L'inhumation de la grande militante auressienne que fut Djemaâ Djoghlal n'a pas drainé malheureusement beaucoup de monde ce samedi au cimetière de la ville de Khenchela. Ils étaient, en effet, peu nombreux à venir accompagner à sa dernière demeure cette femme pourtant exceptionnelle qui a tiré sa révérence ce 15 novembre 2016 à l'hôpital parisien Georges-Pompidou. La disparition de la défunte a suscité ainsi parmi les présents autant de tristesse que d'étonnement et d'indignation. Etonnement puisque d'aucuns n'en revenaient pas. Est-il possible que Nanna Djemaâ — comme aimaient l'appeler les militants berbéristes de la région — cette femme courage, cette femme de conviction ait succombé à la mort ? «Je refuse de croire à cette disparition, nous dit un militant venu de M'chounèche, une localité située au sud des Aurès. Mme Djoghlal représentait pour nous ce dernier esprit kahinien qui planait et veillait sur l'Aurès.» «Qui va désormais, ajoute-t-il non sans émotion, prier pour préserver notre région et défendre notre mémoire ?» Indignation, par ailleurs, puisque sa mort n'a suscité aucune réaction des autorités locales et des médias nationaux. Comment expliquer ce silence radio face à une mort qui constitue une perte incommensurable et pour la région et pour le pays ? Pourquoi cette indifférence à l'égard d'une femme qui a consacré toute sa vie pour défendre l'Algérie et ses idéaux de liberté et de démocratie ? Il est vrai que Nanna Djemaâ n'aimait pas les feux de la rampe, ni d'ailleurs être photographiée pour des desseins d'exhibition. Elle préférait plutôt l'action dans l'humilité et l'efficacité dans la discrétion. Mais est-ce une raison pour passer sous silence la disparition de cette grande dame que peu d'Algériens connaissent ? En dehors de sa région natale et des milieux d'émigration en effet, Mme Djoghlal est peut-être une inconnue du grand public algérien, étant donné que tout son parcours d'intellectuelle et de militante associative eut lieu en France. Issue d'une famille qui compte beaucoup de maquisards, Djemaâ Djoghlal est née en 1947 dans la wilaya de Khenchela. Dès l'âge de cinq ans, elle quitta vite sa région natale pour aller rejoindre, en France, son père qui fut, lui aussi, un militant très actif dans la fédération du FLN dans la région de Besançon. L'environnement familial dans lequel elle a grandi a façonné, ainsi, la personnalité de la femme surtout qu'elle avait de surcroît des liens de parenté avec Abbas Laghrour, l'un des héros historiques de la Wilaya I. Elle était, selon ses amis et proches, une femme fougueuse et passionnée portant un intérêt particulier à tout ce qui a trait à l'histoire de la révolution du 1er Novembre. Elle n'hésitait pas, malgré sa formation de sociologue, d'intervenir dans le débat sur l'histoire en publiant dans la presse des contributions fort intéressantes. Elle s'opposait, par sa plume, à tous ceux qui tentaient de falsifier l'Histoire ou de s'approprier l'héritage de la Révolution. C'est ainsi, par exemple, qu'elle écrivit le 11 juin 2011 une lettre dans la presse nationale pour répondre à l'ex-Président Ben Bella qui s'identifiait à Novembre 54 et minimisait, par là, le mérite des autres chefs historiques dans la préparation de l'action armée. En plus de ses nombreuses productions intellectuelles en histoire et en sociologie, Djemaâ Djoghlal était également une grande militante féministe et une fervente démocrate. Elle était d'ailleurs à l'origine de la création du CISIA, le Comité international de soutien aux intellectuels algériens dans les années 1990. Une structure dont le but était, à l'époque, de faire face à la propagande intégriste islamiste et de soutenir les démocrates dans leur combat pour une Algérie plurielle, sociale et égalitaire. Son attachement à l'Aurès et sa formation de sociologue expliquent également sa présence active au sein de l'autre association dénommée «A la rencontre de Germaine Tillon». Le respect qu'elle vouait à cette grande dame de la résistance française était tel qu'elle était venue spécialement de France en 2010 pour me parler et m'associer à une manifestation culturelle qu'elle voulait organiser dans les Aurès pour rendre hommage à cette grande amie de la Révolution algérienne. Au-delà du caractère intransigeant de la défunte, Djemaâ était par-dessus tout un être d'une extrême générosité. Elle recevait dans son petit appartement parisien tout étudiant algérien ou étranger désirant faire des recherches universitaires. Elle mettait à leur disposition tout son fonds documentaire constitué de centaines d'ouvrages et d'archives. Un fonds qu'elle a collecté au prix de grands sacrifices personnels et durant plus de 25 ans de recherche et de labeur. Ses documents et ses livres constituaient, à en croire ses proches, tout pour elle. Mais en dépit de cela, elle a décidé récemment de s'en séparer pour en faire don aux universités de sa région natale, Batna et Khenchela. En effet, se sachant souffrante et au crépuscule de sa vie, Djemaâ a pris cette décision aussi courageuse que généreuse avec son ami et compagnon de lutte Ammar Negadi, le doyen du mouvement berbériste dans les Aurès, pour offrir leurs fonds (plus de 5 000 ouvrages) aux étudiants algériens. Par leur geste, ces deux grands militants auressiens voulaient transmettre un legs pour les générations présentes et futures. Malheureusement, ces fonds traînent à être acheminés à leur destination et ce, depuis plus de quatre ans. Djemaâ est sans doute, de là où elle est, déçue, voire furieuse de voir ses livres emballés dans des cartons durant toute cette période. Mais pour cette femme, ce n'était pas là la seule déception car elle avait beaucoup de projets et de rêves qu'elle n'a pas pu réaliser dans son pays. Le seul rêve, peut-être, qu'elle a pu réaliser ce samedi est de se faire enterrer dans sa ville natale auprès de son fils unique Rachid décédé en 2003. Quant à la façon dont se sont déroulées ses obsèques, je suis sûr qu'elle s'en moque éperdument puisque, telle que je l'ai connue, elle aurait d'ailleurs préféré être accompagnée par une poignée d'hommes et de femmes partageant son idéal que par des milliers de tubes digestifs, pour reprendre son expression, qui n'ont rien compris à son combat. Adieu Djemaâ, adieu Nanna ! Nous ne t'oublierons jamais. Salim Guettouchi, enseignant à l'Université