Dans le quartier, on l'appelle M. Verlan. Il ne parle pas � l'envers, non. C'est plus b�nin et plus grave, en m�me temps. Il comprend tout et restitue tout de travers. Si vous voulez le comprendre, vous recomposez vous-m�me les termes de sa phrase. C'est qui, M. Verlan ? Il est ancien dans tout. Ancien ouvrier de chez Renault, il est aussi ancien combattant de la Seconde Guerre mondiale. Ancien de la F�d�ration de France du FLN, il est aussi ancien footballeur et ancien lecteur d 'El Moudjahid. Il est ancien secr�taire de l'association des anciens amis de son village. Bref, aujourd'hui revenu de tout �a, il demeure juste un ancien, mais un ancien comme on les aime, jovial, sympathique, bouillonnant, sagace,curieux du monde. Il suit l'actualit� presque � la seconde, l'œil riv� aux journaux et l'oreille aux radios. Il ing�re des quantit�s inou�es d'informations en provenance de toutes les r�gions du monde et de tous les domaines d'activit�s humaines. Cette consommation boulimique ininterrompue des informations fait souvent des courts-circuits dans sa t�te et, au moment de la restitution, il se m�lange un peu les pinceaux. Quand des raisons sup�rieures me tiennent loin des journaux, des radios et des t�l�s et que je risque de louper quelques pages du grand livre du monde, c'est vers M. Verlan que je me tourne pour mon rattrapage. Comme je poss�de le mode d'emploi, je finis par tomber juste en faisant d'autres combinaisons avec ce qu'il me dit. C'est ce qui m'est arriv�, hier matin. J'ai d� passer le voir pour combler mes lacunes en mati�re de nouvelles fra�ches. Il re�oit toujours au m�me endroit, M. Verlan. Chez lui, c'�tait une petite maison en plein Paris, avec des figuiers et des cerisiers dans le jardin pour lui rappeler d'o� il vient. Le cerisier est en fleurs. Comme les oiseaux convoitent les fruits sur la branche, il a d� �lever un �pouvantail sur le mur d'enceinte. Une planche v�tue d'une robe kabyle, c'est aussi sa fa�on de montrer m�me aux oiseaux que le costume de chez lui fait partie de la maison. �Tu as encore rat� ton train�, constate M. Verlan en m'ouvrant la porte. �C'est �a�, fais-je, les oreilles basses. M. Verlan sait que je suis dans la presse et il lui para�t irresponsable que des gens comme moi laissent s'�chapper une miette de nouvelle. Mais, bon prince, il aide son voisin. On s'installe sous le cerisier, autour d'une me�da. khalti Tassa�dit apporte le caf� dans une cafeti�re en fonte. Sur quoi vais-je �crire, cette semaine ? Il me pose la question pendant qu'il remue le sucre dans son caf�. �Je ne sais pas encore �, fais-je, mine de rien. Depuis le temps que je viens le voir, il m'a paru inspir� d'�crire pr�cis�ment sur lui. �Sur toi�, j'avoue. Je le vois se rembrunir. �Que vas-tu dire sur moi ? �, s'inqui�te-t-il. �Je ne sais pas�, dis-je, impuissant, quelque peu d�sempar� m�me. �Non�, dit-il simplement. Je n'ai pas demand� pourquoi M. Verlan ne veut pas que j'�crive sur lui. Mais j'imagine que c'est parce qu'il a trop d'humilit� pour consid�rer que sa vie vaut une chronique de journal. Ou alors, � l'instar de toutes celles et ceux qui appr�hendent leur vie comme un destin qu'une m�diatisation incontr�l�e subvertit, jamais il n'accepterait qu'on �crive ce qu'il n'aurait autoris�. Le fait est que la perspective ne lui convient pas. Je jette l'�ponge. J'�coute parler M. Verlan et c'est comme si je faisais d�filer un fil d'agence, mais dans l'autre sens. Tout ce qui s'est pass� dans le monde ces derni�res vingt-quatre heures se bouscule dans sa bouche. Mais, comme pour une issue de secours, c'est dans le d�sordre. Il commence par me dire, par exemple, qu'une �crivaine du nom d'Assia Djebar a �t� �nomm�e� � l'Acad�mie fran�aise d'Alg�rie. Je d�code : Assia Djebar, �crivaine alg�rienne, entre � l'Acad�mie fran�aise. �Bravo Assia�, �a c'est moi qui le dis. Elle a rat� le Nobel la derni�re fois mais elle a un beau cadeau. J'y vois la reconnaissance du combat d'une femme alg�rienne. Comme les journaux et les radios et les t�l�s, M. Verlan s'attarde sur la lib�ration de Florence Aubenas. Il me dit : �Florence Aubenas a �t� lib�r�e de la prison d'El- Harrach. Quant � Mohamed Benchicou, il est toujours entre les mains de ses ravisseurs. Il para�t que sa lib�ration bute sur une histoire de ran�on�. Bien s�r, je n'ai aucun mal � remettre � l'endroit l'�nonciation faite par M. Verlan de ces deux informations qui, en n'en faisant qu'une dans sa confusion, tracent le lien qui unit le sort des journalistes. La libert� de la presse est un principe universel. Quand on le d�fend, on ne d�fend pas Florence Aubenas ou Mohamed Benchicou mais deux journalistes qui, toutes proportions gard�es, sont victimes des m�mes censures. M. Verlan ne comprend pas, cependant, une telle diff�rence dans la mobilisation. Alors que la lib�ration de Florence Aubenas est un �v�nement plan�taire, l'incarc�ration de Benchciou depuis un an, les condamnations � la prison ferme de nombreux autres journalistes ne suscitent pas outre mesure l'�motion. Heureusement qu'il y a des journaux comme L'Huma pour d�mentir ce constat amer. Je quitte M. Verlan. Le caf� a refroidi dans la tasse. Je n'ai pas eu le temps de le boire. Il me rappelle sur le seuil. �P�se tes mots�, me dit-il. Je ne sais toujours pas si c'est une invitation � la prudence ou une menace. Promis, je lui demanderai la prochaine fois. P. S. d'ici : F�licitations au voisin du dessous, Hakim La�lam, pour le Prix Benchicou. M. Verlan m'a dit qu'il avait re�u le prix Aubenas, mais j'ai vite rectifi�. P. S. de l�-bas : Au fond, c'est peut-�tre moi qui comprends mal M. Verlan. Peut-�tre qu'il est dans le juste ! La r�alit� alg�rienne doit mieux s'appr�hender de son point de vue.