Youcef Merahi [email protected] Je me rappelle très bien du jour de l'indépendance de notre pays. Je n'étais qu'un gamin, pas plus haut que trois pommes. Mais ce jour-là est resté gravé dans ma mémoire d'une façon indélébile. J'ai assisté à la renaissance de tout un peuple qui, durant plus d'un siècle, était sous la botte de la soldatesque française. Sous les affres du colonialisme français. Je ne pense pas qu'il y ait des mots à même de décrire la liesse populaire du jour de l'indépendance. Aucun poète ne peut la décrire ; pourtant, bien des poètes s'y sont essayés. Des écrivains, aussi. Mon regard d'enfant, ce jour-là, a assisté à la renaissance de tout un peuple. J'ai vu le rêve prendre forme dans une fraternité incroyable. J'ai eu la chance de ma vie de voir les Algériennes et Algériens crier «Tahya El Djazaïr», à pleins poumons. Ça dansait. Ça youyoutait. Puis, nos maquisards avaient fière allure. Leurs pas cadencés résonnaient sur le bitume et leurs regards portaient le rêve d'un 1er Novembre. Oui, j'étais là, parmi la foule. Je n'ai pris l'autorisation de personne. J'ai quitté la maison familiale et rejoint la foule en liesse. Ce rêve, je l'ai vu, ce jour-là. Je l'ai touché du doigt. Je l'ai respiré à pleins poumons. Je le pensais éternel, ce rêve. Je n'avais plus peur de la nuit. L'aube naissait sur mon pays, enfin ! Voilà, nous allons être entre nous. Entre Algériens. Entre frères, disions-nous, à l'époque. Rappelons-nous, nous étions en juillet 1962, il y a bien des années de cela. Bien des années, mon z'ami ! Toi qui me demandes d'éviter les sujets mortifères qui occupent ma plume dans cet espace hebdo. Toi qui me demandes d'écrire mes rêves (oh, ils étaient nombreux). Toi qui me demandes de parler de poésie («poésie, ma honte», selon le bon mot du poète Hamid Tibouchi). Tu sais, de l'eau a coulé sous le pont Algérie. Beaucoup d'eau. Tu le sais bien, tu n'es pas dupe du schmilblick national. Je ne suis plus l'enfant émerveillé de l'Istiqlal. J'ai grandi. J'ai vieilli, voire. Je te dois la vérité, mon z'ami. J'ai eu des rêves. Comme tout le monde, je suppose. Surtout au lycée. Justement, c'est au lycée que je commençais à enterrer mes illusions, les unes après les autres. C'est à ce moment que je voyais mes rêves s'effilocher, les uns après les autres. Je n'étais pas seul dans cet état de gueule de bois. Nous étions nombreux. Je les revois mes camarades de lycée ; certains sont ici, le dos courbé, le pas lent et la mémoire dégueulant un à un ces rêves adolescents. D'autres ont compris le schmilblick avant moi ; ils ont pris la poudre d'escampette pour des cieux plus cléments ; ils voulaient de l'air, disaient-ils, en ce temps-là. Ils l'ont eu, cet air, et plus que cela, je suppose. Je ne les juge pas ; je n'en ai pas le droit. Parfois, je me dis qu'ils ont eu raison. Et que j'aurais dû faire la même chose. Partir ! Je pense souvent à eux. Ils reviennent le moins souvent, pour ne pas dire jamais. Je me dis qu'ils sont citoyens du monde. D'aucuns me diront que c'est un concept hippie révolu. Je suis resté. Comme on dit, j'ai fait ma vie. J'ai roulé ma bosse de chameau. Et j'ai vu mes rêves partir à vau-l'eau dans un pays que je voyais autrement. Autrement, comme dans mes rêves. Me suis-je trompé ? Possible ! Comme je peux me tromper. Je voyais mon pays verdoyant, propre, heureux (le fameux produit national du bonheur), libre, accueillant, ouvert au monde (surtout celui qui nous entoure), gouverné avec sagesse, fraternel, convivial, ensoleillé (ah, ce soleil !) et, surtout, reconnaissant. Mon z'ami, je le vois différemment. Comme j'ai vu mes rêves partir en java. On nous a volé notre enfance ; notre adolescence a été brimée. Et le reste relève du miracle de la survie. Délit de survie, dirait le journaliste Saïd Smaïl. Sincèrement, on m'a volé quelque chose. A force d'y réfléchir, je me dis qu'on m'a volé mes rêves d'Algérien. Ah, j'ai failli oublier : j'ai commis de la poésie. Pour ne pas mourir, tout à fait. Pour rester vrai. Pour être, encore, dans un rêve. Ce rêve qui me taraude depuis l'enfance. Comme tout le monde, je suis passé d'une transition à une autre, d'une expérience à une autre, d'un séisme à un autre. Mais le système est toujours le même ! Preuve que ce que j'ai vu en juillet 1962 n'était qu'une illusion d'optique, une chimère, un mirage ou un cauchemar. La poésie me conforte dans mon rêve de fuite en avant, justement, pour oublier. Lire m'a conforté dans la perte de mes illusions. L'histoire n'est pas allée de main morte et l'indépendance n'a pas enfanté l'Algérie de mes rêves. Oh oui, il y eut l'intermède des années soixante-dix ; puis, la parenthèse se ferma (ah, l'énigme des parenthèses ! Pourquoi les ouvrir, pour les refermer !), laissant place à la débrouille, l'ensauvagement et le «tag âla men tag». La pétaudière se mit en place, mon z'ami. Alors, le rêve est-il encore permis ? La question reste posée. Je la pose à tous. Personnellement, mes insomnies m'empêchent désormais de rêver. Et mon sac d'illusions s'est éventré au fil des années qui pèsent lourdement sur des épaules vieillissantes. Le tourbillon du cynisme conforte ma retraite. Je croise les mots, les pieds et les mains, et je regarde, impuissant, le temps me dire sa rengaine. «Je ne passe pas, c'est toi qui passes, mon pauvre diable !» Comme tu peux le constater, je suis un cruciverbiste délirant. J'espère mon délire structurant, c'est tout ! Le reste, c'est justement la course du temps (ou de moi-même) qui me fait asseoir sur mes rêves d'antan. Aussi, je voudrais te demander de méditer le rêve de Diogène ; peut-être serions-nous sur la même longueur d'onde. Puis je te propose de lire ensemble cette citation de Léo Ferré : «Tout le délaissé de tout ce passé/Je ne sais pas l'heure et l'heure me tire/Et me tire au bord de la vérité/Si pour le meilleur j'ai laissé le pire/Le pire m'a mis le meilleur au cœur/La morale aux fers et tout cet empire/De désirs non eus et de beaux malheurs/Justice soit faite au bas de la carte/Où mon astrologue a vêtu ma peur.»