Il fait nuit. Il fait froid. Sur la plage d�serte, les rafales de mars gonflent les vagues et ballonnent le sable. Vents du large. Vents satur�s de souvenirs, de mots, d�images. Vents de la m�moire, venus des �t�s br�lants, d�bordants de soleil, sentant l�huile de bronzage et les fritures des midis paisibles. Vents de tendresse gravant des mots passionn�s et sculptant des po�mes d�amour sur le corps d�une plage nue, fragile et cruellement gel�e. Une chandelle � la main, j�avance vers la mer, l�unique refuge pour ceux qui ne sentent plus la terre sous leurs pieds, ceux qui cherchent � comprendre et qui ne saisissent que les mots papillonnants dans les discours amers et les regards livides de ceux qui font semblant d�avoir tout compris. Pourquoi la flamme de la bougie vacille mais ne s��teint pas ? Et qui est cet homme qui me regarde droit dans les yeux, pr�s des vagues hurlantes, les jambes � moiti� submerg�es par l�eau. Il me fixe de ses yeux vides. Il est terriblement beau. Oui, c�est lui. Mohamed m�apostrophe : �Vous nous avez trahis, Ma�mar ! Tu �tais d�accord avec la charte de la r�conciliation. Tu l�as �crit ! Mon assassin est libre parce qu�en me tuant l�chement, il est cens� ne pas avoir commis de carnage, ni utilis� des explosifs sur la voie publique, ni atteint � l�honneur des femmes et la loi ne le consid�re plus comme un assassin qui doit payer son crime !� Mohamed, o� es-tu ? Disparu, aspir� par les vagues qui s�affolent, m��claboussant d�une cascade de larmes qui fusent comme d�un volcan. Pleure, petite plage oubli�e par les estivants, boud�e par ceux-l� m�mes qui accourront pour te ch�rir dans trois mois. Pleure, � mon pays bien aim�, pleure tes h�ros oubli�s, tes policiers partis sans embrasser leurs enfants, tes journalistes d�capit�s par les barbares des temps nouveaux, tes fonctionnaires condamn�s par les tribunaux religieux, tes femmes tortur�es, viol�es, tes b�b�s brul�s, ton honneur bafou�, ta dignit� �gorg�e ! Dans la brume qui se l�ve, je crois distinguer un cavalier juch� sur une magnifique jument blanche. Il me regarde longuement avant de lancer : �Vous nous avez trahis ! Il y a une ann�e � peine, nous �tions tol�r�s � la t�l�vision qui couvrait les c�r�monies comm�morant ces journ�es noires o� nous quitt�mes nos familles et notre pays � jamais, descendus par la p�gre int�griste ! Notre crime �tait d�avoir d�fendu une Alg�rie digne et libre, une R�publique o� r�gneraient la d�mocratie, la justice et le progr�s !� C��tait bien lui : Abdelhak B., le h�ros qui sera totalement oubli� d�ici une ann�e� Salut � toi, brave partisan, homme de c�ur et de progr�s, p�re du vrai RND, celui qui a pouss� ses premiers cris dans le cr�pitement des balles et les youyous des Alg�riennes dignes, celui qui a port� le combat r�publicain et trac� le chemin de la r�surrection. Pas l�esp�ce de quatri�me bras d�un syst�me automatis� qui en compte une centaine. Autant de membres parfaitement synchronis�s pour appuyer ensemble sur la t�l�commande de l�oubli et de l�abandon. J�avance et je suis de plus en plus mal � l�aise. La r�conciliation, oui, nous y avons cru. Mais, c��tait parce que l�on nous disait qu�elle honorait la lutte des intr�pides et les �levait au rang de h�ros de la R�publique Alg�rienne D�mocratique et Populaire. Pourquoi le discours a-t-il chang� en l�espace de quelques mois ? Pourquoi alors ce silence g�n� et g�nant d�s que l�on �voque leurs noms et les circonstances de leur mort ? Il y a comme une vague de renoncement qui court sur le pays, de Tlemcen � El Kala et d�Alger � Tamanrasset � Nous avons trahi la veuve et les orphelins en leur racontant des bobards, en levant le rideau sur une tragicom�die qui semble se jouer dans l�obscurit� totale, loin de ce soleil �ternel qui a pouss� dans les c�urs embras�s de nos martyrs ! Nous avons trahi la promesse qui a �t� faite de ne jamais les oublier, de les glorifier en tout lieu et en tout temps, d�honorer leur m�moire, de nous rassembler devant leurs st�les, de leur �lever des statues et d�enseigner � nos enfants leur courage et le sens de leur combat. Nous avons trahi l�histoire en colmatant les br�ches du souvenir avec des bouch�es de mots g�nants, souffreteux, �pouvantablement sournois. J�avance et je suis surpris par la t�nacit� de la chandelle qui ne veut pas s��teindre. C�est une jeune femme qui me sourit. Tendre visage gonfl� de vie et de beaut�. Karima, o� est pass� l�hommage qu�on te rendait il n�y a pas si longtemps ? O� sont pass�s tes coll�gues policiers qui avaient les larmes � chaque fois qu�ils �voquaient ton nom ou qu�ils d�chiffraient la grisaille sur les mines d�faites de tes parents ? Non, tu n�as pas �t� �cras�e par un train nomm� Trag�die nationale. Tu as �t� froidement descendue par un terroriste qui a peut-�tre retrouv� sa libert� parce qu�il n�a pas utilis� d�explosif, ni particip�, ni, ni� Je suis fatigu� de me rappeler que je dois t�oublier et oublier la flamme qui a br�l� dans ton c�ur et qui avait pour nom Alg�rie. Je suis fatigu� d�errer sous la lune blafarde d�un mois de mars servile et qui n�a plus la folie de ses origines, se contentant de quelques grimaces rat�es, comme un clown de parade sans g�nie, comme les heures et les jours qui passent et qui nous �loignent de vous, h�ros de la seconde r�volution alg�rienne, combattants des Aur�s, du Djurdjura, de l�Ouarsenis, du Dahra, du Zaccar et de chaque coin qui a enfant� la dignit� et le baroud ! Gloire aux h�ros d�hier et d�aujourd�hui. Gloire � Boudiaf et Ben Boula�d ! Mais nous ajoutons : gloire � Benhamouda et � Massinissa Guermah, nouveaux martyrs de la d�mocratie et de la libert�. Gloire aux braves qui ont �clair� le ciel de notre pays par la lumi�re de leurs sacrifices. Gloire � Belka�d, Liab�s, Boucebsi, Sebti, Flici, Aslaoui, Belkhenchir, Abderrahmani, Benzaghou, A�t Mebarek, Abdiche, et tant d�autres qui seront d�sormais �censur�s� par la t�l�vision. Nous n�apprendrons pas � nos enfants des histoires qui deviendront l�histoire officielle et nous ne leur dirons pas que leur peuple a �t� l�che devant les hordes barbares de Ben Laden, form�es et arm�es par la CIA, et qui ont essay� de transformer l�Alg�rie en Emirat taliban. Nous leur dirons la v�rit�, la seule et unique v�rit� : comme en 1954, l��lite �clair�e de leur nation, les intellectuels engag�s, les forces militaires et paramilitaires, les moudjahidine, les travailleurs, les paysans, les jeunes, les femmes, tous ont tiss� les toiles d�une nouvelle l�gende dont vous pouvez �tre fiers. Ils ont abattu le monstre, seuls, sans aide ext�rieure. Ils ont sauv� la R�publique et les acquis d�une maigre d�mocratie que l�on veut �touffer co�te que co�te. Nous leur dirons que l�Alg�rie a courageusement r�sist� au plan imp�rialiste visant � nous transformer en soci�t� �saoudis�e �. Nous leur dirons de ne pas oublier le courage exemplaire des patriotes et de tous ceux qui ont d�fendu notre honneur, les armes � la main ! Nous leur dirons de rester fid�les au combat de leurs p�res afin qu�ils puissent b�tir d�autres l�gendes et, surtout, nous leur rappellerons que la trag�die n��tait pas une erreur de la nature. Alors, ils pourront baptiser nos rues des noms de tous ces martyrs et �difier des statues dans les grandes places de nos m�galopoles, en inscrivant ces quelques mots sur les st�les comm�moratives : �En hommage � ceux qui ont d�fendu avec bravoure et abn�gation notre pays qu�ils ont gard� debout. A ceux qui ont pr�f�r� mourir dans la dignit� plut�t que vivre agenouill�s !� Il y a tant de r�coltes qui couvent dans vos c�urs charg�s d�amour pour cette patrie. Il y a tant de promesses � cueillir quand le ciel se d�gagera sur ce bout de plage, quand les vents se calmeront, que la temp�te cessera et que vous r�habiliterez l�histoire, pour habiller l�Alg�rie de cette lumi�re r�v�e par les martyrs d�hier et d�aujourd�hui. M. F. P.S.1 : Merci aux travailleurs d�El Djaza�r pour leur superbe bouquet. Sur les p�tales de ses roses, j�ai d�cel� des gouttelettes de sueur, ce sont les p�pites du travail et de l�effort� Et des larmes aussi, qu�il faut vite s�cher pour les transformer en perles d�espoir ! P.S.2 : Beaucoup de lecteurs l�ont dit sans ambages : �On lib�re les terroristes et on laisse Benchicou en prison�. Mais les lecteurs lisent n�importe quoi et disent n�importe quoi. Benchicou n�est pas victime de la trag�die nationale. Il est victime de l�injustice et, comme pour tant d�autres avant lui, il n�y a rien � faire. Car l�injustice n�est ni un drame, ni une trag�die. C�est une invention de journaliste.