A la fin de son dialogue ébouriffant avec Albert Camus, l'auteur n'oublie pas de remercier une opportune éclipse solaire, «sans laquelle nos chemins ne se seraient pas croisés». Grâce à quoi «Meursault est mort, mais pas vraiment comme il l'avait souhaité : il n'y a pas eu un seul cri de haine». Correspondance entre le mouvement des astres et la destinée humaine ? Il faut croire, en tout cas, que dans ce duel étourdissant à mots mouchetés (Salah Guemriche joue de la plus souple des formes d'expression, qui est le dialogue), le baume lénifiant de la lune a beaucoup révélé la vérité de chacun. Les personnages de l'étranger, de l'Homme révolté ou de Monsieur Albert sont là, devant les yeux du lecteur : entiers, vivants, vrais, parfaitement humains. On se souvient que, dans l'Etranger, le premier roman d'Albert Camus, paru en 1942, le personnage-narrateur nommé Meursault avait trouvé la paix dans la sérénité de la nuit, avant son départ pour l'échafaud. La dernière phrase du roman était la suivante : «Pour que tout soit consommé, pour que je me sente moins seul, il me restait à souhaiter qu'il y ait beaucoup de spectateurs le jour de mon exécution et qu'ils m'accueillent avec des cris de haine» (cette phrase ouvre d'ailleurs la première partie du livre de Salah Guemriche). Mais comment pouvait-il aller à la guillotine sans inquiétude et sans remords, le cœur léger ? Par cet étrange tour de passe-passe, son auteur n'avait-il pas escamoté la vérité ontologique du personnage ? Alors que... «en effet, nous rappelle Salah Guemriche dans la chute finale, on ne peut pas se poser en agneau alors qu'on a du sang sur les mains. On ne peut pas non plus, et c'est un Camusien délicat qui vous le dit, se poser en théoricien de l'absurde et du non-sens, alors qu'on a du sens, beaucoup de sens sur les mains». Selon la philosophie camusienne, «l'absurde, c'est la raison lucide qui constate ses limites» et, toujours selon cette même idée «intelligible», «il s'agissait de savoir si la vie devait avoir un sens pour être vécue». Jacques Rigaut, lui, avait cette formule polysémique au sujet du miroir : «Imprudence : l'homme qui bâille devant sa glace. Qui des deux se lassera de bâiller ?» Salah Guemriche a ainsi imaginé une suite à l'étranger, mais la pièce se déroule en contrepoint du «monde de silhouettes» telles que projetées sur l'écran camusien et où l'ombre de l'Arabe ne dessinait même pas un contour net (ou alors une toute petite ombre méridienne : la plus courte, celle de midi). En contrepoint, parce que le bon sens veut que les indigènes, «au mieux, ils vivent et se vivent comme des ombres. On les voit passer telles des utilités dans un film muet ou sur une scène de théâtre, en ombres chinoises. Aussi, ton meurtre est-il passé, ne pouvait que passer, tout naturellement, comme un fait divers. On ne tue pas une ombre, on l'écarte de son chemin, ou on s'en écarte. C'est quand le soleil s'en mêle que la confusion ou le conflit s'installent : du coup, c'est à qui cherche son coin d'ombre, à qui cherche à préserver sa part d'ombre. Et quand l'ombre est occupée par une autre ombre, c'est qu'il y en a une de trop... Alors, on tire : un coup, puis deux, trois, quatre, cinq coups jusqu'à ce qu'il n'y ait plus l'ombre d'un soleil !...» (Guemriche). La faute à un soleil qui tapait trop fort si Meursault avait tué l'Arabe sans nom et sans ombre ! Quant à l'ombre de Meursault... «Mais alors, qui, de meursault et d'Albert, serait l'ombre portée et qui serait l'ombre propre ?» Et si, chez Camus, le soleil empêche l'homme d'être en question tout en tuant des Arabes, chez Salah Guemriche, au contraire, cet astre donne lumière et chaleur, il rythme la vie. Surtout, «mon soleil à moi ne tue pas les questions, il les perpétue, de ‘'génération en génération'', comme il est dit en hébreu, dans la Bible : ‘'Dor va dor.'' Jusqu'à leur trouver les réponses qu'elles méritent !» Les mille et une réponses se trouvent dans ce dialogue où l'arroseur est arrosé, où ce qui est observé devient l'observateur, où les rôles sont inversés. C'est comme un renversement à 180°, où le lecteur est tout de suite pris à témoin : «Alors laissez-moi vous raconter (...), l'histoire d'un personnage à moi, qui me ressemble comme un frère jumeau... Ecoutez, donc, Monsieur Albert, ce que le fils de l'Arabe aurait écrit au nom du père...» D'abord sorti en e-book (version numérique), en juin 2013, Aujourd'hui, Meursault est mort est enfin disponible, dans sa version papier, aux éditions Frantz Fanon. Un livre remarquable d'érudition, tant le «dialogue implicite et sincère avec un auteur vrai et sincère» — par un jeu de fréquentes digressions qui ne rompent jamais l'unité du sujet, et par un somptueux florilège de citations puisées de l'œuvre de Camus et de ses déclarations — permet de découvrir, un peu plus, non seulement l'écrivain, mais aussi et surtout ce qui mérite le plus d'attention : l'homme. Pour parvenir à un tel résultat, Salah Guemriche a combiné plusieurs facteurs : l'art d'écrire lisible, la priorité accordée à l'intérêt humain du texte, la liberté de ton (le ton, ici, est polyphonique, comme celui du conteur), le choix d'un exercice de virtuosité pure, l'intertextualité, les digressions et autres anecdotes historiques qui donnent une peinture vraie des mœurs et des caractères, la fantaisie pétillante de malice du personnage-narrateur dialoguant avec Camus (un «Gavroche» algérois, spirituel et moqueur). C'est par le truchement de ce sympathique personnage, gouailleur et bateleur, que l'auteur s'amuse à jongler avec les mots, à manier les idées de façon adroite et désinvolte pour, à la fin, livrer au lecteur le portrait d'un «Monsieur Albert» en qui se réalise pleinement la nature humaine dans ce qu'elle a d'essentiel et d'universel. Oui, un Albert Camus complexe, expressif, contrasté, profond. Cette peinture du cœur humain, d'une époque, est une leçon pour le lecteur et un pied de nez aux sectaires (qu'ils soient laudateurs ou détracteurs de Camus). Pour autant, l'examen critique de l'homme et de son ouvre révèle, page après page, des faits déconcertants qui rapprochent Meursault de son créateur (au point où les deux se confondent parfois). Et, plus on voit Meursault, mieux on découvre un Camus plein de contradictions et d'inconséquences. Il est vrai que, dans un «pays où le soleil tue les questions» (Camus), la sagesse populaire, elle, recommande de suivre plutôt le conseil du «proverbe arabe qui dit : le menteur, accompagne-le jusqu'au seuil de sa porte». Ce que ne manquera pas de faire Tal Mudarab, le fils de cet Arabe sans nom que «Meursault cribla de balles sur une plage d'Alger». Un fils qui a un visage, un nom, une généalogie, une histoire et une identité. L'histoire d'une famille qui a vécu la dépossession, le déracinement, l'injustice coloniale. Tal Mudarab («l'initié» en arabe) est renversant par son intelligence vive, déliée, pénétrante, étourdissante : «Un sacré malin, ce Mudarab, un sacré malin !» Dans son «dialogue implicite et sincère avec un auteur vrai et sincère», il a la maestria d'un chef d'orchestre. Il sait commander à la baguette : «Jusque-là, je vous ai laissé évoluer à votre guise, mais c'était juste une entrée en matière, le temps de vous réincarner... N'oubliez pas que c'est moi qui mène le bal, et ce ne serait pas tous les jours ‘'cha-cha-cha'', Monsieur Albert ! Désormais, votre royaume sera de mon monde !... Avec moi, les rôles sont connus d'avance. Mais vous, Monsieur Albert, vous serez toujours le bienvenu. Seulement, je veillerai à ce que vous ne m'échappiez plus...» Cette entrée en matière, à l'ouverture du livre, est comme un décor de théâtre. Le rideau monte : l'homme coupable «d'avoir enterré une mère avec un cœur de criminel», a été exécuté sur la place publique, à 12h30. «Depuis la terrasse du café maure qui fait face à la prison Barberousse, un homme en trench-coat, coiffé d'un feutre noir, scrute la massa des badauds, agglutinés sous l'écran géant, dressé pour la circonstance». Meursault est mort, «mais pas un seul cri de haine». L'histoire de Monsieur Albert (l'homme en chapeau) et de Tal Mudarab peut commencer... L'histoire des questions qui dérangent débute à la première rencontre entre le bateleur et Monsieur Albert : «Et si Meursault avait tué non plus un Arabe, mais le père de mon ami Ariel ? Et si l'on avait dit à la terre entière que la victime était un Juif, et pas un Arabe, vous croyez que l'affaire en serait restée là ?» Entre-temps, le lecteur retrouve certains des personnages de l'Etranger, rue de Lyon (rue Mohamed-Belouizdad) à Belcourt, le quartier où Tal Mudarab et Monsieur Albert sont voisins. à partir de la deuxième partie du livre, Tal Mudarab presse la cadence, entraînant son interlocuteur implicite dans un tourbillon de digressions, de parenthèses ironiques et de paraboles didactiques qui, à chaque fois, font tilt dans la tête du lecteur. L'art hautement mimétique et sophistiqué qu'est le «dialogue implicite» donne la mesure du talent de cet «Initié» qui, aujourd'hui, se réapproprie la parole. C'est que, dans «la Trinité-fiction» (L'étranger, la veuve et l'orphelin) et, «durant plus d'un siècle, la parole ne fut qu'entre deux, le Français d'Algérie et le Français de Métropole, et le troisième, l'Indigène, eh bien, il n'avait point d'oreilles, encore moins de bouche ! Absent, l'Arabe ne pouvait qu'avoir tort». Continuant son monologue construit sur des associations d'idées les unes plus impertinentes que les autres, le personnage-narrateur multiplie les banderilles, les passes de muleta. «Un cas très intéressant» que «le cancer du côlon», se dit l'Initié tout en se penchant sur le «meurtrier au-dessus de ses moyens» (Meursault). Surhomme nietzschéen, ou «kafkaïen en diable» ? Monsieur Albert serait-il «un de ces rêveurs éveillés que la médecine nomme schizophrènes» et dont le propre est, comme on sait, de ne pouvoir s'adapter au réel»? (Sartre). A moins que sa déchirure, c'est «de ne pas pouvoir choisir entre deux camps»... L'envers et l'endroit ! Ou la meilleure façon de montrer l'envers d'un écrivain que l'histoire et les biographes ne montrent pas. Salah Guemriche a réussi son exercice de haute voltige intellectuelle. Pour ses acrobaties, il a préféré tendre sous lui, par précaution, le grand filet de l'humour et de la fantaisie. Le numéro, peu habituel, est remarquable d'ingéniosité, d'harmonie et de maîtrise technique. Excellent travail de déconstruction, de démystification et d'humanisation d'un écrivain controversé que ce «parler des pas perdus» et ces «échanges à bâtons rompus». A la fin, le lecteur comprend aisément pourquoi les critiques littéraires germanopratins ont boudé ce livre lumineux, lui préférant ceux qui écrivent «utile» ; autrement dit, «une littérature néo-algérianiste» que même Albert Camus n'aurait «jamais cautionnée». Un sophisme de l'éphémère probablement. Hocine Tamou Salah Guemriche Aujourd'hui, Meursault est mort, éditions Frantz Fanon, Tizi-Ouzou 2016, 212 pages, 700 DA.