Bakir, le héros du roman, «était né pour la guerre contre l'ennemi de l'homme, où qu'il fût, ou qu'il allât». Le héros d'une tragédie où l'amour se moque des serruriers. Aussi, l'histoire de Bakir enseigne au lecteur que «notre vie ne vaut que si nous résistons au destin contraire tout en construisant notre avenir». Dans ce dernier roman publié à Casbah. Editions, la magie de la plume de Kaddour M'hamsadji transfigure un récit qui court sur 384 pages. De belles pages de littérature dont la visée éthique ramène le lecteur à la réalité humaine dans toute sa complexité. C'est tout l'art de l'écrivain de donner à lire un récit qui vibre de sa tension interne ; un texte ouvert vers des significations possibles mais jamais définitives, le lecteur étant incité à toujours chercher le sens qui lui échappe. Pouvoir ambivalent, transcendant du romancier, lequel s'est coiffé de sa casquette de pédagogue pour faire de la littérature un moyen efficace de l'enseignement : l'histoire de Bakir et de ses quatre épouses, narrée ici avec clarté et intérêt, saura être conservée dans la mémoire des hommes. Oui, Kaddour M'hamsadji a produit un roman du genre didactique, mais dont l'essence polysémique, l'ambiguïté narrative, la puissance métaphorique et l'étrange extravagance donnent au lecteur l'agréable impression de voyager à travers les années dans un fauteuil douillet. Il le fallait bien, ce confort de lecture pour accompagner Bakir dans sa recherche de quelque chose qui touche à l'essentiel de la vie. était-il à la recherche de soi-même ? «Il recherchait, il recherchait l'Algérie, rien que l'Algérie», pourra-t-il décrypter dans l'épilogue. Une autre clé : «Christine, Tafsouth, Dhrifa, Safia n'avaient pas démérité. Hâdj Bakir était un homme de fidélité et de foi ; d'autres hommes, sans conscience, adhéraient hélas, à leur destin implacable...» Un homme de cœur, qui a la faculté de connaître sa propre réalité et de la juger. Belle figure allégorique pour représenter la mémoire ! «Les héros du roman naissent du mariage que le romancier contracte avec la réalité», affirmait l'écrivain François Mauriac. Bakir, n'est-ce pas le miroir de cette Algérie éternelle telle que gravée dans la mémoire de Kaddour M'hamsadji ? L'auteur de La quatrième épouse, à travers le personnage principal, fait pénétrer le lecteur, avec souplesse, dans le monde du récit parabolique synonyme d'émerveillement. L'écrivain a de la patte. Il a surtout cette capacité de faire revivre ce qu'il sait, de s'inspirer de son vécu personnel tout en utilisant adroitement ses talents de romancier, c'est-à-dire l'art de magnifier l'histoire racontée. Ce dernier roman confirme un auteur passé maître dans l'art d'éveiller la curiosité et l'intérêt du lecteur, puis d'entraîner celui-ci dans les émotions et la personnalité des personnages, ensuite de faire grandir les attentes du lecteur jusqu'à leur paroxysme... à la fin du livre, Kaddour M'hamsadji révèle naturellement certaines clés de lecture, pour aider à décrypter son récit parabolique, tout en laissant le lecteur sur sa faim. A cela, il faut déjà ajouter les quelques pistes esquissées dans l'introduction. Le romancier écrit, dans l'avertissement au lecteur : «Ce roman, La quatrième épouse, complète un thème général abordé dans Le silence des cendres et dans Le rêve derrière soi ; il porte sur quelques aspects de la vie quotidienne de la société algérienne pendant la guerre d'Algérie (1954-1962). Et pas seulement... La colonisation a forcément eu son juste contraire : la décolonisation. Mais de l'émancipation de la femme et ... de l'homme, qu'en est-il ? Aussi est-il vrai que, tout comme l'Algérie, la femme est ‘'dépossédée'' de sa personnalité et que, tout comme le peuple, l'homme est ‘'spolié'' de son pur héritage civilisationnel (...). La quatrième épouse est le roman des rapports humains, plus largement, entre la femme et l'homme, entre les hommes et les femmes, là où une âme est éprouvée par l'esprit systématique du mépris, de la domination et donc de l'injustice.» La problématique ainsi posée, l'auteur apporte aussi cette précision d'importance : «Ce roman, commencé il y a plusieurs années, a été abandonné puis repris ; de nouveau abandonné, de nouveau repris ; écrit puis réécrit. Après avoir été longtemps oublié — de nombreuses occupations ayant retardé sa mise au point —, il a surgi dans ma mémoire : La quatrième épouse n'en pouvait plus d'attendre sous les décombres de manuscrits inachevés, à peine pensés, même pas conçus, même pas embryonnés, même pas... La voici apparue sans bruit, La quatrième épouse, en bonne place, prioritaire, sous mes yeux en soins médicaux, parmi les priorités établies. Et croyez-moi ou pas, La quatrième épouse m'a fait promettre qu'elle ne sera pas le sujet d'un livre que je n'écrirai jamais, une fiction intégrale qui ne tiendrait pas à des souvenirs. Dont acte.» On le voit, avant même que commence l'histoire, se tisse déjà un réseau d'émotions entrecroisées, contrariées, mais canalisées de sorte à insuffler un mouvement puissant au récit qui va suivre. C'est le talent en pleine maturité qui s'exprime et qui, d'entrée, communique une telle émotion au lecteur. Cette introduction a également le mérite de mettre en exergue le courage de l'auteur, surtout sa motivation à conduire et finalement achever un ouvrage dont la réalisation lui tenait à cœur. Et c'est ainsi que Kaddour M'hamsadji, simplement en cheminant dans son monde intérieur, parmi sa réserve sensorielle, et en puisant dans sa mémoire, entraîne son lecteur à voyager dans l'histoire de l'Algérie contemporaine. Une histoire vivante, humaine, rehaussée par la magie de l'écrit et peuplée par la mémoire des visages, des lieux, des sons, des odeurs, des images, des détails authentiques, des symbolismes, des dates, des mots judicieusement choisis... «Il faut dépasser le premier degré de lecture, précise encore l'auteur. Il s'agit de quatre visages de l'Algérie : la première épouse, c'est l'Algérie coloniale ; la deuxième épouse, l'Algérie combattante ; la troisième épouse, l'Algérie au tout début de l'indépendance ; la quatrième épouse, l'Algérie en son état d'aujourd'hui...» Le roman est donc, à la fois, une fresque et une saga. Un livre dense, l'objectif idéal du coureur de fond. L'histoire de Bakir, c'est un cheminement spirituel où naissent, croissent et s'entremêlent les quatre visages de l'amour : la passion d'être soi, le désir de liberté, les valeurs culturelles et civilisationnelles, l'échange et le dialogue, y compris dans l'adversité. Le roman commence par un prélude aux événements antérieurs vécus par un Hâdj Bakir désormais au crépuscule de la vie. Pourtant, dans le prologue (justement titré «Le crépuscule»), l'atmosphère et l'action indiquent plutôt que «c'était l'heure où le jour chasse le crépuscule» (Hugo). «Dans la cour de sa maison de campagne près d'Alger — c'était justement celle qui avait appartenu à Georges Witheman —, Hâdj Bakir, oubliant le vieillard qu'il était devenu, s'efforçait de paraître distingué et agile malgré un léger handicap.» Forcément, il devait faire honneur à ses hôtes venus assister à son mariage. Son veuvage avait trop duré, il avait deux filles et aucun héritier mâle. Son frère aîné Slimane ne pouvait être de la fête, tant la relation entre les deux hommes était tendue, surtout depuis que Slimane lorgnait la somptueuse demeure coloniale. Logiquement, celle-ci devait revenir à ses fils... Bakir et son frère, c'est comme le jour et la nuit, la médaille et son revers. Pour la quatrième fois de sa vie, Bakir allait se marier avec Safia, la jeune femme qu'on lui avait proposé d'épouser. Le décor est planté, les contours de certaines vérités esquissés. Le lecteur n'a plus qu'à se laisser conduire à faire des sauts dans le passé. «Ainsi donc, il y eut jadis la première épouse...» Jadis, c'était au temps du drame de la colonisation. C'est l'histoire d'un jeune instituteur, Bakir Ghouzlani (Ah ! Sour El Ghouzlane et l'Ecole normale de Bouzaréah !) qui tombe amoureux de Christine, la fille d'Emmanuel Almodovar (Al Medouar, le «Monfi» ?) et petite-fille de Georges Witheman, le colon haineux et raciste. Les deux jeunes gens sont beaux, courageux, intelligents et se découvrent une passion mutuelle dans l'adversité. Kaddour M'hamsadji présente le sujet à travers un point de vue humain. Il joue sur l'intérêt humain lorsqu'il revisite l'histoire dans toute sa richesse et sa complexité, notamment lorsqu'il reconstitue (à sa manière) «le drame absurde d'un homme — l'Etranger — d'Albert Camus. Les évènements s'accélèrent, dopés par l'absurde ou par la tragédie. «Et il y eut la deuxième épouse...» (Bakir le maquisard de l'ALN, Thafsouth la moudjahida). Le lecteur voit l'action se dérouler en continu, jusqu'à la quatrième épouse (la quatrième partie de cette structure linéaire et qui le fait revenir au point de départ, c'est-à-dire le prologue). C'est l'épilogue aux scènes exposant des faits postérieurs, si magistralement enlevées. «L'amour le plus grand est dans la grande solitude bénie des derniers printemps de l'homme», avait dit Sidali, le vieux sage. Le lecteur a l'impression que chaque chose est maintenant à sa place après le long et bouleversant voyage dans l'âme humaine. Quoique... Tout reste ouvert, en effet, sur le sens et la portée des mots d'un auteur qui a le pouvoir de créer de nouvelles combinaisons et des images mentales chez le lecteur. Hocine Tamou Kaddour M'hamsadji, La quatrième épouse, Casbah Editions, Alger 2016, 384 pages.