Anne Giudicelli, ancienne journaliste, au Moyen-Orient dans les médias arabes puis au Quai d'Orsay, dont un an et demi en Algérie, démystifie la violence dans la société française et n'hésite pas à parler son instrumentalisation par la classe politique. En provoquant, en stigmatisant les jeunes des cités, certains politiques veulent faire peur à une certaine France, en déclenchant la violence des « damnés du bitume ». Le titre de votre livre est assez énigmatique. Qui est donc la caillera et quelle est cette France qui a peur et pourquoi ? La caillera, c'est la racaille en verlan, c'est-à-dire à l'envers, une forme de langage né il y a une dizaine d'années dans les ghettos des cités périphériques autour des grandes villes françaises. Comme keufs, pour flics, ou téci, pour cité, ou meufs pour femmes, ou encore feumeu, le verlan du verlan... Caillera change de sens en fonction de qui l'adresse à qui. Le terme n'est utilisé — et ne peut l'être — qu'à l'intérieur des cités, qu'entre « cailleras ». Vu qu'on est toujours la caillera de quelqu'un, j'ai naturellement repris ce terme pour expliquer comment ces jeunes vivaient, comment ils pensaient, leurs valeurs, leur vision du monde, pourquoi ils cassaient parfois, « magouillaient » souvent, survivaient en fait tout le temps... Et comment la société française en est arrivée là, à toujours rejeter ce qu'elle a pourtant permis de faire émerger : une communauté d'exclus, qui a compris qu'on ne veut pas d'elle, qu'on veut la cacher, « s'en débarrasser », comme l'a dit le ministre de l'Intérieur lui-même. Qu'ils ne sont pas la « France » — mais de quelle France parle-t-on ? La caillera est une communauté qui s'est structurée dans le rejet, et qui à défaut de pouvoir se reconnaître comme français, à trouver une place dans la société, s'est appropriée l'image de racaille qu'on lui renvoie, pour s'affirmer comme « caillera ». C'est ce que j'appelle la stigmatisation intégrée. Vous dites que le ministre de l'Intérieur s'est placé au même niveau que ceux qu'il s'est censé désigner en les traitant de racailles. Y a-t-il une volonté d'instrumentalisation de la violence ? Au tabou sur la question sous l'ère socialiste — il ne fallait pas alors lier les problèmes de cités aux populations d'origine arabe ou africaine pour ne pas faire le lit du Front national —, on est passé avec la droite à une instrumentalisation érigée en politique et là pour le coup, avec l'objectif de récupérer l'électorat son aile extrême. Comment faire ? En pratiquant la provocation, en choisissant le terme racailles, ou karsher, de façon à générer une réaction, forcément la violence, et pouvoir ensuite justifier que cette politique de répression est la seule qui vaille pour traiter les problèmes de la jeunesse dans le cités. Cette France qui a peur est cette France dont on entretient la peur, face à un ennemi intérieur qu'on lui a fabriqué, la caillera, pour ne pas avoir à se poser à elle-même la question : qu'est-ce qu'être Français aujourd'hui ? Je fais dans mon livre une proposition dans ce sens. Vous parlez de Générations caillera. Il y aurait donc une continuité géographique, temporelle et ethnique de la racaille en France ? C'est tout l'objet de ce livre. J'avais écrit en 1991 un livre qui s'intitulait La Caillera (éd. Jacques Bertoin) qui décrivait la réalité intérieure des cités, c'était une « vue de la caillera ». A cette époque, la France avait connu des flambées successives sur un an et dans plusieurs cités de France. En observant les dernières violences de l'automne 2005, j'ai été frappée par le bégaiement de l'actualité : 15 ans plus tard, c'était la même sidération devant tant de violences, les mêmes réactions politiques, les mêmes constats et analyses politico-médiatiques, le même embarras... J'analyse cette amnésie volontaire, symptomatique de notre pays qui s'agrippe à ses mythes — l'intégration, l'égalité des chances, ... — par peur et refus d'affronter sa réalité et sa nouvelle identité. Pendant ce temps, eh bien la caillera s'est renouvelée, elle a transmis son héritage aux petits frères et petites soeurs, les acteurs des émeutes de 2005. Je passe en revue dans mes livres les quelques options possibles de capitalisation du « bagage » caillera. Le recours au religieux ou au communautarisme en font partie. Vous avez créé une structure assez originale au nom angoissant, Terrorisc. Quel est l'objectif de cette structure, cabinet ? Terrorisc n'est pas un nom angoissant, mais un terme opérationnel parce qu'il indique expliquement son activité : terrorisc, c'est l'étude du risque terro.... Mon itinéraire professionnel, mon statut de spécialiste du monde arabe, mon intérêt pour l'« autre », m'ont conduit à mettre mon expertise en la matière au service du plus grand nombre, et pas seulement à un cercle restreint. Les questions sécuritaires font l'objet de beaucoup de manipulations parce qu'elles sont soumises à des idéologies, des intérêts et restent le monopole des services de renseignement. Terrorisc, c'est l'« autre » source. Mon approche de cette question se veut concrète et précise ; je cherche à comprendre des mécaniques, des logiques, des déclencheurs, etc., hors des grilles de lecture préétablies. Journaliste, diplomate, vous avez passé un an en Algérie en 2001, puis « conseillère en terrorisme ». Comment analysez-vous votre parcours ? Un parcours sans frontières... Et qui n'est pas encore fini ! A suivre...