Lorsque, le 28 juin 1914, un jeune extrémiste serbe assassinait à Sarajevo (Bosnie-Herzégovine) l'archiduc François Ferdinand, héritier du trône austro-hongrois, personne ne pouvait imaginer que cet acte allait générer, dès août 1914, l'embrasement de l'Europe, qui, à son tour, entraînera dans le brasier de la guerre de nombreux pays et peuples non européens, notamment la lointaine contrée des Etats-Unis d'Amérique. Au déclenchement de la «sale guerre», en 1914, moins de 50 ans séparaient les Etats-Unis de la guerre de Sécession (1861-1865) ou guerre civile. Parmi les conséquences multiformes de cette guerre, on avait dénombré au total près de 620 000 combattants morts et un grand nombre de victimes civiles. La guerre avait créé, au sein de la population, un réel traumatisme et un rejet net de l'éventualité de voir le pays impliqué, à nouveau, dans un conflit armé, qu'il soit interne ou externe. De l'isolationnisme à la neutralité Cette attitude avait déjà été adoptée par le pays plus tôt, dans ses relations avec les Etats européens, à travers la doctrine dite «Monroe». Les Etats-Unis, qui ont proclamé leur indépendance le 4 juillet 1776, avaient mené une première guerre contre les Britanniques (1775-1783) et une seconde contre ces mêmes Britanniques (1812-1815), ainsi qu'une «quasi-guerre» contre la France (1798-1800) et étaient méfiants de toute influence des puissances européennes tant sur leur pays que dans leur région et s'interdisaient de s'impliquer dans les rivalités entre les puissances européennes. C'est la substance de la doctrine dite de Monroe, du nom du 5e président américain, James Monroe. Pour rappel, le président James Monroe, dans son message au Congrès le 2 décembre 1823, avait établi les «règles» du jeu politique de son pays avec les puissances européennes en termes de puissance et d'influence, à travers la doctrine qui porte son nom et qui proclame la fin de la colonisation européenne aux Etats-Unis, le refus de toute forme d'intervention européenne dans leurs affaires internes, la neutralité des Etats-Unis dans les conflits intereuropéens et entre les puissances européennes et les peuples de leurs colonies et l'opposition à toute ingérence européenne dans les affaires d'un Etat indépendant d'Amérique (zone d'influence américaine). C'est le principe de neutralité proclamé par Monroe qui déterminera l'attitude américaine vis-à-vis de la guerre qui s'était déclarée en Europe en 1914. A ce principe, il y a lieu d'ajouter le fait que la population américaine était majoritairement hostile à l'intervention américaine dans un conflit qualifié d'«impérialiste» européen et l'hostilité des citoyens américains de souches allemande et austro-hongroise à une quelconque assistance américaine à la Grande- Bretagne et la France contre les puissances de la «Triple Alliance» (Empires d'Allemagne, d'Autriche-Hongrie et ottoman). Avec la rupture des relations diplomatiques avec l'Allemagne en février 1917 et la déclaration de guerre en avril 1917, le slogan de Monroe — «L'Amérique aux Américains» — sera remis en cause et l'isolationnisme deviendra neutralité avant de se traduire en implication directe au conflit. La «grande guerre», la «sale guerre» ou la «grande guerre impérialiste» a mobilisé près de 60 millions d'hommes dont près de 9 millions y laisseront la vie et près de 20 millions seront blessés, certains handicapés pour le restant de leurs jours. Même si l'engagement militaire américain était resté modeste, comparé aux forces d'autres pays et n'aura duré que près de 19 mois, il aura quand même nécessité la mobilisation de 4 355 000 hommes, dont près de 126 000 tués (53 402 au combat, 63 114 de maladies ou accidentellement et des disparus). Les aspects politique et militaire de ce conflit mondial ont très largement été étudiés et décortiqués par un nombre important de spécialistes à travers le monde. Ils ne seront pas abordés ici. Par contre, notre intérêt sera porté à l'aspect et aux conséquences économiques de cette guerre qui ont souvent été relégués au second plan par les études consacrées à la Première Guerre mondiale ou laissés aux soins des spécialistes et des chercheurs universitaires et académiciens. De la neutralité «utile» à la guerre «payante» Dans la logique de la doctrine Monroe et pour les raisons internes propres à eux, les Etats-Unis, par la voix du président démocrate Thomas Woodrow Wilson, avaient proclamé leur neutralité dans le conflit européen. Cela n'avait pas empêché des volontaires américains de s'engager dans la légion étrangère française ou de fonder une unité de combat aérien appelée «escadrille Lafayette». Mais cet engagement ne constituait, à l'évidence, pas une entrée en guerre officielle des Etats-Unis qui ne sera déclarée que le 6 avril 1917 par le Congrès. La neutralité américaine aura duré près de trois ans durant lesquels ce pays était devenu le plus important fournisseur des belligérants européens tant en armement qu'en énergie, matières premières, produits finis industriels, produits agricoles... Ce qui a boosté l'économie et accru le commerce extérieur, notamment avec la Grande-Bretagne et la France. Au début de la guerre, la neutralité avait permis aux Etats-Unis de devenir le partenaire commercial privilégié tant des puissances de l'Entente que de celles des puissances centrales membres de la Triple Alliance, dont l'Allemagne. C'est le blocus franco-britannique contre l'Allemagne et la guerre sous-marine qui s'en est suivie (prétexte du torpillage allemand du paquebot britannique Lusitania avec 1 200 victimes civiles, dont 128 Américaines, en mai 1915) qui ont fait pencher la balance vers les alliés de la Triple Entente. Mais pourquoi entrer en guerre lorsque l'opinion publique nationale y est majoritairement défavorable, que des principes s'y opposent et que la diplomatie américaine était fortement impliquée dans la médiation ? Les raisons de l'engagement américain se trouvent aussi ailleurs que dans la nécessité proclamée de défendre la démocratie en Europe, «menacée» par les régimes «autoritaires» allemand, austro-hongrois et ottoman. De même, elles ne peuvent se résumer à la seule déclaration du président Wilson devant le Congrès, à savoir que «l'Amérique doit donner son sang pour les principes qui l'ont fait naître» ou au fameux «télégramme Zimmerman» du 16 janvier 1917. Elles ont aussi et surtout pour fondements les intérêts politiques et économiques américains. La période de neutralité a renforcé la place et le rôle des Etats-Unis comme principal pourvoyeur économique et militaire de l'Europe, mais ne leur a pas permis de se maintenir longtemps dans cette position et de jouer pleinement le rôle de médiateur comme le souhaitait, au départ, le président Wilson. En fait, le blocus commercial lancé, dès la fin de 1914, par les Franco-Britanniques contre les puissances centrales, notamment l'Allemagne, et la riposte de ces dernières a sérieusement menacé le commerce américain qui a été réorienté vers les puissances de la Triple Entente. Au fil du temps, l'économie de ces dernières s'est trouvée largement affaiblie par l'effort de guerre et a dû s'approvisionner puis s'endetter auprès des Etats-Unis qui, rappelons-le, ne faisaient pas partie du champ de bataille. A titre d'exemple, la part des importations françaises des Etats-Unis est passée de 10%, soit 848 millions de francs en 1913, à 30%, soit 6 776 millions de Francs, en 1916. Durant les années de neutralité américaine, les pays de l'Entente ont emprunté 2,3 milliards de dollars aux Etats-Unis qui avaient tout de même aussi prêté aux puissances de l'Alliance environ 26 millions de dollars. L'engagement militaire américain a été relativement tardif et modeste en ce qui concerne le nombre de combattants ayant effectivement participé au combat, et ce, en raison de la faiblesse numérique des effectifs militaires (à peine 200 000 hommes en 1914) et de l'institution tardive du service militaire, le 18 mai 1917. L'effort d'adaptation aux exigences de la guerre se situait aussi au niveau de l'effort économique et surtout industriel de conversion et de création d'un nouveau tissu industriel capable de satisfaire les besoins des pays européens de l'Entente et à celui du financement de l'effort de guerre. En d'autres termes, il a fallu transformer le caractère civil de l'économie en militaire et créer de nouvelles unités tournées exclusivement vers les besoins de la guerre. A cela s'est ajoutée la nécessité pour le gouvernement d'organiser l'économie de guerre, soit d'assurer le contrôle de la production de biens et de services, fixer et orienter les priorités, mobiliser la main-d'œuvre, contrôler la consommation, arbitrer les conflits de travail... L'économie américaine, forgée sur le principe du libéralisme et de la non-interférence du pouvoir central dans la sphère économique, a dû expérimenter un nouveau processus de gestion qui a bouleversé beaucoup d'acquis et de mentalités en la matière. Pour satisfaire aux exigences de sa nouvelle politique économique, le gouvernement central a créé des agences fédérales chargées de l'organisation et du contrôle des principales activités économiques et de transport. La plus importante a été la War Industrial Board, créée en juillet 1917, pour «assurer la mobilisation des ressources (industrielles) de la nation afin de remporter la guerre». L'agence Food Administration, chargée de la production agricole et des prix, l'agence du carburant ou Fuel Administration, chargée du carburant, du charbon et du contrôle des prix des produits énergétiques, l'agence des chemins de fer ou Railroad Administration et la construction navale, chargée du transport des troupes vers l'Europe. Néanmoins, la politique d'intervention de l'Etat fédéral dans le monde des affaires sera remise en cause par les différentes administrations républicaines qui suivront. Cependant, l'efficacité de l'Etat fédéral comme régulateur et acteur économique en cas de crise majeure sera à nouveau d'actualité entre 1933 et 1938, lors de la politique du New Deal de F. D. Roosevelt pour lutter contre les conséquences de la Grande Dépression américaine. L'engagement politique et militaire du pays dans le premier conflit mondial a imposé aux autorités américaines un autre défi, celui du financement de l'effort de guerre. Pour cela, elles avaient trois options à leur disposition : l'impôt, la création de monnaie et l'emprunt public. Elles ont utilisé toutes les trois. A travers la mobilisation de l'économie nationale, c'est toute la population qui a été sollicitée. Les slogans patriotiques fleurirent pour inciter les citoyens à contribuer au financement de l'effort de guerre en achetant des bons de trésor émis par l'Etat. L'emprunt public assurera 58% des dépenses budgétaires grâce aux «Liberty Bonds» qui deviendront, à la fin de la guerre, les «Victory Bonds». Pour les jeunes, le gouvernement a mis au point les «War Saving Certificates». Tous ces titres étaient assurés par la Banque centrale ou Federal Reserve, créée en décembre 1913. L'impopulaire mais nécessaire augmentation des impôts comptera pour 22% et la création monétaire, le reste, c'est-à-dire 20%. Au total, ces bons auront permis à l'Etat d'engranger près de 20 milliards de dollars. Ce qui a eu pour conséquence l'augmentation de la dette publique qui est passée de 3, 609 milliards de dollars, en juillet 1916 à 14,592 milliards en juillet 1918. En ce qui concerne les Alliés, notamment la Grande-Bretagne et la France, la guerre avait épuisé leurs économies. Au début du conflit, les Etats-Unis s'étaient trouvés dans la situation de pays neutre. A cet effet, tout belligérant pouvait emprunter auprès d'eux mais tout belligérant n'était pas forcément un allié. Cette situation était problématique tant qu'ils demeuraient neutres. Mais leur engagement dans la guerre leur permettait désormais de destiner leur assistance exclusivement vers les Alliés qui, à leur tour, s'endettaient chaque jour davantage. Pour rappel, les Etats-Unis étaient, au début de la guerre, un débiteur net de l'Europe. Le pays dont le dynamisme économique était proportionnel à ses immenses richesses économiques quasi inexploitées recevait plus d'investissements qu'il n'en exportait. Mais avec le prolongement de la guerre et de ses conséquences économiques désastreuses, les puissances européennes, notamment la puissante Grande- Bretagne, et la France avaient dû vendre leurs actifs aux Etats-Unis pour acquérir des dollars et pouvoir ainsi financer leurs importations américaines. Certains analystes voient en cette situation d'endettement des Alliés un motif majeur pour l'Etat comme pour les hommes d'affaires américains d'engager leur pays dans la guerre. En effet, ces analystes considèrent que l'essoufflement surtout économique des Alliés engagés dans une guerre plus longue, plus meurtrière et plus coûteuse que prévu risquait d'hypothéquer pour longtemps la possibilité de récupération, par les Américains, de leurs prêts financiers. De plus, la participation à la guerre offrait de bonnes perspectives de croissance de l'appareil économique et influait positivement sur la courbe de l'emploi. Dans ce contexte, le chômage, par exemple, a régressé de 7,9% en 1914 à 1,4% en 1918. Une superpuissance bâtie sur les ruines de la guerre A l'issue de la guerre, les Etats-Unis étaient passés du statut de pays débiteur à l'égard des puissances européennes à celui de créancier. Au lendemain de la guerre, les pays de l'Entente devaient aux banques américaines pas moins de 2,3 milliards de dollars. Les multinationales américaines avaient le vent en poupe pour investir à l'étranger, notamment en Europe et le dollar avait progressivement détrôné la livre sterling et le franc comme monnaie principale de référence des échanges commerciaux internationaux. A cela, il faut ajouter que l'Europe n'était plus le principal banquier du monde, et que New York s'imposait progressivement comme principale place financière internationale. Quelques années plus tard, en 1929, le PIB par habitant des Etats-Unis était de 68% plus élevé qu'en Europe, malgré la crise financière induite par le Krach boursier de Wall Street de 1929 En sus du fait que la Première Guerre mondiale a consacré l'hyperpuissance politique, économique et financière des Etats-Unis dans le monde, elle a permis à certains pays européens neutres comme la Suisse et les Pays-Bas d'émerger comme nouvelles places financières internationales. Vers le milieu des années 1920, un nouvel étalon-or est mis en place. C'est un véritable nouvel ordre économique et financier qui verra le jour après 1918. Ainsi et comme nous avons pu le relever, si pour l'effort militaire, l'apport américain a été juste utile et nécessaire aux forces de la Triple Entente pour remporter la victoire sur celles de la Triple Alliance, la contribution économique des Etats-Unis a, par contre, été plus significative dans la conduite de la guerre et de la victoire. Et c'est là que le poids américain s'est fait ressentir davantage. Si au plan économique, les dirigeants politiques comme les chefs d'entreprise américains avaient de quoi se réjouir des conséquences de la guerre sur le pays, au plan politique les divergences étaient profondes entre démocrates et républicains. L'abandon de la neutralité du pays dans un conflit strictement européen et les pertes humaines subies dans les rangs américains, même si elles paraissent minimes par rapport aux pertes des autres belligérants ont fait réagir les Républicains qui, majoritaires à la Chambre des représentants comme au Sénat depuis les élections de 1918, ont refusé, en mars 1920, de ratifier le Traité de Versailles, le traité de garantie offert au Royaume-Uni et à la France, ainsi que le Pacte de la Société des Nations à la création de laquelle le président démocrate Wilson avait contribué grandement grâce aux fameux 14 points définis devant le Congrès en janvier 1918. C'est enfin le président Wilson qui a sorti son pays de l'isolationnisme et qui l'a engagé dans une guerre dont les Etats-Unis tireront désormais leur puissance planétaire. La guerre redessinera les contours des zones d'influence entre Européens et Américains dans le monde, sur le compte des peuples opprimés et colonisés du monde arabo-musulman, d'Amérique latine, d'Afrique et d'Asie. Exception faite des 126 000 malheureuses victimes américaines directes ou indirectes de la guerre, parmi les 9 millions de personnes emportées par la guerre capitaliste de 1914-1918, dont 25 711 Algériens morts à cause et non pour la France, un pays qui n'était pas le leur, on peut conclure que la Première Grande Guerre a été une opportunité historique pour les «jeunes» Etats-Unis de bâtir leur puissance sur les décombres de la folie et de l'appât du gain des hommes politiques et de leurs alliés objectifs parmi la classe capitaliste mondiale. Pour cela, on a désormais la conviction qu'en faisant la guerre il y a cent ans, les Etats-Unis avaient finalement fait... une bonne affaire ! M. Z. Bibliographie sommaire (à titre indicatif) - Lire notre contribution intitulée «Les Algériens et la Première Guerre mondiale» publiée dans Le Soir d'Algérie du 6 février 2014. - Sur la question du financement de la 1re Guerre Mondiale, lire l'ouvrage de référence «Financing the First World War» de Hew Strachan, Oxford Press University, UK 19.08.2009 - http://www. «Les Etats-Unis d'Amérique et la Première Guerre mondiale» dans les collections de l'ECPAD - https://fr.wikipedia.org/wiki/etats-Unis_dans_la_Première_Guerre_mondiale - https://fr.wikipedia.org/wiki/ Histoire_economique_des_etats-Unis -http://www.france24.com/fr/20170406-neutralite-entree-guerre-etats-unis-premiere-guerre-mondiale-soldats-americains - http://cle.ens-lyon.fr/conflits-et-diplomatie/la-participation-des-etats-unis-a-la-premiere-guerre-mondiale-20410.kjsp?RH=CDL_ANG100105 - https://baripedia.org/wiki/ Nouvel_ordre_monetaire_et_ financier_:_1914_%E2%80%93_1929 - https://www.alternatives-economiques.fr/leconomie-de-guerre-etats-unis/00030398 -http://www.huffingtonpost.fr/2017/07/14/14-juillet-lintervention-americaine-dans-la-grande-guerre-a-t_a_23026545/?xtor=AL-32280680?xtor=AL-32280680 -https://fr.scibd.com/document/271927634/Etats-Unis-Dans-La-Premiere-Guerre-Mondiale -https://www.herodote.net/6_avril_1917-evenement-1917.