Carnet de voyage canadien d'Arezki Metref Palsambleu ! Comme dirait mon double québécois, ce foutu voyage au pays des Iroquois est en train de me filer entre les doigts. Je m'explique ? Et non, je rabâche ! J'avais bien projeté de faire du tourisme tout en interviewant accessoirement des Algériens, mais pour le moment, j'entourloupe le plan en retrouvant des parents et des amis. Je le console en argumentant qu'ils sont eux-mêmes algériens. Et que, par conséquent, ils entrent dans mon propos. J'ai réussi la prouesse de n'avoir rencontré aucun Québécois, hormis, le temps d'une transaction, les commerçants d'Anjou, les serveuses du McDo de Jean-Talon, le préposé à la vente de tickets à la station de métro Saint-Michel. Pas grand monde, au fond ! J'ai beau essayer de m'organiser pour rationaliser mon temps, rien à faire. Je me rends compte que, comme la plupart des visiteurs algériens au Québec, je rencontre les témoins des différentes phases de ma vie. Incroyable ! Véritable album vivant dont je n'ai pas besoin de feuilleter les pages pour que jaillissent, à la surface de la mémoire des grégarités, les différents visages de la familiarité. Sans exagérer, entre Montréal et Ottawa, j'ai vu des amis d'enfance, ceux de mon quartier, des camarades de l'école primaire, des coéquipiers de foot sur le bitume, des camarades de lycée, de fac, de boulot, du service militaire, des commensaux des bistrots borgnes d'Alger. Bref, comme sur un palimpseste, chaque figure me permet d'écrire une nouvelle page. Hier soir, en rentrant de chez Noureddine, j'ai quitté mon hébergement chez Ali pour revenir chez Hakima, à Anjou. Matinée calme. Je tente de mettre un peu d'ordre dans mes notes ou plutôt, ce dont je m'aperçois douloureusement, dans l'insuffisance, voire l'absence de notes. J'essaye de me documenter sur internet. Je flemmarde quelque peu jusqu'au coup de fil d'un copain qui vient s'enquérir du lieu et de l'heure de la conférence que je suis censé donner deux jours plus tard. Censé ? Oui, c'est même, s'il en fallait une, la raison sérieuse de ce voyage, les autres raisons, connexes, se rapportent plutôt à des considérations personnelles de vacances. Faut quand même que je finalise ! Je constate que mon texte n'est pas au point. Et puis pour ce propos qui allait porter sur «Ecrire en exil», un élément nouveau est survenu dont il faut que je tienne compte : le décès de Nabile Farès, l'écrivain de l'exil par excellence. Levé vers 8 heures, j'y travaille jusqu'à midi et demi. Enfin, je bosse doucettement. Je navigue sur le web, ce qui parfois me colle un effroyable mal de mer, accompagné de cette soudaine céphalée qui te ceint le crâne de son ruban crénelé tout en exacerbant l'envie incontinente de gerber qui t'asticote. Je me lève. Je vais au balcon. De ma tour de guet, j'observe la vie du quartier. Deux enfants font la course à vélo. Un jeune homme à la dégaine rasta sprinte après le bus. Un taxi stoppe devant la maison d'en face. Une femme voilée, âgée, fait traverser la rue à des écoliers. Dans une fulgurance, je repense à cette scène de L'Etranger où Camus décrit la rue de Lyon à Alger à partir des bruits captés par Meursault depuis son balcon. Ici, la rue n'est pas bruyante. Il n'y a même quasiment aucun bruit. A croire que les enfants ne crient pas, que les automobilistes ne klaxonnent pas et que les moteurs des voitures sont silencieux. Lyna, Naïla et Anes, les enfants de Hakima, rentrent déjeuner et je partage avec eux un repas qui me replonge dans les saveurs algériennes. Autre régal à la même table, le partage avec Naïla qui m'appelle, comme je l'ai déjà dit, «Mon cher collègue», me rappelant ainsi qu'elle voudrait plus tard devenir journaliste. Les enfants parlent de leur école, des camarades, des enseignants. Avec Naïla, qui veut tout savoir du journalisme, nous discutons, sans entrer dans les détails, de mon boulot. Je constate qu'elle a suivi ma trace sur le web. Elle a trouvé sur YouTube une conférence que j'ai faite jadis avec Fellag. - Tonton, je te touche car tu as des ondes de Fellag, ce qui de façon amusante la conduit à poser une main sur mon bras. Naïla est friande des spectacles d'humoristes. En tête de son hit-parade, Fellag et Abdelkader Secteur. Vers 14 heures, on sonne à la porte. Un coup d'œil par la fenêtre et je reconnais la voiture de mon ami Hacène Zemani. Je me souviens qu'il était convenu qu'il passe me prendre. - On va où ? m'interroge-t-il, une fois installé dans la voiture. - Où tu veux, l'essentiel est de se balader. Il me répond un peu surpris : - Tu n'as pas dressé un plan de visite ? - Si, mais j'ai raté le départ. Tout le reste suit ou plutôt ne suit pas. Bon, allez, cette fois, je le fais ! Emmène-moi acheter une puce. Il démarre, direction la galerie commerciale d'Anjou, là où j'ai pris un café avec Yakouta et Kader l'autre jour. Un coup de volant et nous voilà sur cet immense parking à ciel ouvert. J'avais déjà remarqué un grand nombre d'enseignes internationales dans cette invraisemblable galerie. Des produits de luxe, vêtements, parfums, joaillerie, et des kiosques dédiés à des opérateurs de portables canadiens. Ça schlingue la mondialisation avec, en prime, cette dictature des marques à laquelle la journaliste canadienne Noami Klein a consacré un ouvrage, No Logo, la tyrannie des marques (éditions Babel), référence en la matière et bible de l'altermondialisme. Cette galerie, semblable à tant d'autres, ici, ailleurs, partout, résume le phénomène de la circulation des marchandises et de la domination des monopoles. La défiance à l'égard du consumérisme est l'une des caractéristiques du souverainisme québécois qui assimile le capitalisme marchand à l'influence américaine. «C'est l'extase facile made in USA», s'indigne le poète Lucien Francœur. Hacène me conseille une puce de l'opérateur Chatr qui offre le forfait le plus avantageux dans l'agglomération montréalaise. Miracle du capitalisme, la transaction se fait en 5 minutes. Il suffit juste de casquer. Le vendeur, magnanime, me met en garde contre les dépassements et notamment la tentation d'appeler en dehors de Montréal. Je dois gérer cela avec beaucoup de rigueur car tout frais supplémentaire serait à la charge de Hacène qui, faute pour moi d'avoir une adresse fixe au Canada, me sert de caution. Je lui fais part de mon immense gratitude de pouvoir disposer d'un téléphone. J'essaye illico ma nouvelle ligne en appelant Saïd Brahimi qui doit nous rejoindre. Rendez-vous une heure plus tard à Jean-Talon. Comme je l'ai déjà dit, j'aurai en fait très peu vu Hacène Zemani durant mon séjour québécois, et nous avions pourtant beaucoup de choses à nous dire. A chaque rencontre depuis mon arrivée, nous parvenons à échanger quelques bribes censées combler les blancs d'un récit qui restera nécessairement inachevé. Il me raconte cette fois comment l'ancien footballeur de haut niveau qu'il fut dans sa jeunesse a tenté de constituer à Montréal une équipe de foot des Algériens. Le but était de canaliser une énergie dans un sport à la fois ludique tout en apprenant à œuvrer ensemble pour le bien, non plus d'un individu, mais d'une équipe. Tandis qu'il parlait, se substituait à ses mots ceux d'Albert Camus, ancien gardien de but du Racing Universitaire d'Alger, sur les vertus de rassemblement du foot. Jean-Talon. Hacène stationne sa voiture dans une ruelle perpendiculaire. On reconnaît le véhicule de Saïd garé juste devant le nôtre. Saïd nous accueille à la terrasse du Café du 5-Juillet avec son sourire solaire. On s'installe et il s'enquiert de ce que nous voulons consommer. J'hésite : - Tu ne veux pas goûter à la garantita d'ici ? - Sans blague ? lui dis-je. - Si, si, elle est même très bonne, insiste-t-il. - Tout de même pas comme celle de Naoufel aux Eucalyptus ? rétorqué-je. La garantita de Naoufel est une véritable institution aux Eucalyptus. Pour en avoir une part, il faut toujours faire la queue. Je demande à la voir avant de la consommer car son aspect renseigne sur sa qualité. - Viens, me dit Saïd, c'est à l'intérieur. J'entre dans le café et je découvre un décor algérien. Pour un peu, ce serait le café de aâmi Kaddour aux Eucalyptus. D'y retrouver Saïd et Hacène ajoute à l'illusion. Le café servi dans des verres de la taille d'un dé à coudre, des boissons algériennes, des hommes réunis bruyamment autour des tables, une télé grand écran bloquée sur des chaînes arabes, des pâtisseries typiques, tout cela concourt à en créer l'apparence. Que ce soit volontaire ou instinctif, j'imagine que le fait de restituer un lieu familier procure à tous ceux qui y viennent le sentiment d'exister enfin dans ce que l'on croit être ses repères. Pas mieux comme remède contre le déclassement et l'anonymat de la société canadienne. En hasardant cette explication, je ne peux que penser au rôle des cafés algériens en France. Depuis le début de l'immigration au XIXe siècle, ces cafés ont joué un rôle stabilisateur sociologique des travailleurs immigrés. C'est comme si, de peur d'être avalé par le grand large, on emportait avec soi un peu de son port d'attache. Par la cuisine, la langue, la musique, ils recréaient en exil le terreau originel. C'est cette impression que me laisse ce café au Canada. D'entrée, une sorte d'extraterritorialité culturelle t'autorise instinctivement à parler en algérois ou en kabyle. J'ai dû admettre sans trop d'effort que la garantita de Jean-Talon valait bien celle des Eucalyptus. Nous revenons à la terrasse du café pour la déguster tout en observant le mouvement de la rue. Saïd m'interpelle : - Evidemment, tu connais Mustapha Chelfi ! - Oui, bien sûr, confirmé-je, Il a été rédacteur en chef d'Algérie Actualité. Nous avons travaillé ensemble. Mustapha Chelfi, je l'avais revu lors de mon séjour précédent en 2001. Sitôt son arrivée au Canada en décembre 1996, il créa le journal Alfa dont l'ambition est d'être le point de jonction de la communauté algérienne. - J'aimerais bien le revoir. Tu as gardé le contact avec lui ? demandé-je à Saïd. - Oui, je le vois de temps en temps. Je vais t'arranger ça, promet-il. Puis avec Hacène nous passons à autre chose. Saïd et lui évoquent l'itinéraire de connaissances communes. Comme j'ai déjà pu le constater, chaque émigration est spécifique, mais avec une sorte de tronc commun, la nécessité de se battre avec pugnacité pour ne pas se laisser anéantir par le découragement et l'échec. Certains gagnent la partie, d'autres survivent au ras des flots, d'autres enfin sombrent dans le déclassement et parfois dans la contrainte du retour. Hasard stupéfiant. Nous conversions lorsque Saïd s'interrompt net : - Si je ne m'abuse, c'est Mustapha Chelfi ! Le temps de se retourner, on le voit s'acheminer vers son véhicule. Je peine à le reconnaître. Il a beaucoup minci et sa démarche accuse le fardeau du temps qui passe. Nous l'appelons. Il nous rejoint et on reparle d'Algérie Actualité, de son arrivée au Canada bien sûr et de son journal. Alfa est un journal bien ficelé qui présente la particularité d'avoir une longévité exceptionnelle. Depuis 22 ans, qu'il pleuve, qu'il vente et surtout qu'il neige, le canard reste à flot. Mustapha est dans le quartier pour recouvrer les frais d'annonces publicitaires des commerçants. Comme d'autres journaux communautaires, Alfa vit de ces apports souvent modestes mais vitaux. Je lui fais observer que les commerçants algériens d'ici ont davantage la culture américaine qu'européenne. Je me souviens qu'à Paris, des expériences similaires se sont soldées par un échec. Les commerçants algériens de Paris ne débourseraient pas un kopek pour de la pub. Mustapha me tend un livre qu'il vient de publier aux éditions Alfa : Le journal d'un galérien. On comprend bien que galérien est l'anagramme d'Algérien. Mais c'est une erreur de croire qu'il puisse s'agir d'un récit d'immigré algérien qui galère dans un Canada hostile. En fait, il s'agit d'un bijou de nouvelles sur le thème d'un enfant au cœur de la guerre d'indépendance. Tout le monde regarde sa montre en même temps. C'est l'heure de décamper. Je dois aller dîner chez Amel, la fille d'une amie, qui vit ici depuis une dizaine d'années. On s'achemine vers les voitures. Au moment de monter, je m'aperçois qu'elles n'ont pas de plaque d'immatriculation à l'avant. Je crie à la surprise : - Les délits de fuite ne se font pas en marche arrière, rigole Saïd.