peine, remue en moi des images que je pensais enfouies, à jamais, dans la mare de l'oubli. A moins que ce soit ce roman que je viens de finir de lire ; Galette d'orge et huile d'olive, de Dahri Hamdaoui, comme dans une machine à remonter le temps, m'a renvoyé vers la fin des années cinquante quand, à peine plus haut qu'une tige de blé, je prenais la route de l'école qui m'a fait admettre, des années après, que le savoir est le début de la folie. Ce récit, écrit à l'encre de la nostalgie, celle qui remue mes tripes aujourd'hui, réédite l'exploit d'un autre Fouroulou, à la manière d'un Mouloud Feraoun, l'instituteur, tout comme l'auteur, du reste. Ou à la manière d'un Mohamed Dib qui, dans ses premiers textes, nous a offert l'Algérie que nous commençons à regretter ; l'Algérie de la fraternité, de la solidarité et de la tolérance ; l'Algérie de Omar et de Lla Aïni. A moins que ce soit ce rêve qui m'a habité une nuit durant, où des visages aimés m'ont tenu compagnie agréable ; ton visage, cher ami, fut le premier à me sourire. Alors cette lettre, que je voue au ressac comme une bouteille jetée à la mer, lesté de mon espoir de la voir toucher l'autre rivage, le tien cher ami, porte en elle les rigueurs de la nostalgie. Et l'impossibilité de la satisfaire. Vois-tu, je ne suis pas seul dans ce tourbillon qui me rejette vers le passé ; mais je suis seul à lutter contre la curée des vagues qui agressent ma mémoire. Puis, j'ai fait la bêtise de feuilleter quelques albums-photos, jaunis par le temps ; c'était le temps de la durée, pas comme maintenant où le virtuel supplante, par son aspect fast-food, le palpable et la rudesse de l'amitié. Un poème serait plus parlant que cette bafouille ; cependant, je n'ai pas la force de m'attaquer à une muse qui, elle aussi, prend le maquis de l'indifférence, du silence et de l'attentisme. Pourtant, j'aurais pu dessiner, au moyen de vers lyriques, l'amitié que je protège de la cassure, de l'oubli et de l'ingratitude. J'aurais pu, également, prendre mon mobile, former ton numéro et te dire, de vive voix, la nostalgie qui, aujourd'hui, me renvoie l'image d'un adolescent, rêveur impénitent d'une route commune. Ou encore, t'écrire un SMS, suivant un style télégraphique, en abusant des abréviations qui font gagner de l'espace. Sinon, prendre sur moi d'utiliser ce nouveau langage de cette jeunesse qui, elle, ne rêve que d'aller ailleurs vivre des amours permissives. Comme je suis d'une autre époque, une espèce en voie d'extinction, un poète du futur antérieur, je privilégie le style épistolaire. Je vois d'ici des rictus se former ; je n'en ai cure ; j'assume mon choix du papier et de la plume. Les poètes chantent l'amitié, comme ils chantent la nostalgie. Il n'est pas question, pour eux, d'écrire leur bonheur qui est à la démesure d'un poème, à tailler au burin, à des heures impossibles. J'avoue ma faiblesse : j'écoute toujours l'immortelle chanson, Jeff ; et si ça ne suffit pas à bâillonner ma nostalgie, je réécoute Rachda, pour dire que, souvent, l'incompréhension peut résumer toute une vie. Il m'arrive, aussi, d'ouvrir des recueils de poésie, de choisir un poème, de le lire à haute voix, pour moi, égoïstement, dans la solitude d'un coin de ma maison. Ici, Rimbaud dit la fuite vers le désert. Là Amrani installe son bivouac pour planter, malgré l'indifférence humaine, ses certitudes. Un peu plus loin, Nerval précise son désir d'en finir avec la vie, sous le soleil noir de la mélancolie. Et, je retrouve le cri sourd d'Anna Gréki qui, elle, a choisi la justice, pour une Algérie à réinventer. En face de ma fenêtre, en ce jour caniculaire où, comme on dit chez nous, «un bourricot risque de saigner du nez», je vois la montagne du Belloua frissonner de chaleur. Le tapis d'oliviers, qui la couvre, se tasse pour résister à cette lave aoûtienne quand les cigales, comme dans la fameuse fable, massacrent de leur chant (Est-ce un chant ou des lamentations ?) l'oreille la plus endurcie. Ah, si je pouvais leur tordre le cou à ces maudites cigales qui, en hiver, iront faire la manche aux portes de la fourmi laborieuse ! Ce chant strident m'empêche de me rendre sur des traces d'hier, quand l'adolescence ramait sur l'insouciance, le rire et les caprices amoureux. Ah, comme je rêve de me retrouver, intact de toute perversion de la vie, un court moment à la terrasse du Quat'zarts, pour refaire le monde, barbe hirsute et cheveux à la hippie. Ou de me retrouver sur cette plage de Courbet Marine, malgré un coup de soleil ravageur. Dois-je dire Zemmouri el Bahri ? Oui, il faut respecter la toponymie officielle ! Courbet, c'était déjà quelle année ? Comment ne pas se rappeler «Blanchette», et tous les autres ? Et les tentes ? Et les pics scouts ? Et les patrouilles ? Et les chants patriotiques ? Et les potes ? Je suis enclin à citer des noms ; mais je n'ai pas le droit ; il est question, ici, d'une chronique. Je n'ai pas pu, cher ami, cette fois-ci, traiter de sujets liés à l'actualité nationale. Des moudjahidine souhaitent que le FLN aille au musée ; je ris jaune ; il est un peu tard pour cela. L'indépendance est une quinquagénaire, désormais ; et 1962 est comme un rêve de renaissance de tout un peuple. Ce souhait rejoindra l'autre : celui de la demande d'entrevue à notre Président. Qui s'en rappelle, cher ami ? L'actualité est comme un rouleau compresseur ; il écrase, au quotidien les faits, d'ici et d'ailleurs. Maintenant, il est question de guerre de religion. Oui, rien que ça ! Il y a encore tant de chronique à faire ; l'actualité ne s'arrête jamais d'imposer sa loi d'airain. Alors, cher ami, si tu lis cette lettre (chronique ?), auras-tu peut-être le souci d'effeuiller, là où tu te trouves, quelques souvenirs communs.