Avec ce deuxième dictionnaire biographique, Rachid Khettab offre aux passionnés d'histoire un véritable bol d'oxygène. L'ouvrage est très pratique, bien sourcé et d'un riche contenu informationnel. Il faut dire que l'auteur continue de faire œuvre de pionnier, le sujet n'ayant jamais été traité jusque-là de manière aussi méthodique par un chercheur algérien. L'autre intérêt de l'ouvrage, c'est de restituer à la mémoire collective un pan méconnu, ignoré, oublié de la guerre de Libération nationale. En l'occurrence, «il s'agit de biographies d'Algériens d'origine européenne ou juive et aussi de quelques Français ayant adopté l'Algérie, qui ont soutenu, d'une manière ou d'une autre, la lutte de Libération nationale. Il (le livre) s'intéresse à des personnes qui sont nées ou qui vivaient en Algérie et qui au moment du déclenchement de la Révolution ou au cours de la lutte de libération prennent position en faveur de ce combat» (introduction). L'auteur tient également à préciser que le présent ouvrage est une «nouvelle version revue et augmentée de nouvelles biographies et de nouvelles notices» collectées depuis 2012, date de parution d'un premier volume du genre. L'ouvrage avait été édité sous le titre, «Les amis des frères : dictionnaire biographique des soutiens internationaux à la lutte de Libération nationale algérienne, et le soutien d'une frange de la population vivant en Algérie». Pour lever toute confusion, Rachid Khettab explique que Frères et compagnons est donc découplé de l'ouvrage précédent. «Ainsi on comprendra mieux l'objectif de ce dictionnaire en touchant du doigt la différence entre l'engagement des réseaux de soutien internationaux aux côtés des Algériens (comme par exemple celui de Francis Jeanson et des «porteurs de valises» en France ou celui de Hans-Jürgen Wischniweski et de la gauche allemande), de celui des Algériens d'origine européenne ou juive comme les Chaulet, E. Lavalette, les Larribère, les Timsit, H. Maillot et F. Yveton, le Dr Counillon et beaucoup d'autres qui ont combattu aux côtés de leurs frères d'origine musulmane», précise l'auteur. Après cette précision importante, Rachid Khettab pose la question de «combien étaient-ils ?» les Algériens d'origine européenne et juive ayant contribué, par leur implication ou leur soutien, au combat libérateur. «Dans l'état actuel de nos connaissances on ne peut donner une réponse chiffrée. Les seules informations fiables sont celles concernant le nombre de martyrs et des condamnés par la justice coloniale devant des juridictions d'exception lors des procès restés célèbres comme celui dit ‘‘des médecins'' devant le tribunal des Forces armées à Alger en 1957 ou celui d'Oran qui a touché plus particulièrement le réseau communiste (les Combattants de la Libération : CDL) en 1956 ou bien celui qui a touché les chrétiens progressistes d'Alger en 1957. Il est aussi possible de connaître le nombre des détenus sans procès dans les camps de Lodi, de Béni-Messous», se borne-t-il à rappeler. Quelle est alors sa démarche, sa méthode de travail ? «Je me suis contenté dans ce travail d'établir un répertoire basé sur des recoupements de lectures des ouvrages sur l'histoire de la guerre de libération et de biographies. J'ai recueilli, par ailleurs, des témoignages auprès d'acteurs du mouvement national», explique l'auteur. Les recherches minutieuses effectuées et les recoupements opérés à partir de sources différentes ont permis d'établir l'inventaire méthodique, le répertoire alphabétique proposé au lecteur. «Au total, entre nos lectures et nos contacts, ce sont plus de 250 noms dont nous proposons un rappel biographique. Ces rappels biographiques ont été enrichis de (...) notices sur les groupes, mouvements et revues animés par certains d'entre eux. Ce matériau peut être susceptible de servir de base à des études nouvelles sur la guerre de Libération nationale», est-il encore précisé dans l'introduction. Avant de prendre connaissance du dictionnaire proprement dit, le lecteur a également droit à d'autres explications sur certaines choses qui pourraient lui paraître nouvelles ou confuses. Il s'agit d'un rappel de quelques «éléments de sociologie historique» (l'auteur et sociologue de formation) pour mieux comprendre comment ces personnalités singulières et aux parcours variés, se sont retrouvées dans le sens de l'histoire. «Les femmes et les hommes recensés dans ce dictionnaire étaient des anticolonialistes mais tous n'étaient pas indépendantistes (particulièrement au début de la guerre) et n'adhéraient pas forcément et entièrement aux thèses défendues par le Front de libération nationale (FLN). S'ils n'adhéraient pas à la thèse centrale d'indépendance de l'Algérie, il rejetaient la domination coloniale et son système. Une partie d'entre eux prend fait et cause pour la révolution, certains parmi eux connaîtront la mort au combat ou seront assassinés, d'autres arrêtés, emprisonnés ou exilés», souligne Rachid Khettab. Grosso modo, «ces militants anticolonialistes n'étaient pas très nombreux par rapport à l'ensemble de la population coloniale. Ils se recrutent schématiquement dans trois sphères de cette population : 1) dans les milieux chrétiens progressistes (scouts, travailleurs sociaux) et dans une frange de l'Eglise catholique proche de l'Archevêché d'Alger ; 2) dans le milieu syndical et chez les communistes ; 3) dans les milieux libéraux». Autre rappel important, «durant toute la guerre, les dirigeants de la révolution algérienne rassuraient la communauté d'origine européenne et juive sur le caractère non confessionnel de leur combat». à la fin de son texte préliminaire, l'auteur apporte les remarques suivantes : «La plupart de ceux qui ont apporté leur soutien à la lutte de Libération nationale dans la minorité européenne ou juive sont restés en Algérie après l'indépendance, entre 1962 et 1965. Certains ont pris la nationalité algérienne. Quelques-un ont eu des postes de responsabilité dans les institutions de l'état ou ont travaillé dans différents secteurs d'activité. D'autres ont préféré partir dès 1962 et plus nombreux après le 19 juin 1965, sans jamais couper les «ponts» avec l'Algérie, pour des raisons que certaines biographies donnent à lire. La décennie noire qui a ensanglanté le pays à partir de 1990 a poussé au départ beaucoup d'entre eux. La plupart sont revenus en Algérie. Quelques-un y résident encore». Pour les besoins de son livre, Rachid Khettab a «eu des entretiens avec certains d'entre eux comme Eveline Lavalette-Safir, le couple Chaulet, Félix Colozzi, Maurice Baglieto». Il conclut avec émotion : «Mes interlocuteurs ont tous exprimé la fierté d'avoir été pour la libération de l'Algérie et d'être Algériens.» Le dictionnaire proprement dit répertorie un peu plus de 300 notices (de A à Z), suivies de «textes historiques et documents» et de «lettres représentatives d'un soutien et d'une implication» (annexes), d'une importante bibliographie des ouvrages consultés et de documents photos. Le panorama est donc aussi vaste et complet que possible, ce qui permet une grande visibilité. Au fil des pages, le lecteur découvre des notices biographiques souvent détaillées, éclectiques, riches d'informations et systématiquement référencées (indication des sources à la fin de chaque notice). Des personnages connus, incontournables, figurent en bonne place dans cet ouvrage : Frantz Fanon, Henri Maillot, Fernand Iveton, Annie Steiner, Henri Alleg, Jean Sénac, Pierre Chaulet, Daniel Timsit, Monseigneur Duval, Fanny Colonna, Jean Daniel, Charles-Robet Ageron, Myriam Ben, Alice Cherki, Jean-Paul Grangau et son épouse, Felix Colozzi, Georges Acampora, André Mandouze, Max Marchand, Monseigneur Jean Scotto, Serve Michel, Lisette Vincent, André Castel, Maurice Baglieto, Hélène Cixous, Claudine Chaulet, Jacques Chevallier, Emilie Busquant (l'épouse de Messali Hadj), Emmanuel Roblès, Jules Roy, William Sportisse, etc. Mais la plupart des noms répertoriés sont ceux de personnages méconnus ou d'oubliés de l'histoire. Et ce sont là autant d'informations nouvelles pour le lecteur dont l'attention est de plus en plus éveillée. Ainsi peut-il lire, par exemple, au sujet d'André Akoun (1929-2010) qu'«il fut un des inspirateurs, avec Claude Sixou du Comité juif pour l'indépendance, qui contesta au Consistoire le droit de parler au nom de tous les juifs», ou encore l'importante notice sur le Docteur Jean Massebœuf (décédé en 1985), qui soignait les maquisards puis incarcéré à El-Harrach : il avait pris la nationalité algérienne et dirigé «le service de santé publique de Constantine jusqu'à sa mort». Pour ne pas suivre les chemins battus, beaucoup d'autres personnes et leur parcours singulier sont absolument à découvrir : Henri et Nicolas Zannettaci, Jean-Claude Melki, Jobic Kerlan, Pierre Ghenassia, Eliette Loup, Michel Martini, le père Martz, Lucien Hanoun, Michèle Vullanueva, Odet Voirin, Marc Ferro, Denise Walbert, Pierre Salama, Gilberte Serfati, René Suintes, Jules Molina, Raymonde Peschard, Roland Rhaïs, Aline Charby, Yvon Bresson et tous les autres «frères et compagnons» à qui Rachid Khettab a rendu un digne hommage dans cet ouvrage de référence. Hocine Tamou Rachid Khettab, Frères et compagnons : dictionnaire biographique d'Algériens d'origine européenne et juive et la guerre de libération (1954-1962), éditions Dar Khettab, Boudouaou 2016, 416 pages.