Cher Abdelhamid Aujourd�hui, nous f�terions tes 65 ans. L�ironie du destin a voulu qu�en cette m�me semaine nous �voquions le cinquantenaire de ta disparition, tomb� au champ d�honneur, � seize ans, tout comme un grand, comme un g�ant, comme Zighout ou Amirouche, comme Ben M�hidi ou Didouche et tant d�autres encore. Omar El Mokhtar, ton fr�re a�n�, lui-m�me combattant de l�ALN des premiers instants, a beau tent� de te dissuader de le rejoindre vu ton jeune �ge, rien n�y fit. Et, si mourir en h�ros est magnifique, mourir � seize ans c�est demeurer �ternel. C�est pourquoi, ton souvenir reste grav� dans la m�moire collective de tes proches, de ceux qui t�ont connu ou de tout le petit peuple � pardon, le Grand Peuple � qui ne te conna�t qu�� travers ton �pop�e. Gavroche aurait �t� admiratif et jaloux de ton histoire et de ta fin. Mourir � seize ans, les armes � la main, mourir � seize ans pour la Patrie est l�insigne honneur que la vie ait pu offrir � ceux qui, comme toi, l�ont pourtant r�pudi�e, le jour o� ils ont rejoint le maquis pour le combat lib�rateur. Nous ne connaissons m�me pas ta tombe, mais nous sommes s�rs que cette terre g�n�reuse qui t�a vu na�tre et qui t�a rappel� comme on rappelle un enfant quand le ciel devient sombre, cette terre aimante et possessive doit en ce moment te bercer plus encore que ne le faisaient tes parents, qui t�ont rejoint beaucoup plus tard, non sans avoir vu l�id�al qui t�a emport�. Tu n��tais pas dans le besoin, tu ne manquais point d�amour, tu n�avais pas d�ennemis, tu ne savais m�me pas ce que vivre et mourir voulaient bien dire. Un enfant, �a va � l��cole, un enfant, �a joue au ballon, �a rit, �a pleure, �a rousp�te parfois, �a fugue peut-�tre, mais un enfant, �a ne manie pas le fusil ou la Mat 49, �a ne grimpe pas les cimes glac�es ou les rochers br�lants, �a ne r�siste pas � la faim ou � la peur. Toi, tu l�as fait ! Comme un vrai adulte, peut-�tre mieux, tu as compris l�appel de la m�re-patrie, tu as r�pondu � son cri de d�tresse. Tu n�avais qu�un corps fr�le et pas encore form�, un c�ur de gamin qui venait � peine de s�ouvrir � la vie, mais la grandeur de ton �me et la passion encore en bourgeons avaient d�j� solidement ass�n� leurs racines dans ta jeune poitrine de patriote en herbe qui fut sans doute cribl� de balles quelques mois apr�s le Grand Novembre. Tu ne liras pas ma lettre, mais je te l��cris pourtant et je te l�envoie, car je connais ta derni�re adresse : elle est en poste restante � la Post�rit�, l� tu as d�sormais �lu domicile. Tu aimerais bien savoir ce qui s�est pass� apr�s toi n�est-ce pas ? Bien. Tout d�abord, je t�apprends que, six ann�es apr�s, le pays pays a recouvr� sa libert�, ce r�ve dont tu avais �crit le nom, comme Eluard sur tes cahiers d��colier, sur la porte d�labr�e du vieux moulin, sur les pistes poussi�reuses du village, et sur le b�ton d�olivier d�cor� � la flamme et que tu aimais porter en guise de cimeterre. Plusieurs membres de la famille ont � leur tour disparu. Les plus jeunes que tu as laiss�s sont d�j� grands-p�res. Leurs destins ont �t�, bien s�r, diff�remment scell�s, chacun a eu son lot de joies et de peines, la vie nous a in�galement servi, mais comme notre famille, ne s�est jamais plainte, m�me aux heures les plus dures, nous n�avons aujourd�hui encore, aucune raison d�importuner le sort, l�existence est ainsi faite. Des fr�res � toi, des s�urs, des neveux, des ni�ces, sont n�s apr�s toi, ont grandi et fond� de nouveaux foyers, dans la pure tradition instaur�e par mon oncle, ton p�re, homme d�honneur, de foi et de c�ur. Sa descendance a, � elle seule, contribu� � augmenter la population de ton village natal. Saci che�kh Tahar ! agriculteur ais�, th�ologien respect� et polygame impartial, il a fond� une v�ritable dynastie qui porte, aujourd�hui, encore la marque ind�l�bile de son �ducation, de sa morale et de son patriotisme badissiens. Cher Abdelhamid, je sais que vivant, tu avais aim� tant ce beau monde, mais ton amour pour ta plus grande famille, ta patrie, a �t� plus fort, si fort que l�appel de ses sir�nes t�a men� jusqu�au sacrifice supr�me, mais je n�enl�verais rien � ton m�rite si je te disais que tu partage cet honneur avec un million et demi d�Alg�riens. Nous autres, les survivants, nous survivons toujours et ce n�est pas une lapalissade ! Quarante-quatre ann�es apr�s l�ind�pendance pay�e au prix fort, le pays se cherche toujours d�espoirs en amertumes, d�enthousiasme mobilisateur en d�ceptions frigorifiantes, de soubresauts en sobres sauts, nous avons v�cu de nombreuses p�rip�ties � la recherche de ce mod�le de soci�t� et d�Etat r�v�s mais dont nous n�arrivons toujours pas � cerner les contours. L�occupant s�en est all� mais les fr�res d�armes d�hier n�ont pas toujours �t� d�accord sur la mani�re de terminer la grande marche. Diff�rentes id�es se sont affront�es, parfois m�me de mani�re brutale. Plusieurs chefs se sont succ�d� � la t�te du pays. Je n�aurais pas l�ind�cence de mettre en doute leur bonne foi, chacun d�entre eux ayant apport� sa touche personnelle dans la t�che gigantesque de l��dification du pays, qui requiert, en fait, la participation et l�effort de tous. Plusieurs exp�riences ont �t� men�es, dans presque tous les domaines, certains r�sultats ont �t� probants, encourageants, parfois m�me appr�ciables. Des logements, des �coles, des h�pitaux, des usines ont vu le jour. Beaucoup de citoyens ont pu acc�der au premier palier de bien-�tre dont ils avaient tant r�v�. De nombreux autres ont stagn�, voire, r�gress�. Tiens, par exemple, notre famille, autrefois profond�ment attach�e � la terre ancestrale, vivait depuis toujours, convenablement. Or, elle semble aujourd�hui d�s�quilibr�e. Ses enfants ch�ment, bricolent, cherchent un travail quelconque, quittent la r�gion, s�en vont loin, parfois m�me tr�s loin. Plusieurs de tes fr�res, neveux, cousins ont pu faire des �tudes, de bonnes �tudes, d�crocher des dipl�mes �lev�s, mais �a ne leur a pas toujours servi � grand-chose, puisqu�ils n�en vivent m�me pas. De tr�s nombreux nouveaux riches sont venus subitement garnir l��chiquier socio�conomique. Ne me demande surtout pas comment ils ont fait pour amasser des fortunes colossales en si peu de temps, car j�y r�fl�chis toujours, je ne trouve point de r�ponse, ou plut�t de r�ponse s�re, logique, irr�futable, stimulante et qui montrerait le bon chemin aux millions de jeunes et moins jeunes qui regardent passer leur vie, sans plus. On nous parle dans les journaux de scandales incommensurables, de crimes monstrueux qui consistent � d�pouiller les banques de leurs milliards de milliards, de ruiner des entreprises enti�res qui finissent sous les hautes herbes, tout comme toi et tes fr�res de lutte, � d�tourner des budgets entiers destin�s � relancer l��conomie vers des trous noirs et des mains blanchisseuses. C�est te dire que mon scepticisme n�est pas infond�, et, malgr� ma nature plut�t tol�rante et pacifiste, je m�emporte de temps � autre � l�id�e de voir bon sacrifice devenir partiellement injustifi�. Cher Abdelhamid, nous avons plusieurs partis (ies) qui occupent le terrain, agitent des banderoles, gesticulent, hurlent, mais restent loins et sans effet sur le d�roulement de la v�ritable confrontation qui se joue sous leurs yeux qui importe ; l�entr�e est gratuite et les billets mis de c�t� peuvent toujours servir� pourvu que �a dure. H�las ! l�Etat, � lui seul, ne peut tout assumer et les petits enjeux � eux seuls ne peuvent rien changer. Et c�est dans ce vide de transmission engendr� par la rupture d�une courroie due � un myst�rieux grain de sable que pullulent requins et loups-garous. Tu aurais s�rement sugg�r� que l�Etat vienne se fondre dans le petit peuple et que le petit peuple se hisse au niveau des responsabilit�s de l�Etat. Simple, n�est-ce pas ? De toute fa�on on ne t�entendrait pas, et puis c�est tellement �vident que cela para�trait inutile, enfantin. J�ai pos� l�autre jour la question � ton fr�re Omar El Mokhtar � je r�p�te : moudjahid de la premi�re heure � �comment vois-tu l�avenir ?� Ce dernier, d�sormais seul, sa compagne de 55 ans l�ayant quitt�, terrass�e pas un AVC, automarginalis�, lass� de tout, de la maladie, et m�me de l�espoir, il n�a pu me r�pondre. J�ai compris qu�il n�avait plus rien � dire, qu�il n�attendait plus rien, qu�il ne croyait plus en qui que ce soit, en quoi que ce soit, qu�il estimait avoir accompli son devoir et n�attendait point de r�compense ici-bas. Dieu saura reconna�tre les siens. Cher Abdelhamid, chahid � seize ans ! Je t�avoue que je n�y comprends plus rien. Une glorieuse r�volution, jalonn�e de hauts faits d�armes, balis�e par des hommes-monuments est souill�e, au XXIe si�cle par des morts-vivants, des zombies, � la fois t�moins et acteurs, victimes et auteurs de leur �tat suicidaire : l��tre et le vivant des t�n�bres, le n�ant et l��ph�m�re � la lumi�re. Et l�aube ? N�est-elle pas si proche ? Un sage disait que �seul le silence est grand tout le reste est faiblesse�. Dors en paix, Abdelhamid, nous finirons tous par te rejoindre, c�est promis.