Projeté en avant-première début septembre, le long-métrage L'Oranais de Lyès Salem sera diffusé sur le réseau des cinémathèques algériennes à commencer par Oran en novembre. Cette sortie nationale se fera sur fond de polémiques et de menaces de censure. Moins d'un mois après son avant-première en Algérie et à la veille de sa première projection en France (le 17 octobre dernier), L'Oranais fait grand-bruit dans le pays, et ce ne sont pas toujours des critiques de cinéma qui en parlent ! D'abord le film : deuxième long-métrage de Lyès Salem après Mascarades (2007), dans lequel il partage également l'affiche avec Khaled Benaïssa, ce drame historique se distingue à la fois par sa rarissime liberté de ton et l'innovation quasiment inespérée qui caractérise son traitement de l'histoire. Dans le cinéma algérien, à quelques exceptions près, lorsqu'on regarde la guerre de Libération portée à l'écran, il s'agit souvent d'une conception binaire, manichéenne et sans aspérités : d'un côté, nous avons les glorieux moudjahidine, irréprochables, courageux et divinisés ; et de l'autre, les méchants colonisateurs, féroces, cruels et tortionnaires. Au bout de quelques productions, le film révolutionnaire est devenu le genre le plus rebutant de tous : il lasse, décourage le cinéphile et provoque un rejet systématique vu sa lourde démagogie abolissant de fait toute velléité d'art cinématographique. L'Oranais est sans doute l'un des rares à avoir osé un regard différent sur notre histoire : il ne s'agit point de héros déshumanisés affrontant un ennemi inhumain, mais d'hommes et de femmes faits de chair et d'émotions, de faiblesses et de paradoxes. Le cinéaste (également coauteur du scénario) a en effet compris que la figure du révolutionnaire avait grand besoin d'un sacré coup de jeune pour qu'elle puisse récupérer sa crédibilité mais aussi se rapprocher de l'Algérien de 2014. Djaâffar, surnommé El Wahrani (campé par Lyès Salem) est un commandant de l'ALN qui avec son ami, Hamid (Khaled Benaïssa), vont entrer dans l'indépendance de l'Algérie avec des utopies plein la tête. Au fil des ans, les deux frères d'armes finiront pourtant par prendre leurs distances : Hamid, devenu ministre, trempe peu à peu dans des affaires scabreuses, tandis que Djaâffar essaiera tant bien que mal de rester intègre malgré les pressions et les tentations d'un système algérien plongé dans la corruption dès les premières années de l'indépendance. La première qualité du film réside dans son écriture scénaristique : maîtrisée de bout en bout et rythmée d'une main de maître, la dramaturgie et l'épaisseur psychologique des personnages créent un récit fluide, une histoire humaine qui accroche le regard et l'esprit du spectateur et surtout une interprétation plus que convaincante si on excepte quelques rôles dont la construction est pour le moins faible à l'instar du personnage du journaliste et de l'agent secret. Cela dit, la force du film vient également de l'envergure des seconds rôles, notamment Djamel Barek, émouvant de discrétion et de sobriété en incarnant Saïd, le fidèle ami de Djaâffar, ainsi que Nadjib Oudghiri dans le rôle de Farid, compagnon d'armes des personnages principaux, devenu un opposant acharné tant la corruption et les passe-droits l'exaspèrent dans cette Algérie qu'il imaginait devenir pure, voire parfaite, à l'issue de sept ans de guerre de Libération. La bande d'amis ayant partagé des années de combat dans les maquis, puis quelques années de bonheur et d'ivresse après l'indépendance, va se déliter au gré des déceptions des uns et de l'opportunisme des autres. Entre-temps, nous les verrons mener des débats survoltés, lors de soirées bien dionysiaques, sur la question identitaire, la religion et l'avenir du pays. Ce film dense, audacieux et politiquement incorrect, n'a donc pas manqué de soulever les critiques, jusqu'à provoquer une polémique dont les motivations sont pour le moins cocasses ! D'abord, un journal arabophone rapporte qu'un collectif d'avocats a entrepris des contacts avec les membres de la famille révolutionnaire pour déposer une plainte contre le film et obtenir son interdiction en Algérie et dans les festivals internationaux ! Ensuite, l'inénarrable et néanmoins dangereux cheikh Chamseddine, mufti auto-proclamé sévissant à partir d'une chaîne télévisée privée, lance le même appel à la censure en traitant L'Oranais de «film diabolique» ! Leurs motifs ? Le fait qu'un moudjahid soit «dépeint comme un ivrogne» car, comme tout le monde le sait, il est censé être un saint, un homme de Dieu et un guerrier digne de Khaled Ibn El Walid ! De son côté, le secrétaire général de l'Organisation nationale des moudjahidine estime que si son organisme reçoit une plainte officielle contre le film, il œuvrera à l'arrêt des projections, et de rappeler fièrement que le ministère des Moudjahidine a un palmarès important de productions cinématographiques censurées pour atteinte à l'image de la Révolution ! Enfin, Lyès Salem répond sur sa page Facebook aux diatribes de cheikh Chamseddine en soulignant «son populisme de bas étage» qui le pousse «à attaquer des démarches ou des gens sans n'avoir aucune information sur ce qu'il est en train de dire. Je suis sûr qu'il n'a pas vu le film». Il va sans dire que la problématique de l'image en Algérie, notamment celle liée à une Histoire qui a de tout temps été javellisée et monolithique, ne risque pas d'être apaisée de sitôt. La censure et l'autocensure ayant été érigées en système depuis des dizaines d'années, les ennemis de la liberté de création ont acquis avec le temps une certaine légitimité auprès du grand public notamment lorsqu'il s'agit de certaines lignes rouges, à commencer par la religion et l'histoire, entretenues et renforcées par le régime politique, l'école algérienne, l'université, les médias et parfois par les artistes eux-mêmes !