Par Chelli Noureddine, retraité En 1958, en pleine guerre de Libération nationale, un camion de marque Willem roulait tranquillement sur la RN03 et se dirigeait vers une destination que seul Ahmed, le chauffeur, connaissait. Ce dernier et le mécanicien qui l'accompagnait discutaient et riaient sans se soucier de ce qui allait leur arriver. Leur camion était chargé de sucre dans des sacs d'un quintal. Ahmed n'avait qu'une seule idée en tête : faire parvenir sa précieuse cargaison à bon port. Arrivés à l'entrée d'El-Kantara avant les gorges, ils eurent la surprise de trouver des militaires qui leur barraient la route et leur faisaient signe de s'arrêter. Discussions et rires s'arrêtèrent brusquement : une foule de questions passa par leur tête : faut-il rebrousser chemin ? Devaient-ils foncer dans le barrage et s'enfuir à toute vitesse ? Puis ils réalisèrent après ce qui leur arrivait : ils étaient en règle parce qu'ils étaient en possession de tous les papiers nécessaires. Alors pourquoi s'affoler? Ils devaient rester calmes dans de telles situations. Le lourd camion se gara sur le bas côté. Ahmed et son compagnon Saïd attendirent quelques secondes qui leur parurent une éternité. Soudain, une voix leur intima : - Descendez du camion et apportez vos papiers ! Ils exécutèrent l'ordre sans parler. Sitôt descendus de leur engin, les deux hommes virent plusieurs soldats au bord de la route accompagnés des éléments harkis armes aux poings. Leur chef vint à leur rencontre et saisit les papiers qui étaient en possession du chauffeur. Il les examina longuement puis partit discuter avec un autre militaire tandis que plusieurs soldats s'affairaient à fouiller le camion, juchés sur les sacs. Puis tout le monde monta dans les véhicules stationnés des deux côtés de la route. - Suivez-nous ! martela l'officier à la face des deux compagnons. Pris entre la Jeep et les camions militaires, le Willem ressemblait à un mastodonte dans une succession de fourmis. Quelques minutes plus tard, le convoi stoppa devant une grande bâtisse construite dans un endroit paradisiaque, nichée dans les gorges d'El-Kantara : c'était le fameux hôtel Bertrand qui était la fierté des colons. Il accueillait les touristes venus de tous les coins d'Europe et qui réservaient leurs chambres une année à l'avance. Mais ce jour-là, ce n'était pas les domestiques ou les garçons de table qui accouraient pour accueillir nos malheureux compères, mais bien des hommes en uniforme militaire, bien bâtis, car l'hôtel était occupé par le sinistre 2e bureau. Ils traversèrent la cour de l'hôtel, les couloirs, puis furent dirigés vers un bureau où une intense activité régnait. L'officier qui trônait dans un grand fauteuil se leva dès l'entrée des deux hommes et leur suite. - Ah ! vous voilà. A qui est destinée cette cargaison de sucre? Tu comprends le français, goule ? Quand les deux amis ne répondirent pas tout de suite, il se mit dans une colère qui ébranla le bureau, jadis peut-être le lieu de repos de touristes en quête de découverte et d'aventure. - Foutez-moi le camp, bande de fellagas ! Les soldats les emmenèrent dans un endroit sinistre où se trouvaient de curieux objets : bassin plein d'eau, cordes suspendues au plafond, appareils d'électricité, etc. Ahmed et Saïd comprirent que leur situation allait s'aggraver d'un moment à l'autre. Des soldats balaises tombèrent sur eux à coups de crosse et de poings en proférant des insultes et s'interrogeant sur la destination de cette grande quantité de sucre. Mais aucun des deux hommes ne desserra les dents feignant de ne pas comprendre le français, malgré la présence des harkis. Finalement, après une heure, un officier entra dans la pièce et murmura quelques mots : on les emmena vers le camion et, de nouveau, le convoi s'ébranla, escorté par les véhicules militaires et, au-dessus des sacs de sucre, quelques soldats étaient accroupis. Tout ce monde se dirigeait vers le village : on apprit plus tard que les militaires avaient décidé de saisir la précieuse charge et se préparaient à la stocker dans les locaux de la SAS (Section administrative spécialisée), distante de l'hôtel d'environ quatre kilomètres. Mais le sucre n'arriva jamais à la destination prévue. Voici les faits. Quand la Seconde Guerre mondiale éclata, Ahmed était un jeune écolier. Il fréquentait l'école française de sa petite ville de l'Est algérien. Tous les jours, il rencontrait ses camarades du quartier devant le grand portail de l'établissement : ils jouaient aux billes ou se poursuivaient insouciants de ce qui allait se passer autour d'eux. Quand la cloche sonnait, les enfants entraient dans la cour sous la surveillance des maîtres français. Dans la classe, M. Dupont commençait son cours par une leçon de morale, il disait que la France était une grande nation, qu'elle était venue pour civiliser les indigènes et que tous ses enfants auraient les mêmes droits et les mêmes devoirs. Donc, il fallait lui vouer amour et respect. Mais Ahmed ne comprenait pas exactement ce que voulait dire M. Dupont. Ahmed vivait dans une ville agricole. Les colons s'étaient accaparés des terres fertiles et y avaient construit de grandes fermes avec des dépendances. Ils produisaient du blé de bonne qualité qu'ils expédiaient vers la métropole. Tandis que les indigènes, qui habitaient dans des taudis aux alentours, les servaient comme ouvriers ou saisonniers et recevaient un maigre salaire. L'année où Ahmed allait passer son certificat de fin d'études, en 1945, la guerre était finie et les Allemands vaincus. C'était l'allégresse et la joie en France et en Europe, où les Américains entraient en héros. Les Algériens voulurent participer à leur façon à cette victoire des alliés. Alors, ils organisèrent des manifestations pacifiques dans quelques villes de l'Est algérien en scandant des slogans de liberté, d'indépendance de l'Algérie. Hélas, ces expressions furent réprimées dans des bains de sang. Ahmed, aux côtés de son père et de nombreux habitants de sa ville, se trouvaient dans un cortège et marchaient dans les principales rues, mais ils furent accueillis par les gendarmes français à coups de matraques et de tirs de balles : son père fut tabassé sauvagement et mourut quelques jours plus tard. Ces journées sanglantes et d'horreur restèrent gravées à jamais dans sa mémoire. Ahmed quitta l'école. Il erra quelques années dans les rues. Il lui arrivait à l'occasion de transporter les caisses de marchandises du marché ou aidait un commerçant à charger des cargaisons. Quand éclata la guerre de libération en 1954, Ahmed était un jeune homme de 22 ans. Il travaillait comme chauffeur chez un commerçant français, Gaston Fernandez, qui livrait les marchandises dans l'Est algérien. Ahmed disposait d'un grand camion de marque Willem que lui seul conduisait. Il faisait vivre sa mère, ses frères et sœurs. Son patron l'estimait beaucoup car il voyait en lui un homme travailleur et obéissant. Pour cela, il lui confiait souvent des marchandises de valeur à livrer, parfois sur de grandes distances. Pour subvenir aux besoins de sa famille, il acceptait sans rechigner des missions difficiles qui l'obligeaient parfois à rester pendant plusieurs jours loin des siens. Un jour, son patron le fit venir dans son bureau. - Assieds-toi Ahmed. Comment va ta mère ? - Bien, Monsieur Gaston. Mais il devina que ce n'était pas pour cette raison qu'il l'avait aconvoqué dans son bureau personnel. - Ahmed, je vais te confier une mission périlleuse. Il s'agit de livrer une importante cargaison de sucre à un commerçant à Ouargla. - Quand dois-je partir ? - Dans les jours à venir. Peut-être une semaine ou deux, j'attends la confirmation du client et les documents de voyage, comme le laissez-passer. - Bien Monsieur, je suis à votre disposition. - Le bonjour à ta mère, au revoir. Il sortit du bureau et se dirigea directement vers le café de l'Etoile où il trouva son ami Saïd, attablé avec quelques autres amis de son quartier. La discussion s'engagea, mais Ahmed était loin de cette ambiance juvénile. Il pensait déjà à ce long voyage qu'il allait entreprendre bientôt. Il s'était bien préparé quand le jour J arriva. Il avait fait toutes les vérifications à son camion (huile, pneus, freins, etc.). Son ami Saïd le secondait dans sa tâche depuis plusieurs mois. C'était son compagnon de tous les longs voyages. Ils habitaient le pauvre quartier indigène de la ville dans de modestes masures, sans eau, ni électricité, ni chauffage. Cette ville, où les colons avaient fait main basse sur les terres fertiles, était un centre qui existait avant la conquête romaine. Dans la ville plantée d'arbres, se trouvait une place où s'élevait une église. Non loin de là, un jardin public renfermait des objets antiques de la période romaine. En haut de cette cité, il y avait La Casbah et, à l'ouest, étaient construit le palais de justice, la sous-préfecture, la mosquée et le quartier indigène. En bas, la grande vallée où serpentait un grand oued qui offrait de magnifiques paysages, on cultivait la vigne, l'oranger et le tabac. On élevait aussi un nombre important de bétail. De bonne heure, les ouvriers chargèrent le grand camion de sacs de sucre. Gaston Fernandez remit à Ahmed les papiers nécessaires pour le voyage puis le camion prit la route, avec à son bord les deux amis. Dans les gorges d'El-Kantara, la route étroite surplombait l'oued El-Haï et offrait aux visiteurs une vue admirable. Le convoi roulait tranquillement, les soldats juchés sur le camion bavardaient joyeusement ; il faisait beau et le spectacle qui s'offrait à leurs yeux était des plus enchanteurs. Dans la cabine où se trouvaient nos deux bonhommes régnait un silence mortuaire tout au long du trajet. Cependant, lorsque Saïd dévisagea son collègue Ahmed qui était crispé sur son énorme volant, une sueur froide le parcourut et un doute inquiétant le transperça : jamais il n'avait remarqué sur le visage de son compagnon cette détermination aussi farouche, lui qui avait fait maints voyages en sa compagnie pendant plus de dix années. Ce n'était plus l'ami qu'il connaissait, il le trouvait soudainement transformé. Il n'eut pas le temps de finir sa pensée qu'un cri déchirant le glaça : Allah ou akbar !!! Le camion défonça le mur de protection sur le bord de la route et piqua du nez dans le précipice. Dans un énorme fracas, le mastodonte plongea dans l'oued situé à plus de 20 m plus bas. Le bruit qu'il provoqua fit vibrer les rochers majestueux tel le coup d'épée de Sidna Ali ou le talon d'Hercule d'après la légende d'El-Kantara, quand ils ouvrirent les gorges pour laisser s'écouler l'eau vers l'oasis. Le chauffeur venait de donner un brusque coup de volant à droite et précipita son véhicule dans le gouffre. Cette manne qu'il transportait ne profiterait pas à l'oppresseur. Il vaut mieux mourir plutôt que servir les agresseurs qui colonisaient son pays et martyrisaient ses enfants. Malheureusement, le chauffeur paya de sa vie cette tentative ; quant à son ami, par miracle, il sortit indemne de cette tragédie et réussit à s'enfuir en longeant la rive de l'oued et s'engouffrer dans les jardins, alors que les soldats qui étaient sur le camion périrent tous. Durant plusieurs semaines, la majorité des Kantris n'eurent pas besoin de sucrer leur café ou leur lait. Chaque jour, une procession de gens transportait dans des ustensiles ou à dos d'âne des quantités de sucre et ainsi faisait une provision non négligeable de cette matière pour une bonne période. C'est ainsi que l'eau de l'oued El-Haï, comme par miracle, devint sucrée. N'était-ce pas pour cela que l'eau d'El-Kantara a été appréciée par beaucoup de gens qui disaient encore : «Ma el-gantra hlou !» Quant à la carcasse du Willem, elle resta dans le sable plusieurs années après l'indépendance, puis s'enlisa pour toujours dans les profondeurs des gorges.