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C'est ma vie
Il pleut sur la ville
Publié dans Le Soir d'Algérie le 21 - 10 - 2017

Une pluie fine, pénétrante, incessante, tombe depuis les premières lueurs du jour sur Alger. Entraînant feuilles mortes et petits bouts de papier, elle coule dans d'obscurs caniveaux et bordures de trottoirs avant de terminer sa course en glougloutant dans de profonds avaloirs.
Debout à l'entrée de l'immeuble abritant Le Tantonville, ce grand café-restaurant avec sa célèbre terrasse qui jouxte l'Opéra et fait face au square Port-Saïd, un jeune homme, les mains enfouies dans les poches de son caban, son parapluie suspendu à un bras et une serviette en cuir sous l'autre, observe les gens sous la pluie.
Quoique moins dense que d'habitude, la foule bigarrée des habitués du square, cambistes, rabatteurs, clients, roublards guettant la bonne affaire ou simples flâneurs est toujours là, malgré la pluie. A l'abri des regards indiscrets, tous les échanges se font à l'intérieur de voitures garées aux alentours immédiats de ce square devenu, au fil du temps, une véritable Bourse informelle.
Protégés par leur parapluie ou portant de longs imperméables, hommes et femmes qui empruntent la petite placette pressent le pas. Par petites vagues, au niveau du passage clouté, des groupes de passants traversent dans les deux sens le grand boulevard du front de mer. Les uns pour gagner le square, les autres pour descendre quelques marches et rejoindre le Bastion à côté duquel se trouve le grand ascenseur public.
Au niveau le plus bas et à un jet de pierre sur la droite du square, la gare centrale d'où proviennent de temps à autre le bruit sourd de puissants diesels des locomotives en manœuvre et le strident et long sifflement des trains à leur entrée en gare ou en la quittant.
Le jeune homme regarde sa montre. Il est à peine 17 heures. Encore une bonne heure à attendre avant le début de ses cours à l'Ecole Bégué, un institut de formation spécialisé situé juste au-dessus du Tantonville, où il est inscrit pour des études du soir en finances-comptabilité et en sciences commerciales. Comme il prépare une maîtrise en techniques comptables, l'entreprise qui l'emploie n'a pas hésité à prendre en charge cette formation comme stipulé dans son contrat de travail. Comme dans un jeu électrique, l'un après l'autre, parfois toute une rangée en même temps, les lampadaires s'allument jetant une lumière blanche éclairant vivement tout le square et ses alentours. Tel un diamant dans son écrin, étincelant de mille feux, l'Opéra d'Alger, ce joyau d'architecture, est lui aussi tout illuminé.
Ajoutée aux feux des voitures se réfléchissant sur l'asphalte mouillée dans des arabesques invraisemblables, c'est une véritable magie de couleurs et de lumières, une féerie des beaux soirs pluvieux qui surprend et émerveille. Depuis un moment déjà, dans des gazouillements et des battements d'ailes infinis, des nuées de moineaux venant de toutes parts et cherchant un refuge pour la nuit, commencent à se poser sur les arbres centenaires du square. Ces exotiques ficus, palmiers, magnolias et autres bambous géants qui ont fait depuis longtemps, avec le magnifique kiosque à musique en son milieu et l'exceptionnelle vue sur la baie d'Alger, la renommée de ce petit jardin public algérois.
Juste en face de l'Opéra où une dizaine de personnes attendent devant l'abribus en essayant de se protéger de la pluie et en évitant les flaques d'eau, un de ces fameux bus bleu et blanc de la RSTA arrive et stoppe. Aussitôt, dans un chuintement de pneumatiques et de bruits de clochettes, les portes automatiques du véhicule s'ouvrent, permettant à quelques voyageurs de descendre et à ceux qui attendaient de monter rapidement avant que les portes ne se referment et que le bus ne redémarre en soulevant des trombes d'eau.
Le jeune homme pousse la porte à double battants du grand café-restaurant puis marque un court instant le pas à l'entrée. L'atmosphère est à la fois chaude et conviviale. Plusieurs clients, des habitués, sont accoudés au comptoir autour d'un café et discutent en tirant sur leur cigarette ou en sirotant leur thé. D'autres, des clients de passage et quelques couples, coincés sans doute par la pluie, sont attablés dans la grande salle. Au fond, des employés mettent les couverts. Le jeune homme reconnaît quelques étudiants de sa classe qu'il salue d'un hochement de tête, puis se met à chercher du regard une place, avant d'opter pour une table collée contre la baie vitrée donnant sur la grande terrasse. Après s'être installé et passé commande à un garçon de salle, une tasse de café-crème et des croustillants petits croissants faits maison qu'il adore, du revers de la main sur la vitre il fait disparaître la buée qui obstrue la vue.
Il pleut toujours, la pluie ne faiblit pas même si elle paraît plus légère. Comme tous les jours à l'heure de pointe, le trafic de véhicules est plus dense et l'incivisme de certains automobilistes provoque des embouteillages à chaque intersection de rues. Près de l'abribus, deux jeunes enfants, une fille et un garçon, pataugent avec insouciance dans les petites flaques d'eau.
Parfois, ils se rapprochent jusqu'à la terrasse du café avant d'être rappelés par une personne se tenant à l'intérieur de l'abribus. Reportant son regard sur la grande salle, le jeune homme se ravise et rectifie sa première impression en regardant plus attentivement, quoique discrètement, les personnes attablées là. La tenue soignée des hommes et les belles toilettes que portent les femmes laissent à penser qu'ils ne se trouvent pas là par hasard. Il s'agit certainement de passionnés de théâtre venus assez tôt pour ne pas rater la «première» d‘Andromaque, cette tragédie grecque qui, comme Electre, a inspiré écrivains et poètes, programmée pour ce soir par l'Opéra d'Alger. Même si plusieurs affiches donnaient l'information depuis plusieurs jours déjà, il n'avait pas fait le rapprochement sur le moment, cela lui avait complètement échappé. Tout à ses pensées le jeune homme est soudain surpris de voir les deux enfants de tout à l'heure, le visage collé à la vitre, le regarder prendre son café-crème et ses croissants, un petit sourire à la fois malicieux et innocent au coin des lèvres. Il est comme sidéré par leur audace, leur témérité, malgré leur regard candide et leur visage d'ange. Leurs vêtements tout trempés et leurs cheveux mouillés n'enlevaient en rien à la délicatesse de leur frimousse pleine de charme. Ils n'ont rien de ces petits voyous ou mendiants qu'il a l'habitude de rencontrer au hasard de son chemin, ce qui ne fait qu'ajouter au désarroi du jeune homme.
«Ce sont des gosses de bonne famille qui ont sans doute faim après avoir passé une journée à jouer sous la pluie loin de leur maison, c'est tout !» se dit-il en voyant leurs yeux innocents fixer avec insistance le bout de croissant qu'il tient à la main. Il en prend un de la petite corbeille posée sur la table et du geste leur demande s'ils en ont envie. Le visage rempli de joie, les deux enfants acquiescent avec des hochements de tête répétés. Aussitôt le jeune homme appelle un garçon de salle et leur fait livrer une demi-douzaine de croissants. L'instant d'après il les vit à travers la vitre, un sachet à la main, quitter précipitamment la terrasse et rejoindre la personne qui se tient à l'intérieur de l'abribus. Il s'agit d'une fille à peine plus âgée qu'eux, leur grande sœur sans doute, se dit le jeune homme. Après avoir jeté un œil sur le contenu du sachet, le joyeux trio partit en courant presque sous la pluie et en slalomant entre les voitures roulant lentement avant de disparaître sous les arcades de la rue Bab-Azzoun. De toutes les petites actions de la vie de tous les jours, rendre le sourire à un enfant reste sans aucun doute l'action la plus noble, celle qui remplit son auteur d'un sentiment de bien-être inégalable, d'une satisfaction profonde, pense le jeune homme en se levant et en regardant sa montre.
Depuis plus de deux millénaires qu'il existe, le théâtre, cet art des planches et même de la rue, avec ses spectacles, ses comédiens, ses costumes et ses lumières, a toujours fasciné son monde et les Algérois n'échappent pas à cette fascination.
En fins connaisseurs, ils sont toujours là quand il s'agit d'une bonne comédie ou d'une représentation de haute facture, qu'elle soit théâtrale, chorégraphique ou symphonique.
A l'occasion de cette «première» d'Andromaque, l'Opéra d'Alger est paré comme pour une grande fête, un événement exceptionnel. Protégé de la pluie par son parapluie et sa serviette sous le bras, le jeune homme qui vient juste de terminer ses cours s'arrête un moment devant l'Opéra d'où proviennent, mêlés à des bruits de voix fragmentaires, des sons confus de musique à peine perceptibles. Il se rapproche encore un peu plus en tendant davantage l'oreille jusqu'à ce qu'il entende résonner au loin les notes d'un rondo de Mozart jouées avec une harpe.
Dans le superbe hall, éclairé par de grands lustres, il y a déjà beaucoup de monde qu'on aperçoit à travers les hauts vitrages. Certains, leur billet à la main, commencent à accéder au grand amphithéâtre plus connu sous l'appellation d'orchestre, ou montent les escaliers qui mènent aux balcons, aux corbeilles, aux loges et autres espaces supérieurs réservés aux spectateurs. Même si chacun sait que les rideaux ne se lèveront que dans une heure au moins, la plupart veulent être à leur place bien à l'avance pour ne rien rater du spectacle. D'autres, plus avisés, prennent leur temps, forment des groupes et discutent entre amis.
Les femmes, parées de leurs plus beaux atours, manteau de fourrure, ou en laine, sur une longue robe de soirée étincelant de strass et de paillettes, profitent de ce moment privilégié pour voir et se faire voir. Puis peu à peu, devant le perron scintillant sous la lumière et la pluie, l'affluence des premières heures s'estompe comme par enchantement, même si de temps à autre, un taxi ou une voiture particulière laisse descendre quelques retardataires qui gravitent deux à deux les marches qui les séparent de la grande entrée de l'Opéra.
Presque à regret, le jeune homme reprend son chemin en s'en voulant un peu de n'avoir pas pensé à acheter un billet pour cette «première» qui, à voir tout ce beau monde, est sans doute partie pour tenir toutes ses promesses. Ce sera pour demain, se dit-il en pressant le pas. Il pleut toujours, une de ces pluies légères, presque imperceptibles, qui semble s'être installée dans la durée. L'instant d'après, le jeune homme s'engage sous les arcades de la rue Bab-Azzoun avant de disparaître.


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