Youcef Merahi [email protected] Le verbe «enlivrer» n'existe pas, je le sais. Les organisateurs du Salon du livre du sympathique village de Boudjima ont su façonner un néologisme digne de la circonstance ; circonstance, du reste, qui se renouvelle avec bonheur, compte tenu de l'affluence que j'ai constatée, encore une fois, cette année. Aussi, vais-je désormais utiliser ce verbe pour les voraces de lecture ; car la lecture projette mon monde depuis, déjà, quelques longues années. Je disais, plus haut, que Boudjima est un sympathique village ; oh oui, il l'est. Enfoui dans un vert olive tenace en ces prémices d'un printemps qui s'annonce chaud, ce village semble tapi royalement dans cet écrin de verdure. Adossé au flanc de la montagne des At Ouaguenoun, il tend ses bras vers la grande bleue, toute proche, Tigzirt (île, en tamazight) qui n'arrête pas de conter son histoire séculaire à tout visiteur. De Tizi, la route sème son goudron où, parfois, elle est criblée de nids-de-poule qui mènent la vie dure aux conducteurs. Qu'à cela ne tienne ! Arrivé à «Tiplakin», ô curiosité toponymique, il faut virer vers la droite pour tomber sur Tikobaïn, centre urbain chanté par Lounès Matoub, pour dire l'Ancêtre. Ah, Tiplakin ! D'où vient donc ce toponyme ? C'est tout simple. Il y a tellement de plaques signalétiques, à ce carrefour, que le génie populaire a dénommé ce lieu, simplement, Tiplakin ; les plaques ont été kabylisées par Tiplakin. Je trouve ça génial ; puis, il est inutile qu'un maire pense à baptiser cet endroit, il restera dans la mémoire collective avec l'actuelle dénomination. A partir de Tikobaïn, on n'est plus très loin de Boudjima. A Boudjima, dans cette belle bibliothèque «Mohia», le Salon du livre bat son plein. Si les lieux ne sont guère spacieux, il faut le reconnaître, les cœurs – eux — sont immensément grands. Ici, le livre est partout. Dehors. Dedans. Au premier étage. En bas. Ça grouille de monde. C'est plein, comme un œuf. A craquer. Dans un brouhaha musical. Ça achète des livres. Ça vend des livres. Ici, Casbah Editions. Ici, Apic. A côté, Alpha. C'est un regroupement d'éditeurs. Les éditions Frantz Fanon. La Pensée. Koukou. Et d'autres. Il y a une ambiance bon enfant. Villageoise, allais-je dire. Ça achète vraiment. A croire que la population de Boudjima s'est démultipliée. Le maire, tout sourire, est partout ; il oriente ; il accueille ; il fait chaud, il n'en a cure. Il est tout à son salon. L'équipe qui l'entoure, El Hacène Metref et tous les autres (pardon de ne pas vous citer, les amis), eux aussi, sont au four et au moulin. Ah, j'ai failli oublier : il n'y a aucun protocole dans ce salon ! Ni de discours pompeux ! Ni de politique inutile ! La seule politique : le livre ! Il y a les amis éditeurs : Karim (Apic) avec sa «tonsure anachronique», devisant tranquillement avec Youcef Tounsi, un de ses auteurs ; Mohand Arkam (La Pensée), tout heureux de la vente-dédicace de Ali Hedjaz, qui signe un premier roman, Silence, lui qui a tâté du cinéma, de la radio et de la télé (sacré Ali !). Tiens, qui vois-je ? Khouya Dahmane ! Non, pas El-Harrachi, Allah yerahmou ! C'est le Monsieur Livre algérien, Abderrahmane Alibey, himself ! Tout sourire, plein de bonhommie. Au fait, quelqu'un a-t-il jamais vu Alibey s'énerver ? Dommage, j'ai loupé la dédicace du docteur Saïd Sadi ; un politique qui verse dans un essai sur le maestro, Chérif Kheddam ; c'est rare en Algérie. J'ai toujours dit, je le redis, que la politique nous a privé d'une grande plume. Faut-il qu'il se rattrape, Sadi ! Mayssa Bey, une autre belle plume, entourée d'Amina Mekahli, et son éternel chapeau, de Samir Toumi, auteur de L'effacement, un roman de la veine de Kafka et de Selma Hadjadj, des éditions Barzakh, sans Billel et Sofiane, semble apprécier le contenu de l'assiette. Je me demande si Samir a pu récupérer son permis de conduire. Arezki Aït Larbi (éditions Koukou) n'est pas en reste ; son stand est très entouré, tant il est vrai que ses choix éditoriaux sont pertinents, polémiques et d'actualité. Malika Laïb, des éditions Alpha, fidèle au poste, n'a jamais raté, à ma connaissance, aucun salon du livre. Il faudra, un jour, que la corporation lui décerne une médaille ; ça devrait exister, chez nous. Amin Zaoui, auteur de la transgression, s'il en est, signe à tour de main un ouvrage collectif sur Mouloud Mammeri, ce chantre de la berbérité (édité par Tafat) ; Tarik Djerroud n'a pas pu faire le déplacement, et c'est dommage ! Ah, comment ne pas citer le sympathique Noureddine Hamouche, le peintre des signes, qui n'arrête pas de questionner les entrelacs de la mémoire, pour tenter de ressusciter la gestuelle de nos aïeuls. La présence magnifique de tous ces bambins est un signe évident que la culture n'a pas, encore, fait totalement faillite dans notre pays. Il suffit juste que l'école fasse le geste idoine, pour les ramener dans le giron du livre. Et de la lecture. Même si les mobiles et autres tablettes ont kidnappé la jeunesse du monde entier. A fortiori, la nôtre, très vulnérable ; ce qui a induit une paresse intellectuelle, sans pareille. Le «copier-coller» est un raccourci dangereux, si notre école ne met pas, une fois pour toutes, des frontières inviolables. Les bambins de Boudjima viennent tâter le livre, voir de quelle matière sont faits les écrivains ; je n'invente rien. J'ai discuté avec certains d'entre eux. Je trouve qu'ils sont admirables, quand ils me posent la question suivante : «Lui, là-bas, c'est un écrivain ? Pour de vrai ?» Que le Salon de Boudjima se pérennise ! Et qu'on s'enlivre jusqu'à l'ivresse !