Avec Le temps des grandes rumeurs, son premier roman, Amar Ingrachen signe une entrée remarquée en littérature. Le jeune auteur met le lecteur dans une sorte de face-à-face avec un univers absurde, vide, sombre et triste. Le monde des exils intérieurs où palpitent les mots. Citons, au hasard, ces propos désabusés du personnage principal du roman : «L'Algérie ne sait plus être elle-même. Comme nous d'ailleurs. On prend une chose, on coupe, on découpe, on recoupe, et à la fin, on se rend compte qu'on a perdu beaucoup de temps sans en faire quoi que ce soit d'important. C'est absurde. En Algérie, Zineb, durant l'hiver comme durant toutes les saisons, les jours, nos jours à nous, ne font que s'arrêter pour céder le passage aux destins tragiques qui faufilent à travers les rendez-vous manqués de notre histoire (...). En Algérie, on est soit de ceux qui gagnent soit de ceux qui perdent. Nous, Zineb, nous avons perdu. Nous avons perdu tout ce que des jeunes de notre génération auraient pu gagner : la confiance en nous-mêmes. Il nous reste peut-être quelque chose : la parole. Mais pour dire quoi ? Nous devons peut-être parler. Nous devons dire ce qui nous fait mal. Nous devons peut-être tout dire de ceux qui nous ont fait du mal. Oui, nous devons tout dire. L'inutile, l'impossible. Nous devons dire notre vie. Mais a-t-on assez de vie pour faire entendre notre voix ?» Le narrateur dessine ici, en pointillé, le désarroi d'une génération en manque de convictions, de repères, d'assurance, de motivation et de projection sur l'avenir. Cette jeune génération habitée par le doute geigne son amertume élégiaque dans de timides soliloques qui ajoutent à la rumeur effarée et confuse... Entre le médiocre et le pire, n'a-t-on alors d'autre choix que l'indicible résignation ? Le destin, la fatalité qui font refuser tout effort de volonté de la part d'individus censés décider et agir par eux-mêmes. Où sont les êtres à l'esprit libre, ceux capables de défier les événements et qui trouvent la joie au jeu de la vie ? Doute et abattement. Fatum de vies minuscules. La routine, la monotonie, le renoncement qui tuent l'espoir, le rêve et la faculté d'émerveillement. Une jeunesse aussi vieille que le doute existentiel qui irrigue ses artères. Le subjectivisme est poussé, dès lors, jusqu'au solipsisme, et on voit le monde à travers ses seuls états de conscience. Le temps des grandes rumeurs, c'est précisément cette quête ontologique de personnages vivant une crise existentielle liée, semble-t-il, à la malédiction d'une généalogie marquée au sceau de la tragédie et des rendez-vous ratés avec l'Histoire. Le passage du témoin reste une pratique inconnue dans ces contrées. Sur les blessures de l'Algérie, des drames individuels viennent ainsi se greffer à vif et grossir le flot d'amertume. Poursuivons cette immersion dans le livre, avec cet extrait d'un monologue : «Avant la disparition de mon père, il y a de cela à peine quelques années, une dizaine, j'étais encore heureux. De mes amours. Fragiles mais réelles. J'admirais. Encore. Je savais encore définir mon monde. Je savais choyer mes rêves. Savourer la poésie de l'espoir. Applaudir la danse des jours. J'adorais, j'adulais des choses et des choses et me saoulais avec les candeurs de mon univers de rêveur. Mais les temps s'étant éteints dans mon esprit, je n'avais plus qu'à me soustraire aux lois fastidieuses de mon destin enveloppé dans le linceul de mes rêves mort-nés. Pourquoi naître ? Pourquoi vivre ? Pourquoi mourir ? Naît-on pour voir mourir nos rêves et nous voir mourir nous-mêmes ensuite ? Vit-on pour voir la mort s'approcher de nous sans oser la regarder dans les yeux parce qu'on en a peur ? Meurt-on parce que coupable d'avoir eu des rêves ? Je ne savais pas. Rien. Tout ce que je savais, c'est que là où j'étais né, en Algérie, rien ne gardait plus de sens. Tous les mots, tous les rêves, tous les espoirs, tous les destins, toutes les légitimités, toutes les histoires, toutes les religions, toutes les amours, toutes les délices, toutes les alliances, toutes les attentes, tous les contrats. Tout. Tout était falsifié.» Le narrateur vit sa vie en décalage. Une âme, altérée, une vie adultérine. Ce deuxième passage cité est, certes, long lui aussi, mais cela nous fait entrer encore plus au cœur du roman tout en révélant la sensibilité et le style de l'écrivain. On peut dire que Amar Ingrachen ose une écriture libre, sans retenue, élégamment débraillée, en même temps qu'irrévérencieusement poétique. Pour son premier roman, il a le courage d'être lui-même et de dire la vérité. Il joue avec les mots, se permettant de transgresser les règles et les interdits. C'est cette affirmation de soi (au contraire de ses personnages) qui lui permet d'avoir une écriture inventive et personnelle. Son style percutant est souvent rehaussé par des phrases très courtes, frénétiques, comme un monologue intérieur débarrassé de toute inhibition. Masques et sentiments conventionnels sont naturellement hors de mise, car il s'agit d'exprimer l'absurdité de la vie à travers des personnages saisis dans leur être vrai, c'est-à-dire dans leur subjectivité. D'où aussi cette littérature en hors-temps, celle de la quête esthétique du bouleversement et du désordre apparent. D'instinct, Amar Ingrachen s'est éloigné résolument de toute forme de structure classique et de linéarité conventionnelle. Il a opté pour une œuvre éclatée, complexe, foisonnante, avec mélange des genres et insertion de divers fragments intertextuels. Toutes ces structures finissent, cependant, par s'enchasser harmonieusement pour produire les effets voulus de polyphonie narrative. Cette architecture formelle a le double avantage d'être plaisante et signifiante. Aussi, chacun des personnages du roman — à la fois des gens ordinaires et des figures allégoriques très symboliques — est susceptible de diverses lectures et interprétations. Des personnages vecteurs et créateurs de sens. Dans un univers absurde dominé par le temps d'incertitude, «il s'agissait de savoir si la vie devait avoir un sens pour être vécue», se demandait déjà Albert Camus. La note de l'éditeur (quatrième de couverture) donne quelques éléments de réponse : «Dans une Algérie livrée aux démons de la désolation se rencontrent des individus qui ont tous en commun le fait d'avoir perdu quelqu'un ou quelque chose : un père, une mère, un ami, un rêve, la confiance, l'espoir, la raison, etc. Une indifférence difficile à assumer, un dégoût chaque jour plus profond et une révolte impossible à exprimer se disputent leurs destins. Dans leur déchirement, dans leur égarement, dans leur déshérence, ils arrivent cependant à donner un sens à leur vie.» Ces individus sont comme les étoiles scintillantes du ciel qui se reflètent dans une étendue d'eau noire. Et, sur la toile de fond de cette histoire, les formes insidieuses de la désespérance, du mal-être, du cynisme affecté et du conformisme trompeur étendent sournoisement leurs ailes. Décor irréel, atmosphère oppressante, dialogues surréalistes, monologue intérieur d'une lucidité impitoyable... «La terreur, vêtue de son voile nocturne, commençait à s'emparer de la ville. Toutes les rues sont désertes», est-il écrit dès l'entame du chapitre I. «C'était le moment de remettre les clefs de la ville aux démons», et cela augure les bruissements de l'errance et de la solitude. Des fragments de vies, des vies en fragments vont dès lors se glisser entre les interstices des rêves nocturnes et des hallucinations vraies. Telles des ombres furtives, les personnages commencent à entrer en scène. Par bribes, par morceaux. Ils se frayent un chemin pour trouver une petite place dans ce monde de la nuit marqué par la répression et la brutalité de la police secrète de Maras, «le buveur du sang et de la sueur des justes». Il y a là Kassem Fercha, «un homme de nulle part, de tous les temps» ; Moulay Nedjar, «la cinquantaine (qui) avait passé presque un quart de sa vie dans les geôles de Maras» ; Adel Kheifield, le pied-noir ; Mehdi l'intellectuel, etc. Dans cet univers de désolation et qui semble découplé du réel, la «vie était un apprentissage quotidien de la résistance» pour tous ces hommes. Car «la nuit à Alger n'appartient pas aux homme ordinaires. N'y ont droit de séjour que les notables de la nomenklatura, les barbouzes de Maras et les démons. Nulle place pour les vents noctambules du silence, l'ivresse des conteurs de la nuit, la ferveur de l'adorateur des étoiles, les chants des prisonniers d'honneur et d'opinion. Chacune des nuits algéroises est un prélude à une apocalypse probable. La dictature des ombres y est à sont énième bougie». La ville est régulièrement mise au premier plan pour servir de symbole. Une fable dont la morale est que la survie est la seule réalité. «C'est comme ça Alger, une histoire de folie, de guerre contre soi-même, de masochisme. De dépression. De dépossession quotidienne. Il faut du génie pour y vivre sans se démarquer de soi-même (...). à Alger, Dieu est partout, sauf dans les cœurs», écrit Kassem Fercha dans son dazibao, le journal mural qu'il affiche dans le café de Rachid Moscou. Survivre dans l'urgence, agir par instinct... Marcher. «Il faut marcher même si l'horizon s'éloigne à chaque fois qu'on s'en approche. Il faut marcher la nuit, le jour, l'hiver, l'été.» Demain ? «Il n'y a rien demain. Que des rumeurs !» Alors, quel autre substitut à une existence tout ordinaire ? Ceux qui ont «perdu la passion d'être» se résignent à «fabriquer des réalités», forcément en cassant tout ce qui fait rêver, espérer et garder foi en la vie. «La banalité de la vie est à faire vomir de tristesse», disait Gustave Flaubert en son temps. Le temps des grandes rumeurs, c'est une histoire de gens qui ont donné leur démission de toute activité humaine en rapport à ce qui est essentiel et universel. C'est une histoire de désordre intérieur et de désordre du monde, de renoncement et de doute, de banalité et de purgatoire, de bégaiement et de folie inconstante, de fragilité et de quête de soi-même. Le doute philosophique et de l'écrivain a généré cette liberté de création dans le désordre, a impulsé les mouvements complexes du récit et que les scènes (méthode théâtrale), les monologues intérieurs et les intertextes (dont des expressions en langue arabe) ont achevé d'intégrer dans la structure éclatée du roman. En prenant son art au sérieux, Amar Ingrachen a réussi avec brio le périlleux exercice qu'il s'était imposé. Un livre écrit d'une traite, à première vue. Et parce que l'auteur laisse s'exprimer librement son écriture imaginative, le roman est à la fois une critique féroce et une belle œuvre expérimentale au plan esthétique. Cela révèle un jeune et talentueux écrivain qui a des choses importantes à dire. Hocine Tamou Amar Ingrachen, Le temps des grandes rumeurs, éditions Franz Fanon, Tizi Ouzou 2016, 150 pages, 600 DA.