Le long-métrage Ibn Badis, signé par le réalisateur syrien Bassil El-Khatib, a été projeté mercredi à l'Opéra d'Alger, devant une foule nombreuse venue découvrir, à la fois, le bio-pic consacré à un personnage historique et une méga-production budgétivore sortie en temps de crise. Vénéré par certains, objet de scepticisme chez d'autres et sacré héros avant-gardiste de la cause algérienne par l'Etat et les manuels scolaires, Abdelhamid Ibn Badis (1889-1940) est un personnage historique important, à défaut d'être central, dans la mémoire de l'Algérie du XXe siècle. Lui consacrer un long-métrage paraît chose évidente même en temps de disette et d'austérité affichée des autorités culturelles. Lui offrir une méga-production signée par un réalisateur syrien passe un peu moins bien, étant donné, d'un côté, les mesures de rétention financière assumées par l'Etat, et de l'autre, la disponibilité de dizaines de cinéastes locaux et talentueux qui n'auraient pas exigé autant de moyens, mais un peu plus de liberté de création... Bref, le résultat est là : Ibn Badis, long-métrage de deux heures, a peut-être rempli sa mission d'hagiographie effrénée, mais lamentablement échoué à être un film ! Dans un mélange invraisemblable entre la plastique d'un clip de Rotana et la sémantique d'un feuilleton ramadanesque du genre Bab El Hara, Bassil El-Khatib offre ce qu'il y a de plus «populaire», certes, mais d'anti-cinématographique : l'auréole se verrait presque sur la tête de Youcef Sehaïri (campant le personnage d'Ibn Badis) malgré tous les efforts de cet acteur talentueux pour rester sobre. Le panégyrique est le seul propos de cette production qui ne semble pas même se soucier de se donner des dehors de cinéma ; celui-ci étant systématiquement éjecté par la manie de dépeindre un personnage parfait, sans la moindre aspérité ou faiblesse, à l'image des (super) héros servis aux enfants et des «anges» déshumanisés, racontés par les feuilletons orientaux. Ibn Badis est un être spirituel, résistant, nationaliste, révolutionnaire, humaniste... En somme, un personnage qui ne laisse guère d'espace pour l'avènement de ces petits reliefs, ces couleurs et ces tonalités sans lesquelles le cinéma ne respire pas. En effet, rien ne semble respirer dans ce film tant le scénario (signé Rabah Drif) érige une statue dorée et que la mise en scène l'entoure d'une aura de sainteté qui empêche toute empathie et toute émotion, malgré le harcèlement continu dont le spectateur fait l'objet à coups de musique omniprésente et de ralentis systématiques. Rien n'y fait : la faconde et la théâtralité outrancière donnent cette fâcheuse impression que les personnages sont constamment plantés devant un micro ou bien qu'ils ont un bâton planté dans le coccyx ! Bassil El-Khatib a beau essayer d'atténuer le poids oppressant d'un scénario fermé et d'une réalisation directive en incrustant une petite histoire parallèle à la grande : celle portée par Souhila Maâlem, son père veillant sa mère paralysée après une tentative de viol et de meurtre par des soldats français ; mais cette digression ne fait qu'accentuer la rigidité de l'ensemble, car elle est en marge du récit principal, n'ayant comme vocation que de, justement, tenter d'alléger la pesanteur de ce dernier. Le spectateur n'a donc aucune liberté ; on lui demande de mettre son cerveau en veille et de laisser battre son cœur devant cette épopée dithyrambique où on confirme ce que les instituteurs lui ont appris à l'école. C'est encore l'hagiographie qui interviendra dans ces petits arrangements avec l'Histoire qui auront ce même rôle de tutorat sur l'esprit du spectateur : Ibn Badis est clairement dépeint comme le père spirituel de la Révolution de Novembre 1954 ; indépendantiste si acharné que Messali Hadj passe pour un personnage sans envergure devant lui ! Inutile de souligner la grossièreté de telles assertions, vu les données dont on dispose aujourd'hui prouvant que le seul objet d'opposition de l'imam à l'ordre colonial était d'ordre cultuel et culturel ! Pire, la «réforme» de l'Islam accolée à son nom, dont on sait qu'elle consistait au retour à une religion pure et débarrassée des «innovations» caractéristiques de l'Islam nord-africain et qui le différencient du wahhabisme et du salafisme, est ici enjolivée sous des tirades ésotériques en arabe littéraire et des airs de fraternité avec les confréries soufies dont Ibn Badis était, en réalité, un détracteur avéré tandis que le film nous décrit ce conflit comme un complot de l'administration française. Enfin, celle-ci est représentée par des personnages (Hassen Kechache, Abdallah Aggoune, etc.) habillés, maquillés et éructant comme les pires caricatures des «méchants» dans les productions hollywoodiennes, pour ne pas dire celles de Disney ! Ainsi, Ibn Badis devient la énième preuve de l'iniquité d'une politique cinématographique qui nie l'intelligence du spectateur et qui n'a, pour seul but, que de satisfaire une vision absolutiste de l'histoire de l'Algérie. En somme, une démarche soviétique, le talent en moins !