Je n'ai jamais compris pourquoi toute l'année, chose étrange, on s'impose une sorte de couvre-feu. Dès qu'il fait un peu sombre, plus personne dans les rues, on se barricade chez soi, les retardataires s'empressent de rentrer à la maison au plus vite. Pas l'ombre d'une femme dehors ! Ce black-out nocturne n'est levé que durant la courte période du mois de jeûne. Durant la journée, tout tourne au ralenti, les mâles de la maison se la coulent douce, ils travaillent moins, s'énervent à la moindre contrariété, alors que pour nous les femmes, c'est le contraire, il faut être aux petits soins avec ces messieurs, préparer des repas gargantuesques et accepter toutes leurs remarques désobligeantes sans riposter. Le plus virulent c'est mon père. Privé de sa dose de caféine et de nicotine, il devient très irascible, ses vociférations s'entendent de loin, les murs tremblent sous ses hurlements, on se bouche les oreilles pour ne pas l'entendre. Heureusement qu'il n'est pas violent, ce n'est qu'après l'adhan, le ventre repu, sa tasse de café devant et une cigarette à la bouche qu'il redevient aimable, social. Nous retrouvons enfin le père que nous adorons. Exceptionnellement durant cette période, mon géniteur ferme les yeux et me laisse sortir tous les soirs, peut-être qu'il culpabilise sur ses odieuses conduites d'avant iftar et veut se racheter. Mes frangins, malgré leurs mécontentement et réticences, n'osent pas défier ou discuter ses décisions sous peine de se voir remettre à leur place. Je retrouve donc mes amies pour des virées en ville qui commence à s'éveiller de sa léthargie. Comme par enchantement, elle brille de mille feux. Nous avons un programme et une destination différente pour tous les jours de la semaine, le lundi est réservé à la Maison de la culture, une pléiade d'artistes aussi talentueux les uns que les autres nous enchantent, nous rentrons à la maison au petit matin les oreilles et le cerveau en ébullition. Le mardi nous nous rendons au théâtre, qui, pour une fois, mérite vraiment son nom, les affiches placardées sur les panneaux nous incitent à y passer toute la nuit et à chaque fois nous sommes émerveillées par les talentueux interprètes des pièces théâtrales. Le mercredi, direction la grande kheima installée dans l'ancien Souk El Fellah, là ça dance, ça chante, le thé et les gâteaux orientaux sont servis à satiété. Jeudi, escapade en bord de mer — noire de monde —, la brise marine nous rafraîchit. Ici le spectacle est gratuit, l'orchestre branché sur d'énormes baffes déverse des flots de musique qui s'entendent à des kilomètres à la ronde. L'ambiance est indescriptible, des cafétérias, au style moderne, proposent du thé maison, des glaces et une multitude de gâteaux sur leurs terrasses. Le vendredi, on se rend à la place Gueydon, là aussi des chanteurs animent ce lieu mythique, c'est le rendez-vous des mélomanes des chansons chaâbi et andalouse. Nous ne restons pas longtemps, ce genre de musique n'est pas notre tasse de thé, sauf si un beau film est programmé à la cinémathèque qui se trouve juste à côté. Samedi, nous cassons nos tirelires pour nous rendre à Capri Tour, station balnéaire qui se trouve pas loin de Tichy, l'effervescence électrique y règne, on se croirait à Ibiza, des DJ locaux et d'ailleurs redoublent de virtuosité, les tubes qu'ils diffusent sur leurs platines nous envoûtent, nous transportent loin de nos frontières. La journée du dimanche est réservée au shopping, les devantures des grands magasins sont béantes alors que dans la journée, elles sont souvent closes, même les trottoirs se transforment en boutiques à ciel ouvert ; on y trouve de tout. Bien entendu, l'ordre de nos escapades nocturnes n'est pas scrupuleusement respecté, on mixait les jours de la semaine et les lieux où se rendre au gré de nos fantaisies. Les festivités que je viens de citer ne sont que de brèves et incomplètes descriptions, la réalité est beaucoup plus envoûtante. Pour ma mère aussi, même si elle reste à la maison, les soirées ramadanesques ne ressemblent absolument pas à celles du reste de l'année, elle invite les voisines ou tous les autres membres de la famille chez nous et elles se goinfrent toutes ensemble de zlabia, kalb elouz et autres sucreries, aussi succulentes les unes que les autres. «Les bourrelets, on s'en fout !» répète-t-elle à son entourage Tout cela devant la télé à suivre des feuilletons, des films et sketchs. Le seul qui arrive à me sortir de ma joie et de mon allégresse, c'est mon crétin de frère cadet, il passe ses nuits à jouer au loto dans des garages sombres et clandestins. J'ai beau lui expliquer que les seuls qui tirent leur épingle du jeu sont les organisateurs de l'escroquerie qui accaparent à chaque criée ou nouvelle partie la moitié des sommes récoltées, et le gagnant de l'autre moitié. Ce qui fait que les gogos, l'un d'eux est mon frère, qui espèrent gagner un peu d'argent, ces aigrefins, se font plumer comme des dindons. Comme tout a une fin, l'arrivée de l'Aïd El Fitr mettra fin à nos sorties. Les rues redeviendront désertes et silencieuses. Les lumières s'éteignent, les musiciens, chanteurs et autres artistes rangent leur matériel, le couvre-feu tacite est reconduit pour le reste de l'année. Vivement le Ramadhan prochain !