Femmes d'Alger dans leur appartement, recueil de nouvelles de l'écrivaine Assia Djebar sorti en 1980, vient d'être traduit vers l'arabe par un collectif, en même temps que sort chez Barzakh la réédition de son premier roman oublié, La soif (1957). Commandée par le Centre national du livre, la traduction arabophone collective chapeautée par Abdelkader Bouzida du roman Femmes d'Alger dans leur appartement d'Assia Djebar vient de paraître. Fruit d'une formation à la traduction littéraire organisée à Alger et à Paris dans le cadre de la coopération entre le CNL algérien et son homologue français en partenariat avec l'Institut français d'Alger, l'ouvrage donne accès au lectorat arabophone, à un recueil de nouvelles singulier où la littérature dialogue avec la peinture. En effet, Assia Djebar y fait une sorte de réponse romancée aux deux tableaux éponymes de De Lacroix et de Picasso. L'auteure se réapproprie ces œuvres picturales dont la première vacille entre romantisme et orientalisme tandis que celle de Picasso déconstruit le langage de son prédécesseur à travers la fameuse distorsion cubiste. Vient alors l'écrivaine qui propose une troisième version en injectant vie et paroles à ces deux toiles et en détournant leurs tonalités et scènes premières. Cela donne une joute intéressante entre écriture et peinture, mais, surtout, transperce le silence de l'image pour lui faire dire toutes les préoccupations et les paradigmes centraux de l'œuvre de Assia Djebar, à savoir la condition de la femme et sa quête de libération dans une société fermée. Cette version en langue arabe a été réalisée par dix jeunes traducteurs : Salah Bakhouche, Sabrina Abriache, Asmaâ Azzi, Nassira Bellamine, Sanaâ Bouzida, Tarek Kerrouri, Amina Kouati, Nesrine Louli, Nassima Medjiri et Nadjib Touaïbia. De leur côté, les éditions Barzakh viennent de sortir de l'oubli le premier roman de Djebar, La soif, paru en 1957 chez Julliard alors qu'elle n'avait que vingt-ans. Soixante ans plus tard et deux ans après le décès de l'auteure, cette œuvre iconoclaste revient aujourd'hui avec une étonnante fraîcheur. En effet, Assia Djebar y annonce déjà la couleur de ce qui deviendra le parcours d'une romancière, obnubilée par la condition de la femme en Algérie. Dans cette fin des années 1950, on aurait imaginé (voire exigé) aisément un roman politiquement engagé et profondément anticolonialiste puisqu'on est au beau milieu de la guerre de libération nationale. Il n'en est rien : au grand dam de certains de ses contemporains, l'écrivaine ne fait aucune allusion à la Révolution, mais retourne sa plume vers les intérieurs intimes et tourmentés d'une jeune fille algérienne menant un tout autre combat : celui de son émancipation. Dans la postface écrite par la chercheure universitaire Beida Chikhi, celle-ci explique comment les intellectuels de l'époque étaient scandalisés par cette parution. Les plus véhéments étaient Malek Haddad et Mustapha Lacheraf. Pour le premier, Assia Djebar faisait partie de ces écrivains qui «n'ont jamais saisi nos problèmes», ce qui les pousse à «escamoter les réalités algériennes sous une croûte poétique, elle-même sans originalité du point de vue du roman» ; Lacheraf lui emboîte le pas en accusant Djebar d'occidentaliser la femme algérienne, dans une totale méconnaissance de la société. Ce climat «jdanovien» qui prévalait à l'époque dans les milieux intellectuels et littéraires algériens est aujourd'hui connu et analysé : on y trouve une injonction formelle et thématique faite aux écrivains, sous peine d'être rangés dans la case des «traîtres», ce qui fut le cas d'ailleurs pour Mouloud Mammeri et sa Colline oubliée. Curieusement, la cabbale menée contre le roman de Assia Djebar le rend d'autant plus intéressant à découvrir puisqu'on constate aujourd'hui que ces tentatives de «moralisation» et d'assainissement de la création littéraire à travers la lorgnette du patriotisme reprennent du poil de la bête !