L'annonce de la réalisation d'un film sur l'Emir Abdelkader, confiée au réalisateur américain Charles Burnett, n'a pas déclenché un véritable débat. Il s'agit pourtant d'une œuvre portant à la fois sur un personnage et une période historique chargée de symboles politiques. Je n'ai pas noté des interventions d'artistes ou intellectuels qui ont, pourtant, une certaine «légitimité» à donner leur avis. Ces écrivains et ces cinéastes ont certainement un point de vue sur un homme de la trempe de l'Emir. Evidemment on ne les a pas sollicités. Ici et là quelques voix se sont élevées pour réduire les problèmes au simple choix de l'acteur qui va jouer l'Emir et qui devrait évidemment être arabe ; d'autres ont insisté sur sa région d'origine. Ce sont pour le moins des arguments faibles, pour rester poli. Mais j'ai lu entre les lignes quelque chose de plus grave, le rôle que l'on veut faire jouer à l'Emir pour influer sur la situation politique et idéologique actuelle du pays. Exploiter l'aura d'un monument de notre histoire pour la petite cuisine politicienne est indigne sur le plan de l'éthique et inefficace politiquement car la ficelle serait trop grosse pour échapper aux observateurs avertis. Et ce n'est pas la première fois que l'on fait appel à nos personnages historiques pour combler le vide idéologique, un vide qui inspire à certains un goût immodéré pour la manipulation. L'Emir a laissé un héritage pour l'ensemble du peuple et ses leçons relèvent de la haute politique et d'une éthique qui ne triche pas avec la vérité. Il n'est pas philosophe pour rien. Voyons maintenant ce qui se cache derrière le triptyque «Emir-Histoire-Cinéma», un cocktail explosif si on ne maîtrise pas chacun de ces paramètres. - L'Emir. Le statut de l'Emir est défini par ce qu'il est, poète et philosophe. Son intelligence peu banale et son immense culture l'ont aidé à acquérir sur le terrain l'art de la guerre et ont fait de lui un grand stratège comme le montrent ses batailles victorieuses. Il est venu à la politique (bien que jeune on l'a élu à la tête de la résistance) en quelque sorte par effraction. C'est cette image et c'est ce rôle de résistance à une force étrangère et brutale qu'il a légués à l'histoire. Le peuple algérien a donc «hérité» d'un chef qui a réuni les autres régions du pays pour s'opposer à des envahisseurs qui voulaient exporter leur «civilisation». Une civilisation qui a envoyé pour chefs des soudards qui enfumaient les populations, empoisonnaient les puits alors que l'Emir, fin lettré, avait une tout autre éthique qu'il appliquait à ses prisonniers et respectait sa signature apposée sur les traités conclus avec l'ennemi. - L'Histoire. La langue arabe distingue l'Histoire (tarikh) avec un grand H de hykaya (récit). L'historien rapporte, écrit cette Histoire en tant que processus nourri par les événements qui prennent un sens quand on les conjugue avec la notion du temps long. Il nous faut donc nous méfier du récit noyé par l'idéologie. Evitons de sortir du chemin suivi par l'Emir devenu par nécessité chef d'Etat, qu'il a combattu la France en tant qu'Etat agresseur et non comme nation chrétienne. Son rôle dans le sauvetage et la protection des chrétiens au Liban/Syrie témoigne de son ouverture d'esprit. On n'a donc pas besoin d'utiliser l'Emir pour nous justifier aux yeux de cet Occident qui, par paresse intellectuelle, mais surtout pour des considérations bassement politiques, confond islam et terrorisme. - Le cinéma. L'Emir et l'Histoire vont être passés à la «moulinette» de l'art. Je voudrais illustrer ce chapitre par un film réalisé par un cinéaste étranger sur une période historique de notre guerre de libération. Comme beaucoup d'Algériens ont vu la Bataille d'Alger, ce film peut nous servir de point de repère pour dire nos attentes d'un film sur l'Emir. La Bataille d'Alger, réalisé par le talentueux cinéaste Gillo Pontecorvo, signait le départ imminent de la France coloniale. La Lion d'or décerné à la Mostra de Venise en 1966 et la renommée du réalisateur ont permis au film de circuler dans le monde entier. George Bush se l'est fait projeter pour avoir des idées qui «l'aideraient», pensait-il, à sortir du guêpier irakien. Le film était inscrit dans les programmes de formation des écoles de guerre antiguérilla de la dictature en Argentine (*). Pourquoi La Bataille d'Alger est-il entré dans l'histoire du cinéma ? Parce qu'en 2 heures, sur une période précise et dans un espace déterminé, il nous plonge dans le tourbillon de l'histoire et les dédales de la guérilla urbaine. Pour faire vivre cette atmosphère aux spectateurs, Pontecorvo a eu recours à la magie cinématographique. En écrivant la légende de personnages ou d'événements, l'art cinématographique a depuis longtemps démontré sa capacité à imprimer dans l'imaginaire du spectateur le souffle de l'histoire. Comment s'est concrétisé cet art cinématographique dans La Bataille d'Alger ? Son titre, en dépit de sa simplicité, est poétique. Oui, poétique parce qu'il fait tic dans l'esprit du spectateur nourri de films aux titres évocateurs comme La bataille de Stalingrad, La bataille d'Angleterre, La bataille de Midway, La bataille des Ardennes, La guerre de Troie, etc., etc. Ensuite il y a le nom d'Alger, une «ville phare» rivalisant durant des siècles avec Gênes et Marseille, cités de cette Méditerranée mère de tant de civilisations. C'est pourquoi Alger a été à la fois le refuge, la prison et le piège pour aussi bien les humbles que les puissants. Quelques noms prestigieux font partie de sa mémoire, Kheir Eddine dit Barberousse, Cervantès, père du roman moderne occidental, Charles Quint qui perdit la moitié de sa flotte devant Alger, Louis XIV dans son Versailles grandiose ruminant sa colère en apprenant l'échec de ses navires qui sont retournés penauds des côtes de Jijel... N'oubliant pas aussi que le film se déroulait à l'intérieur de la mythique Casbah dont le nom s'est étalé durant des années dans tous les journaux du monde. Il y a enfin la patte d'un grand cinéaste qui, à partir de faits historiquement avérés, invente des scènes que l'œil nu d'un acteur de l'histoire ne pouvait pas «poétiser», sublimer sur le moment. Je retiendrai quelques-unes des séquences du film. Celle qui montre la violence et la haine des occupants où l'on voit un pauvre et vieil Algérien seul dans la rue vidée de ses passants. L'Algérien est désigné par les pieds-noirs du haut de leur balcon comme l'auteur d'un attentat qui venait d'être perpétré. - Celle de Ali-La-Pointe dévalant dans les ruelles de La Casbah vers les quartiers européens pour aller venger ses compatriotes victimes d'une lâche tuerie nocturne. Séquence de bravoure et de nif si caractéristiques des Algériens. - Celle du petit Omar s'emparant du mégaphone de l'armée française, un plan où la ruse le dispute à l'humour si typique de nos gamins «élevés» dans la rue. - Le choix et la maîtrise de l'espace. Les grandes avenues «européennes» et La Casbah sont des lignes de front et d'affrontement du peuple avec ses oppresseurs. - La «gueule» des acteurs et de leurs jeux (Youcef Saâdi joue son propre rôle) donnent au film la véracité du film documentaire. Personne n'a reproché à Pontecorvo d'avoir trahi l'histoire de La Bataille d'Alger. Pour la simple raison que les arts ont un secret qui leur est propre. Quel est ce mystère qui permet à l‘art de dessiner les contours d'un événement historique ? Ce secret c'est la forme et le style qui se confondent avec le fond. La peinture fait appel aux couleurs et aux signes, la littérature aux mots, et le cinéma à l'image qui se combine aux autres facteurs des autres arts (la peinture, la musique, le jeu des acteurs, les mots). Un cinéaste n'est pas un historien, mais son cinéma doit respecter la seule éthique qui vaille en art : la vérité et la beauté (critère subjectif de l'artiste et non de celui d'un quelconque canon de la beauté officielle et ringarde). On exige de l'art qu'il donne du sens aux événements enfouis sous les épaisseurs du temps. L'art et l'artiste (en principe) ont horreur de la manipulation pour plaire aux puissants du moment. Les œuvres d'art qui respectent cette éthique se retrouvent dans les musées, dans les bibliothèques, dans les cinémathèques. Au regard de ce que je viens d'esquisser sur histoire et cinéma, de quel film sur l'Emir rêvons-nous ? Evacuons la question de la nationalité, du talent du réalisateur et du producteur maître d'œuvre du projet du film. Personnellement, rien ne me gêne dans leur CV. Sauf qu'on est en droit de se poser la question de l'absence d'un réalisateur algérien pour une entreprise de cette nature. Le succès du film de La bataille d'Alger, outre le talent de Pontecorvo, est dû aussi au scénario écrit à partir du livre de Youcef Saâdi qui joue son propre rôle secondé par une flopée de comédiens qui ont connu et vécu la guerre d'Algérie. Leur présence, la topographie de la ville, les décors et costumes étaient la traduction visuelle de l'identité d'un peuple que la puissance occupante a effacée sur le plan uniquement juridique. En revanche, dans le futur film sur l'Emir, l'absence d'un cinéaste algérien et d'un nombre consistant de comédiens algériens face à l'armada de comédiens et de techniciens étrangers risque d'altérer l'image et l'ambiance que l'on trouve dans La bataille d'Alger. Sans être mauvaise langue, on ne peut ne pas voir une certaine corrélation entre cette absence technique et artistique des Algériens et un vide dû à la désertification culturelle du pays. J'ai déjà écrit dans Le Soir d'Algérie sur la difficulté de créer un langage cinématographique sans lequel il ne peut y avoir un cinéma algérien comme on parle de cinéma américain ou italien. Si on avait investi dans les connaissances et la culture et non dans les activités de consommation sans lendemain, on n'aurait pas besoin de demander à des techniciens de venir faire nos films. Il nous manque la relève des Sahraoui et autre Daho Boukerche (paix à son âme, il vient de mourir en France) qui avait des mains d'or ayant servi à monter toute la machinerie technique de la fameuse 5 (télévision disparue). Quant aux réalisateurs algériens, s'ils pouvaient tourner dans leur pays avec des financements du pays, ils prendraient de la «bouteille» dans le métier au lieu de perdre la main en étant chômeur ou en réalisant à l'étranger des films qui ne sont pas à la hauteur de leur ambition. Il est donc douloureusement frustrant de constater qu'aucun film réalisé par nos cinéastes n'entrera dans l'histoire du cinéma à cause de l'héritage de cette désertification et la langue de bois que l'on impose aux cinéastes. Pas même Chronique des années de braise, Palme d'or du Festival de Cannes en 1975. Le seul critère d'un film (quand bien même il est boudé par la critique et le public à sa sortie) pour entrer dans l'histoire du cinéma est sa capacité à résister au temps. Il faut arrêter de jouer aux victimes et cesser de protester contre une quelconque cabale contre les films algériens. Il y a des films algériens qui ne font pas pâle figure dans le monde et sont reconnus comme des œuvres marquantes. Ceux qui jouent aux victimes ne disent rien quand des films comme ceux de Moknèche et autres sont carrément interdits dans leur pays. Il arrive bien sûr que des films, parce qu'ils ont un lien avec la guerre d'Algérie, soient censurés. Nous avons l'exemple de La bataille d'Alger qui a souffert de l'opposition menée par F. Truffaut au Festival de Cannes pour des raisons politiques. Mais quand un film est la voix de son maître, il n'y aucune raison de le défendre. Pour toutes ces raisons, il est légitime que l'on se pose des questions autour d'un film sur l'Emir et sur l'utilisation des deniers publics qu'il va entraîner. On a pris l'habitude de ne jamais demander l'avis des citoyens. Heureusement qu'il existe des journaux indépendants qui ne respectent pas cette omerta qui nous étouffe. Personnellement comme je n'ai aucun préjugé à l'encontre du cinéaste américain, je m'interroge seulement sur la «facture» artistique du film. Sera-t-il d'une facture traditionnelle d'une certaine époque du cinéma américain comme Autant en emporte le vent, Spartacus, ou bien du cinéma français comme Napoléon d'Abel Gance, des films-épopées qui visaient un public de 7 à 77 ans comme Tintin ? Ou bien sera-t-il un film d'aujourd'hui où les financiers imposent leurs règles pour soi-disant s'adapter à leur clientèle âgée de 15 à 25 ans habituée au zapping de la télé et à la cuisine du hamburger? En un mot, allons-nous avoir un film qui nous raconte l'Emir dans sa complexité intellectuelle qui est la marque du philosophe, du poète, du stratège de guerre qu'il a été ? Ou bien allons avoir un personnage consensuel dont la stature sera simplifiée d'une façon démesurée pour soi-disant plaire au grand public (toujours ce mépris des gens qui seraient bêtes a priori). On sait aujourd'hui que la rigueur et l'esthétique de La bataille d'Alger ne l'ont pas empêché pour autant de rencontrer son public. C'est plutôt la censure politique à la présence du film au Festival de Cannes, qui ont retardé sa sortie en France. Et même autorisé plus tard, le film a été poursuivi par la haine des nostalgiques de l'Algérie de papa qui ont plastiqué les cinémas et menacé les maires qui autoriseraient le film dans leur commune. Le seul souci qui m'anime est la défense du symbole représenté par l'Emir. Le film doit être à la mesure de sa légende qui a dépassé les frontières de notre pays (une ville américaine porte son nom). Il ne doit absolument pas souffrir aucune manipulation comme tant d'autres films algériens. Eviter de coller la langue de bois dans la bouche de ce légendaire personnage et laisser s'exprimer les comédiens dans une langue parlée par le peuple qui, à cette époque, ne souffrait pas de fêlure identitaire puisqu'il n'était pas encore colonisé. Le film de fiction sur l'Emir dont je rêve ressemblerait aux œuvres littéraires écrites par des Algériens comme Le livre de l'Emir de Waciny Laredj, La dernière nuit de l'Emir de Abdelkader Djemaï et la nouvelle de Karima Berger sur le transfert du corps de l'Emir de Damas à Alger. Ces trois écrivains m'ont fait voyager dans l'univers de l'Emir où se côtoient la grandeur de l'homme d'Etat et la tragédie du poète-philosophe, condamné à l'hiver de l'exil. Il quitta une terre gorgée de soleil et un peuple qui, en dépit de sa bravoure, tomba dans les griffes de l'envahisseur. Dans une autre vie, un film sur un personnage du calibre de l'Emir aurait suscité la curiosité aussi bien des historiens, des philosophes que des cinéastes. Tout ce beau monde aurait organisé des colloques, des émissions de télé, des débats dans les journaux pour faire du bruit autour d'un sujet d'histoire dont le pays serait fier. Quand je pense au tintamarre fait autour du centenaire d'Albert Camus en France, je me dis que nous sommes bien timides, non par modestie, mais par une blessure que nous n'arrivons pas à cicatriser car nous subissons, hélas, des pesanteurs dont nous connaissons les sources. Nous sommes toujours dans l'attente d'une autre vie, sur terre bien sûr. A. A. * Lors d'un séjour à Buenos-Aires en 1973, sur la place du 1er-Mai envahie par tout le peuple de la capitale du pays qui attendait le retour d'exil du président Perón, j'ai vu l'affiche du film La bataille d'Alger collée sur le drapeau algérien. Avec le recul, j'y vois un pied de nez aux tortionnaires de la junte militaire qui avaient mis en pratique les méthodes des paras de Bigeard. PS : Je profite de ce papier sur le cinéma pour signaler que le qualificatif de long-métrage indique la durée du film et non le genre. Un long-métrage ne signifie pas forcément qu'il est une fiction. A la naissance du cinéma, la bobine de la pellicule chimique se mesurait avec le mètre-étalon. C'est le genre cinématographique qui classe l'œuvre en film de fiction ou film documentaire. Ainsi, les longs-métrages peuvent être des fictions ou des documentaires. Les deux genres obéissent à l'écriture cinématographique et utilisent tous deux les ressources de cet art.