Documentariste et réalisateur lillois, Djamel Sellani vient de produire, avec sa société Les films du Cyclope, un documentaire évoquant la torture durant la guerre d'indépendance. Plus précisément, il a recueilli les témoignages de trois femmes qui ont combattu dans le rangs du FLN et qui ont été torturées. Le titre Algériennes emprunté à celui de l'autobiographie de l'une d'entre elles, Louisa Ighilahriz, publiée en 2001 : Algérienne. Elle était présente lors de l'avant-première, le 26 avril dernier dans le nord de la France (à Roubaix). Pour rappeler l'importance du travail de mémoire qui reste à accomplir. De nombreux Algériens présents dans la salle n'ont pas caché un certain sentiment de frustration à l'issue de la projection. De fait, ce documentaire présenté dans sa version courte (56 mn), n'apporte aucune révélation. Par ailleurs, il évoque sans doute trop furtivementn la place des femmes dans l'Algérie indépendante. Fruit de 3 ans de travail, ce triple témoignage de moudjahidat arrive 5 ans après celui de Louisa Ighilahriz, le 20 juillet 2000 dans le quotidien Le Monde puis dans l'Humanité, et quatre ans après le récit recueilli par Anne Nivat (1). Ce témoignage en a suscité d'autres comme ceux, en juin 2001 de Malika Koriche, Ali Moulat et Rachid Ferrahi, trois résistants algériens arrêtés pendant la bataille d'Alger. Ils accusent le général Maurice Schmitt, lieutenant à l'époque des faits, d'avoir ordonné et dirigé des tortures à l'école Sarrouy (Alger) durant l'été 1957. Aujourd'hui en retraite, celui qui a été chef d'état major des armées de 1987 à 1991 vient d'ailleurs d'être à nouveau mis en cause. La mise au grand jour de faits pourtant connus - mais jusque-là largement occultés - et la mise en accusation d'officiers français a depuis suscité des réactions variées et nombreuses. Le 31 octobre 2001, 12 grands témoins (2) ont lancé un appel dans le journal l'Humanité demandant à la France de condamner la torture commise en son nom pendant la guerre d'Algérie. Il aura donc fallu attendre l'aube de ce siècle pour que l'omerta commence à être levée. Jusque- là, le général Jacques Massu, aujourd'hui décédé, a reconnu la réalité, durant la bataille d'Alger, des tortures et des exécutions sommaires. Dans un entretien avec le réalisateur André Gazut (3), en juin 2000, il a même confié que « la torture n'est pas indispensable en temps de guerre » et qu'« on aurait pu faire les choses autrement ». Contrairement à Jacques Massu, le général Aussaresses refuse toute idée de « repentance » de l'Etat français ou des individus. Lui aussi reconnaît la torture, mais il l'a revendique. Evoquant les propos de Louisette Ighilahriz, le général Bigeard (qui a arrêté Larbi Ben M'hidi le 23 février 1957) a dénoncé une « grossière manœuvre » et une machination visant à « donner mauvaise conscience » à ternir l'image et le moral de l'armée française. Maintenant en retraite, Maurice Schmitt continue à nier et à renvoyer l'accusation contre ceux qui le désignent du doigt, allant jusqu'à laisser entendre que les résistants, qualifiés par lui de « terroristes », invoquent des tortures imaginaires pour cacher le fait qu'ils auraient parlé et minimiser ainsi ce qui ferait figure de « trahison » ! (4) Dénégation contre travail de mémoire C'est cette entreprise de dénégation qui, finalement, rend utile le film Algériennes de Sellani. Dans cette petite ville du Nord où le documentaire vient d'être présenté, le Centre de ressources et de recherche audiovisuelle de la région avait réuni un public plutôt jeune et très intéressé par ces récits. Trop longtemps négligé ou refusé des deux côtés de la Méditerranée, l'indispensable travail de mémoire y gagne avantageusement ces trois regards de femmes qu'il aurait été si simple de ne pas croiser. Le film, explique Djamel Sellani, est bâti sur trois histoires personnelles : celles d'Eliette Loup, Fatma Baïchi (disparue depuis, et à qui le documentaire est dédié) et, précisément, Louisa Ighilahriz. Toutes trois, membres actifs du FLN, ont été arrêtées, torturées et violées. La caméra les filme chez elles, à Alger, et les suit sur les lieux où elles ont été détenues et interrogées : la prison de Serkadji (ex-Barberousse), l'école Sarrouy (où le lieutenant Schmitt dirigeait les opérations), la villa Susini, le siège de la 10e DP du général Massu. Jamais, disent-elles, elles n'étaient retournées sur ces lieux douloureux. Face à la caméra, Fatma Baïchi retrouve, presque comme elle les a connu, les locaux de l'école Sarrouy, désormais redevenus salles de classe, où elle a été torturée à l'électricité et où son frère n'a pas survécu. En compagnie de ses deux compagnes, elle franchit, près de 50 ans plus tard, les portes de la prison de Serkadji. Les images des hommes que l'on guillotinait sous leurs yeux, tandis qu'elles chantaient des chants patriotiques algériens, leur reviennent et les lancinent. Louisette Ighilahriz nous mène vers le puits où les soldats jetaient les cadavres, afin d'effacer toute trace de leur existence. Comme elle l'a fait dans son livre, Louisette raconte encore les traitements qu'on lui a fait subir à la 10e DP (« jusqu'à l'impensable, jusqu'à l'innommable », tremble-t-elle) jusqu'au moment où le capitaine Richaud la découvre et la met à l'abri. « Ce n'est pas possible, mon petit. On vous a torturée ! », avaient été ses premières paroles. « Moi, se souvient-elle, ne je pouvais pas y croire. Je pensais qu'il se moquait. C'était tellement irréaliste. J'avais été torturée du 1er octobre au 15 décembre 1957 ! Et arrive un militaire français qui semble découvrir et s'étonner ! » De quoi ont-ils peur ? C'était pourtant vrai. Mais, quand des années plus tard, elle essaie de le retrouver, quand elle parle à la presse française, elle assure avoir subi des pressions pour l'empêcher d'évoquer les tortures. « Cela a commencé 3 mois après les révélations du journal Le Monde », dit-elle. Des voix anonymes ne cessent de la harceler au téléphone : « Arrêtez votre campagne, cessez de parler de torture. » « Mais pourquoi ceux-là ne veulent-ils pas que je parle ? De quoi ont-ils peur ? Il me semble que des intérêts seraient en jeu, ou alors ce sont certains qui se sont fait passer pour des héros mais qui, finalement, avec le temps, se sont avérés des moins que rien. Certains ont falsifié l'histoire. Je suis contre ces gens qui ne cessent de mentir à notre jeunesse ». Accusations graves que l'on n'entend cependant pas dans le documentaire. Il n'empêche, Louisette Ighilahriz veut continuer à se battre. Elle a été déboutée après avoir porté plainte contre l'état français (les lois d'amnistie empêchant l'ouverture du dossier). Mais elle espère pouvoir obtenir gain de cause auprès de l'Europe. Par ailleurs, une action est toujours en cours contre le général Schmitt qui l'a accusée de mensonge. Torture ou « interrogatoire sévère » ? L'autre question posée par le film de Djamel Sellani est celle du pardon. Les protagonistes n'y sont pas opposés, à condition que la vérité soit dite et que justice soit faite. Pour Henri Pouillot, présent lors de l'avant-première, il convient d'être très prudent. Il y a à peine un an, la revue de Saint-Cyrienne Le Casoar publiait un article de 11 pages intitulé « Torture, cas de conscience : le dilemme des deux immoralités. L'éthique de responsabilité confrontée au terrorisme ». L'auteur, anonyme, y fait la distinction entre la « torture » et « l'interrogatoire sévère », entre « terroriste » et « résistant ». Il évoque les « interrogatoires sévères utilisés lors de la bataille d'Alger en 1957 et les pressions physiques modérées utilisées par Israël depuis dix ans ». (5) « Comment peut-on parler de pardon, alors que certains demandent à la France de définir un cadre à la torture », interroge Henri Pouillot. « Pour pardonner, il faut d'abord être sûr de ne pas recommencer ». Auteur de Mon combat contre la torture (6), il a été témoin de tortures lorsqu'il était membre du contingent français durant la guerre de libération. En 2002, sur un plateau de télévision, le général Schmitt l'a accusé d'être un « menteur et un criminel ». Une Histoire officielle de la colonisation Lors du débat qui a suivi la projection du film Algériennes, des spectateurs n'ont pas manqué d'évoquer la loi votée à Paris le 10 février dernier et promulguée le 23 février suivant concernant la place qu'il faut accorder à la colonisation dans l'enseignement français. Ce texte refuse l'idée que la colonisation est une horreur en soi. Que dit cette loi ? L'article 4 dispose que « les programmes de recherche universitaire accordent à l'histoire de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord, la place qu'elle mérite. Les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord, et accordent à l'histoire et au sacrifice des combattants de l'armée française issus de ces territoires la place éminente à laquelle ils ont droit ». Ainsi, estime le Mouvement contre le racisme et pour l'amitié entre les peuples (Mrap), le colonialisme apparaît présenté comme « un modèle de civilisation ». Cela revient pour lui à dicter, via des textes législatifs, « une histoire officielle, contraire à la liberté scolaire et au respect de la liberté de pensée ». En outre, cette loi prévoit d'inclure la question de l'indemnisation des harkis et la création d'une fondation pour la mémoire de la guerre d'Algérie. Sur ces aspects, les avis peuvent être partagés, mais ils relèvent effectivement du domaine législatif. Mais on regrettera que, dans cette loi, de nombreuses victimes de ces guerres coloniales ne soient pas prises en compte. Il s'agit en particulier de celles et de ceux qui ont refusé de prendre les armes contre les Algériens, qui ont manifesté contre ces guerres coloniales et qui ont soutenu les manifestations des rappelés refusant de partir en Algérie. De nombreux d'entre eux ont été condamnés à des années de prison, décomptées de leurs droits à la retraite. Ils n'ont jamais été réhabilités, contrairement aux factieux de l'OAS et pourtant, eux, ils sont l'honneur de la France ». Et le Mrap de conclure que, s'il est légitime de rendre hommage aux milliers de jeunes Français morts pendant les guerres coloniales de libération, on ne peut oublier « les crimes contre l'humanité commis au nom de la France, en pleine connaissance des pouvoirs politiques de l'époque, et qui n'ont jamais été condamnés : que ce soit la pratique institutionnalisée de la torture, les exécutions sommaires, les viols, les disparitions (...) les villages rasés au napalm, etc. » (1) Algérienne - Ed. Fayard/Calmann Lévy - 2001 (2) Henri Alleg, Josette Audin, Simone De Bollardière, Nicole Dreyfus, Noël Favrelière, Gisèle Halimi, Alban Liechti, Madeleine Ribérioux, Laurent Schwartz, Germaine Tillion, Jean-Pierre Vernant, Pierre Vidal-Naquet. (3) L'Humanité, numéro spécial « Toute l'humanité contre la torture » - janvier 2001 (4) France Inter (Radio France) - avril 2005 (5) Le Casoar - revue trimestrielle de la Saint-Cyrienne - avril 2004 - p51 (6) Henri Pouillot - Mon combat contre la torture - Ed. Bouchène - 2004